mercredi 21 juin 2006
Le tragique est en creux, dans la comédie humaine. Gabriel Marcel appelle cela « l’immanence de la mort à la vie »[1]. Voilà pourquoi Unamuno parle de « tragi-comédie » à propos de Don Quichotte.
Le comique est l’oeuvre de la raison qui juge ; il est le rire de la raison ; il existe peut-être un autre rire qui est celui du désespoir, mais il n’en est pas question ici. Le rire qui unit le moqueur et le moqué est le rire méchant qui sanctionne la bêtise et l’inadéquation de comportement et / ou de pensée d’un sujet par rapport au réel, ceci suggérant une vérité, une référence stable. Umberto Eco, dans son Nom de la rose, pose cette question essentielle : « Christ riait-il ? » Question moins frivole qu’il n’y paraît au premier regard. Guillaume de Baskerville est un disciple de Bacon et d’Ockham, c’est un moine éclairé qui défend le rire face à un moine sévère, adepte d’un savoir figé : «L’esprit n’est serein que lorsqu’il contemple la vérité et se plaît au bien accompli, et ne se rit de la vérité ni du bien. Voilà pourquoi Christ ne riait pas. Le rire est source de doute. — Mais parfois il est juste de douter. — Je n’en vois pas la raison. Quand on doute, il faut s’adresser à une autorité, aux paroles d’un père ou d’un docteur, et toute raison de douter cesse.» Le tragique est tourment car il est l’expression du doute. «Il faut semer chez les hommes, disait Unamuno, des germes de doute, de méfiance, d’inquiétude [...]. Et surtout et avant tout, pas question de vivre en paix avec tout le monde [...]. Je ne veux vivre en paix ni avec les autres ni avec moi-même. J’ai besoin de guerre, de guerre en mon for intérieur; nous avons besoin de guerre. » La foi est le nerf de la guerre, car elle n’est jamais acquise, mais sujette à question.
Le tragique est l’anti-raison. Le tragique vient après la moquerie et il est d’autant plus profond que la moquerie est moqueuse ou mordante. Le moqué ne se relève pas. Le mot d’esprit tue. Le ridicule est tragique car, par la moquerie, son monde est détérioré, voire détruit. Il est blessé dans sa foi, pas tant dans sa réalité que dans la foi qu’il a en sa réalité… Car sa foi est plus importante que la réalité qu’elle prend pour objet. La preuve, Don Quichotte, peut être démenti par les faits, il ne perd pas sa foi. La raison est l’arme qui le tue, qui tue la foi. Peut-être pourrait-elle se retourner contre les bourreaux et le fou en user ? La foi s’oppose à la raison, car son objet est irrationnel ou déraisonnable. Cela signifie-t-il pour autant que l’on ne puisse avoir foi en la raison ? Non, au contraire, mais sur un autre mode. La foi ne repose que sur elle-même, alors que la raison produit des preuves et entretient un discours avec le réel. Don Quichotte est ridicule : la raison se moque de sa foi. Don Quichotte est l’archétype de celui qui est moqué mais, qui ne se moque pas de lui-même. A travers lui, Unamuno essaie d’en appeler à notre déraison, au dilettantisme[2]par opposition à la logique implacable et rationnelle. Le dilettantisme suggère la fantaisie, l’originalité de celui qui aime le réel à sa manière, alors que la raison ne laisse pas libre de choisir la manière. La folie quichottesque, ou l’exaltation de la singularité, apparaît comme l’alternative à la raison prise en tant que « logique scientifique ». La raison ne laisse place qu’à une seule réalité - celle qu’elle connaît et estime - tandis que la foi ouvre à d’autres mondes possibles (mais impossibles ou pas suffisamment justifiés pour la raison), à une interprétation, tandis que la raison ne donne que des explications fermes et non disputables.
Unamuno a fait de Don Quichotte un « Christ espagnol », à savoir la figure du tragique par excellence. Encore faut-il l’envisager du point de vue de l’homme, non du Dieu qui s’est fait homme… La folie de Don Quichotte est un avatar de celle du Christ. La folie de Don Quichotte est folie, dans la pensée et dans la pratique. La philosophie peut abhorrer le christianisme, qui est la déraison même. La comédie s’adresse à la raison (à l’inhumain), la tragédie au corps et aux sentiments (à l’humain). Don Quichotte ridiculisé est une réplique de la crucifixion : « la tragédie comique, irrationnelle, est la passion par la blague et le mépris » . La crucifixion est tragédie dans le for intérieur, en profondeur, et comédie pour les spectateurs, superficiellement. Que serait une tragédie tragique et rationnelle ? Celle du Christ ? En quoi est-elle différente de celle de Don quichotte ? Toute tragédie est nécessairement irrationnelle et cesse de l’être avec la mort, qui réconcilie le héros avec le réel. La preuve en est que Don Quichotte, juste avant de mourir (re)devient sage : « Il n’est plus temps de rire.»[3] Car ce rire-là, celui de Don Quichotte fou, est l’antidote du sérieux. En cessant de rire, Don Quichotte redevient sérieux : il colle à son identité (Alonso Quijana) et au réel. Il peut rire de lui-même et ce rire le tue. La mort du Christ est tragique car on essaie de tuer la foi d’un homme, d’en attaquer le nerf, en laissant intacte sa raison ; la fin de Don Quichotte est tragique, elle aussi, puisqu’il renonce à son monde, à sa foi :
« Ci-gît l’hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance, qu’on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.
Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croquemitaine du monde ; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou. »[4]
Sancho : « la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c’est de se laisser mourir tout bonnement sans que personne le tue, ni sous d’autres coups que ceux de la tristesse. »[5]
Comparer avec la mort du Christ :
“Et lui ayant ôté ses vêtements, ils lui mirent un manteau d’écarlate ;
et ayant tressé une couronne d’épines, ils la mirent sur sa tête, et un roseau dans sa main droite ; et fléchissant les genoux devant lui, ils se moquaient de lui, disant : Salut, roi des Juifs !
Et ayant craché contre lui, ils prirent le roseau et lui en frappaient la tête.
Et après qu’ils se furent moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau, et le revêtirent de ses vêtements, et l’emmenèrent pour le crucifier. » [6]
Pourtant, Don Quichotte meurt réconcilié avec la raison. Le tragique est du côté de celui qui est moqué, le comique de celui qui se moque. Le moqué n’a que sa foi et le moqueur est maître de la raison. Don Quichotte, contrairement à ce qu’en dit Unamuno, se résigne « au monde » et « à sa vérité », à la fin, mais Unamuno considère que ce Don Quichotte là était déjà mort, pas réel, ou fou, d’une autre folie. Le moqué est le plus fort. Pourtant, Don Quichotte rit de lui-même à la fin. Unamuno prétend qu’il n’a jamais été plus fort qu’à ce moment, car il se pose en ridicule. C’est la raison qui se dédouble et qui se met au service du ridicule … du sentiment. Don Quichotte « n’est pas pessimiste parce que le pessimiste est fils de la vanité [7] : Ecclésiaste. Unamuno prône et met en valeur l’hyperréalisme de Don Quichotte, et la philosophie qui en découle. On peut être ridicule, c’est-à-dire subir le ridicule d’une situation dans laquelle on se trouve pris, ou susciter ce ridicule volontairement. Le ridicule est « l’héroïsme le plus haut », car la valeur de l’homme est bafouée, et le supporter nécessite que l’on parvienne à se nier, ou mieux à s’accepter comme anti-valeur, comme rien. Le ridicule est ce qui est « digne » d’être moqué : le risible, l’insensé ou l’insignifiant. Le contraire du sérieux, du grave. En ce cas comment peut-il être rapproché du tragique, en être la voie d’accès, comme semble le présumer Unamuno ? Ceux qui croient en la raison et non en Dieu sont comiques du point de vue de Dieu, ceux qui croient en Dieu sont tragiques du point de vue de Dieu, mais comiques dans la mesure où ce sont eux dont on se moque. La raison est une religion tout autant que celle de Dieu. Dieu et la raison se moquent de ceux qui ne croient pas ou de ceux qui croient de travers. On peut comprendre autrement la citation de Walpole : la raison peut rire de ce dont elle se moque car elle se désolidarise par le rire, le corps qui subit et vit ne le peut. Le sentir est celui de l’homme tout entier, le penser est un concentré d’homme en un point de son être. « Et ce qu’il y a de plus grand en lui c’est d’avoir été raillé et vaincu, car c’est en étant vaincu qu’il triomphait ; il dominait le monde en lui donnant de quoi rire de lui. »[8] Le monde n’est plus son étalon, il se libère de ce point de vue pour n’être que lui-même. « "La raison parle et le sentiment mord", dit Pétrarque ; mais la raison mord aussi, et mord au plus intime du cœur. »[9] La raison mord d’autant plus qu’elle est impuissante face à la « morsure du réel »[10] : Don Quichotte est à la fois tragique et comique, et l’un parce que l’autre, en même temps. Ce qui est tragique est de ne pas reconnaître la réalité et lui faire obédience, car l’on se heurte nécessairement à ce réel et Dulcinée se transforme alors en grosse paysanne et le château en auberge. Le réel a toujours raison. En quoi le même événement peut-il être alors comique ? Par le rire d’un spectateur, d’un étranger à la situation. Par une extérieure, alors. Il n’est tragique que pour celui qui le vit. Ce qui fait rire est ce qui est ridicule ou risible : « Un objet est ridicule par un contraste frappant entre la manière dont il est et celle dont il doit être, selon le modèle donné, la règle, les bienséances, les convenances. Un objet est risible par quelque chose de plaisant et de piquant, qui vous cause une surprise et une joie assez vive pour se manifester par des signes extérieurs et indélibérés. [11] Le ridicule est synonyme de bêtise. Le risible se distingue du ridicule par la qualité du rire, qui n’est pas, dans le cas du risible, nécessairement moqueur, mais peut signifier le plaisir qu’il a. Le rire des moqueurs est cruel, et le tragique réside dans cette cruauté. Lorsque l’on se moque du ridicule et que l’on en rit, on tient le ridicule pour dérisoire, c’est-à-dire qu’on le tourne en dérision. La dérision étant le mépris que l’on porte à un être ou à une chose à cause de sa petitesse, et surtout de son insuffisance, réelle ou perçue comme telle.
