lundi 9 octobre 2006
Qui a dit que je ne m'intéressais qu'au "vieux cinéma" ?
Certes, il occupe la part la plus importante de ma cinéphagie, un met de choix, mais je fréquente les salles obscures avec ténacité et abandon pour y découvrir les films nés chaque mercredi ; je ne passe pas une semaine sans sacrifier à ce rituel. J'ai toujours une excellente raison pour bouger mes deux lourdes guibolles. Même si ma préférence me porte essentiellement vers le cinéma étranger, je suis parfois conquise par certains films français, surtout quand ils ne font pas preuve d'amnésie, ce qui est malheureusement trop souvent le cas de la fiction française, littéraire ou cinématographique, et ce sous prétexte d'originalité... Ce qui conduit, bien entendu, fatalement, à une impasse ou à un retour cinglant et dévastateur de cette omission. Précisément, le film de Christophe Honoré se veut le garant d'un certain héritage du cinéma français et, par le fait de cette fidélité assumée joyeusement, parvient à créer un film profondément personnel et vivant. "On ne tue jamais bien le père" qu'en lui accordant une place dans sa mémoire. Mieux vaut de gré que de force. On ne peut claquer la porte au nez des fantômes qu'en osant les regarder en face au moins une fois. Cette simple fois fait la différence et permet de cheminer, sans regarder par-dessus son épaule toutes les trente secondes, et de prendre son envol, sans être entravé par quelque chose qui vous retient par le col ou par la jambe.
Dans Paris est un film sur la mémoire plutôt que sur le souvenir. La mémoire est une fenêtre ouverte sur le passé quand le souvenir est hermétiquement clos. Il devient un objet mort, de l'ordre du caillou, celui du Petit Poucet ou bien celui qui se glisse, à vous insu, dans votre chaussure et vous blesse lorsque vous avancez. La mémoire se doit d'être vivante, fluide et nourricière : le passé, le présent et le futur s'unifient dans cette temporalité, qui est ce qui nous fait office d'éternité, prolongée d'instant en instant, car seul le présent compte, à condition qu'il soit gros de ce qui le précède et de ce qui lui succèdera. Mémoire du cinéma français, exprimée par le ton et la forme du film, mais également mémoire de cette soeur suicidée qui demeure entre les divers protagonistes du récit et se livre peu à peu par la parole enfin libérée.
Le suicide d'un être impose un silence, qui a la tessiture de la culpabilité. Cette zone de non-dit et de non-droit familiale est une chausse-trappe. Tout le monde tourne autour jusqu'à ce que l'un des membres se sente attiré par cet abîme non refermé et se jette à l'eau - au figuré comme au propre, hélas. Mais cette pitrerie tragique, qui n'a pas de conséquences fâcheuses, permet de rejoindre spirituellement cette soeur en l'imitant, quand elle ne pouvait être comprise autrefois. Le jeu de l'adulte est un retour en enfance qui autorise le deuil et la progression. Aux "journées de chiale" de la soeur fait pendant cette hibernation dépressive du frère, devenu aîné par la passation de pouvoir accordée par la mort de la soeur.
Je dois avouer que la seule présence de Guy Marchand au crédit de ce film m’a donné des ailes pour me rendre à mon cinéma de quartier, samedi soir, malgré une semaine mouvementée et distinguée par plusieurs petites catastrophes. En effet, je suis une admiratrice de l’acteur et du chanteur. Et il a tellement bien donné corps au personnage de Leo Mallet, Nestor Burma, qu’il fut décidé une fois pour toutes qu’il partagerait ma vie. Bien que le coup de crayon génial de Tardi ait inoculé des allures céliniennes au détective désabusé (normal puisqu’il a illustré plusieurs des romans de Céline…), le faisant plus désespéré peut-être que ne l’a songé Mallet, l’interprétation de Guy Marchand rétablit l’équilibre car il lui a insufflé une gouaille joyeuse qui anime malgré tout les romans de Mallet. Alors, Guy Marchand rare au cinéma, surtout dans un rôle de premier plan, c’est une émotion singulière. Le revoir dans ce rôle de papa poule,
qui vole la vedette aux autres comédiens, une jubilation intérieure. Si je devais être amoureuse d'un des trois personnages, c'est de lui que je le serais et non pas de Romain Duris ou de Louis Garrel...
Du réalisateur, je sais assez peu de choses, ayant manqué ses précédents longs-métrages. Il m’arrive d’avoir des absences coupables. Mais je ferai pénitence et verrai avec plaisir ses autres œuvres si elles ont de cette eau.
L’apostrophe initiale d’un des personnages avait tout me ravir. Métalepse shandienne, nous sommes en terrain connu. Holly est très snob, à la manière de Vian, et ces connivences littéraires excitent son penchant à l'analyse linguistique ! Notre hôte, dans cette histoire, est à la fois le narrateur (forcément omniscient et il nous entraîne à quelques va-et-vient entre le présent et le passé ; le film est construit en cercle, puisque la première image est aussi la dernière ; mais c'est un narrateur qui s'expose à l'image et ne se réduit pas à la voix-off truffaldienne) et le personnage à part entière de cette histoire. Il lui plaît, de temps à autre, de modifier légèrement une scène et à nous la repasser, laissant entendre par cet artifice féerique du récit cinématographique, que la mémoire est, elle aussi, dotée des pouvoirs du narrateur. La mémoire est créatrice de notre passé, qui n'existe finalement pas pour les vivants, puisqu'il est toujours agrandi et dilaté par le mouvement présent. Etrangement, c'est parce que Romain Duris cesse de vivre, parce qu'il mime la cessation de la vie, qu'il permet au passé de le rejoindre, passé qu'il escamotait et dépassait peut-être en vivant trop vite.
Les critiques aiment les rapprochements, les filiations, les engendrements, les certificats d’État Civil… Je ne leur reprocherai pas ; j’aime aussi savoir à qui j’ai affaire, plaisir d’établir un arbre généalogique, pour m’asseoir sur une des branches, un instant, quitte à assembler un peu vite, parfois, des pièces qui ne vont tout à fait ensemble ou à créer des sous-ensembles flous*. C’est vrai qu’il y a « du » Truffaut (Cf. en particulier la scène de lit,
qui rappelle une scène ressemblante dans Domicile Conjugal, où le personnage lit Salinger, Franny et Zooey, qui n’est pas une lecture innocente mais un procédé astucieux de mise en scène, nous y reviendrons tout à l’heure…) et « du » Jacques Demy dans ce film (une scène chantée au téléphone entre l’amoureux paumé et sa lointaine amie, une certaine légèreté de ton pour mieux dire les choses graves). Si l’hommage à la Nouvelle Vague est bien là, dans les rapports humains – et pas seulement amoureux – et si les deux frères
ont, chacun à leur manière, et pas seulement le personnage de Louis Garrel (dont le parrain est dans la vraie vie… Jean-Pierre Léaud !), un peu d’Antoine Doinel, le film possède sa personnalité propre. Ce film est construit d'abord avec la référence du roman de Salinger en tête.
"Quelques part dans Gatsby le Magnifique (qui fut mon Tom Sawyer à moi quand j'avais douze ans), le jeune narrateur fait remarquer que tout le monde pense avoir au moins l'une des vertus cardinales, et il poursuit en disant que la sienne, Dieu merci, est l'honnêteté. Je pense que la mienne est de savoir la différence entre une histoire mystique et une histoire d'amour. Je dis que généralement je fais non pas des histoires mystiques ou des mystifications religieuses, mais une histoire d'amour complexe, multiple, pure et composée."
Salinger (Franny et zooey)
Il est bien question de foi et d'amour dans ce film, les deux choses dont nous ayons réellement besoin dans la vie. Une femme prie pour que l'homme qu'elle aime soit amoureux d'elle et, par le fait de le répéter, s'imprègne de cette vérité qu'elle crée par la parole, tandis que l'homme vit toujours davantage en dehors de ce cercle enchanté qu'elle trace autour d'eux. Il est incapable de croire, n'aimant peut-être pas assez pour se risquer à tenter de parier avec l'invisible et l'indicible. Il est forces occultes auquel on ne peut se frotter si l'on est dépourvu d'innocence. La pensée magique est à l'oeuvre chez l'une et le manque de foi grignote la vie de l'autre, qui finit par sombrer dans une forme de coma affectif. La dépression amoureuse survient sans crier gare.
Louis Garrel est aux antipodes du personnage de Romain Duris : il butine l'amour ici et là, "dévorant" trois filles dans la même journée sans en éprouver une quelconque gêne ou une culpabilité qui l'attacherait à telle ou telle créature féminine. Il aime dans l'instant pour le simple plaisir du corps et de l'esprit, comme un enfant qui étreindrait plusieurs jouets, sans penser qu'il peut causer le moindre tort à l'un d'entre eux. Cette désinvolture, qui n'est qu'inconscience enfantine et non méchanceté ou égoïsme forcené, engendre involontairement la guérison de l'autre frère, qui va oublier sa peine en prenant la mesure de celle d'une jeune femme, une petite amie "maltraitée" par le frère. Et tous les trois de sommeiller dans le même lit, au coeur d'une chambre d'enfant, autrefois devenue trop petite, mais qui reprend ses dimensions et abrite alors, pour un petit moment, trois âmes. Celles-ci n'en sont pas consciente mais elles incarnent divers degrés de communion avec l'existence ou trois âges de la vie : la spontanéité, la révolte larvée et le dépassement qui confine à l'acceptation.
* Hommage à Jacques Laurent, bien évidemment ; ce roman-ci et Les bêtises étant de ceux que l’on n’oublie jamais.
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