Le fou ou dilettante est peut-être, finalement, plus sage que le philosophe ou le scientifique qui fige le réel dans des concepts, car, peut-être ce réel n’est-il pas… Giacommo Léopardi semble penser ainsi : « Tout est folie dans ce monde, sauf de faire le fou. Tout est digne de rire, sauf de se rire de tout. Tout est vanité, sauf les belles illusions et les délicieuses frivolités. » (17 décembre 1823, 3990)[12] Si la vie est un songe, donc autant rêver pour de bon : le rêve (ou la foi, ou la folie) est ce qui s’accorde le mieux avec la nature évanescente de notre existence, tandis que la raison scientifique crucifie l’existence dans un sérieux et une gravité qui ne sont pas de mise avec la vanité de l’existence (d’où la référence de Unamuno à L’Ecclésiaste). La vie est songe ou apparence ainsi que l’exprime la philosophie indienne et, à sa suite, Schopenhauer. Tout est apparence. De quoi ? De Rien, à condition de ne pas hypostasier ce Rien… et ce Rien peut prendre toutes les couleurs de notre imagination… Le propos de Unamuno est en quelque sorte un « décalque » de l’Ecclésiaste : livre de paradoxes, où un pessimisme extrême et inégalé règne en maître qui contraste avec une croyance en la providence. Rien ne sert à rien et même dire ceci est encore vain. Pourtant, si même la sagesse est inutile, que reste-t-il à l’homme ? Vivre comme une bête, dans le bien-être présent ? Alors pourquoi ce sentiment tragique, puisque le rien devrait apaiser ? Peut-on croire en rien ? Est-ce à cela que croit Don Quichotte ? « Le monde veut être trompé – mundus vult decipi - ou par la tromperie d’avant la raison, qui est la poésie, ou avec la tromperie d’après la raison qui est la religion. »[13]
Don Quichotte est le symbole de la croyance en la finalité humaine de l’univers et en l’immortalité de l’âme. «L’homme ne se contentait pas du rationnel (…) il voulait donner une finalité absolue à la vie, car ce que j’appelle la finalité finale est le véritable οντως ον. Et la fameuse "maladie du siècle", qui s’annonce déjà dans Rousseau, et qu’accuse plus clairement que personne l’Obermann de Senancour, n’était et n’est pas autre chose que la perte de la foi en l’immortalité de l’âme, en la finalité humaine de l’Univers.[14] Le philosophe professionnel et le dilettante, l’un ou l’autre, pas moyen d’échapper à cette dichotomie. Le premier est celui qui pense sans vivre, le second celui qui vit sans penser, ou plutôt qui vit sans essayer de totaliser son existence dans un système. Le premier ne s’intéresse qu’au squelette, le second à la chair douloureuse. Si, ainsi que l’affirme notre auteur, «La vérité n’est pas ce qui nous fait penser, mais ce qui nous fait vivre.», il faut comprendre, à la suite de Shakespeare et de Calderon que « La vie est un songe »[15] et qu’il convient de « Rêver peut-être »[16].
[1] Gabriel Marcel, Pour une sagesse tragique et son au-delà, Ed. Plon, Paris, 1968, p. 300.
[2] « Il n’y a que deux attitudes légitimes dans la vie : le dilettantisme ou le vedânta. » (Cioran, Cahiers, p. 307)
[3] Don Quichotte de la Manche, Ed. du Valois, trad. Louis Viardot, Villeneuve-Saint-Georges, 1951, p. 612.
[4] Ibidem, p. 614 : épitaphe de Don Quichotte.
[5] Ibidem, p. 613.
[6] Evangile selon Saint Matthieu, chap. 27.
[7]pp. 301-302.
[10]Marcel (Gabriel), Essai de philosophie concrète, Ed. Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1999, p. 98.
[11]Guizot, Dictionnaire des synonymes
[13] p. 303.
[15]Calderon (Pedro), La vie est un songe, Ed. Babel, Coll. Répliques, Paris, 1997
[16]Pièce de Jean-Claude Grumberg, dont le titre est extrait du monologue de Hamlet de Shakespeare.
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