jeudi 5 janvier 2006

Esquisse d'un propos au stade embryonnaire...


Freud, après Karl Abraham, un de ses disciples, se sert du deuil comme modèle ou indice de la normalité afin d’étudier cette affection polymorphe qu’est la mélancolie. Freud renonce d’emblée à donner un type universel de ce trouble.

La mélancolie se présente comme un deuil qui a mal tourné. Le deuil est envisagé dans un sens très large, qui inclut autant la perte d’êtres vivants que d’objets abstraits. Dans tous les cas, ce n’est pas l’objet perdu, en bloc, qui me fait souffrir mais ce qu’il représentait pour moi et continue de symboliser. Or, cette représentation est masquée par le représentant. On ne sait « ce qui » a été perdu. Il y a énigme car la perte est sans objet déterminé ; elle est « inconnue » mais elle est ressentie. L’indétermination de la perte la rend d’autant plus difficile à accepter et à combler. Le deuil dit le nom de ce qui est perdu. Le nom apporte une certitude : l’objet perdu est irremplaçable car il était l’exemplaire unique d’un genre inédit. Chaque mort est la mort d’un univers. La perte du mélancolique est incertaine et, de ce fait, non limitée à un fragment. Freud a comparé la mélancolique à une hémorragie interne (innere Verblutung) : « l’excitation sexuelle entièrement pompée s’écoulerait comme par un trou située dans le psychisme, entraînant ainsi chez le sujet une inhibition généralisée de ses autres fonctions ».
Le mélancolique se déteste et s’injurie afin de ne pas abîmer l’objet perdu et toujours aimé ; de même que le suicide mélancolique est un meurtre de soi à la place de ledit objet.
La mélancolie est « une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur » ; la mélancolie est donc un repli sur soi et un refus d’échanger avec le monde extérieur. Le monde extérieur est le magasin qui me fournit mes représentations.
Le travail du deuil - et je crois qu’il est bon de prendre la métaphore au sérieux, et Freud la file : il parle de plus loin « métier » (à tisser). Le travail du deuil est un détachement de détail, fragment par fragment, de tout ce qui le liait à l’objet disparu après surinvestissement de ces détails. Par opposition à la « joy of grief », le deuil produit un « déplaisir de la douleur [qui] nous semble aller de soi» et dont Freud est étonné qu’elle ne nous étonne pas. Il est difficile de comprendre ce que Freud attendrait comme autre réaction. Une conformité stricte à l’ordre du réel, faisant fi de nos sentiments ? Freud sous-entend-il que nous devrions être soulagés de nous libérer de l’objet mort ? Le travail du deuil est l’acceptation progressive de la nécessité, de l’ordre du réel. Cette douleur est une des « énigmes » dont Freud fait le recensement dans ce court texte. Le deuil permet un «compromis» entre mon désir et la force de la réalité dont le respect doit l’emporter sur nos aspirations. Si le réel ne l’emporte pas sur ma « dépression », je vais mourir avec l’objet perdu qui aspire mes forces vitales. En vérité, je nourris l’absence de l’objet avec mes forces vivres, avec mon être intime. Je me dévore pour lui donner chair. Freud emploie le terme « consumer » pour désigner le travail de sape intérieur de la mélancolie. Je suis un pélican (Cf. Strindberg) pour l’objet mort. Je suis pleine de vide. «L’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement », comme un membre amputé que l’on ressent encore.
Le deuil est une épreuve fondatrice. Une sorte de vérification que l’on a toujours envie d’appartenir au monde réel.
Une petite phrase échappe à Freud : «Au fond ce comportement nous semble non pathologique pour la seule raison que nous savons si bien l’expliquer. » Ce n’est pas une qualité intrinsèque du trouble qui le rend normal ou anormal mais notre faculté ou notre impuissance à comprendre. Ce que Freud dit du deuil et de la raison peut être transposé dans la réflexion philosophique au sujet de ce qui est dit rationnel ou non rationnel, raisonnable ou déraisonnable.
La mélancolie exprime un deuil symbolique ou métaphorique. On retrouve l’idée d’une fragmentation de l’être et de l’univers. Or, à la différence du deuil, ce n’est pas le monde qui est perdu, mais mon être.
La mélancolie est le négatif du deuil. Les rapports du sujet et du monde sont inversés : « Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est le moi lui-même. » Le monde intérieur du mélancolique est vide, car il est fait de souvenirs, de rêves inachevés et d’absence. Il ne se nourrit plus, au propre et au figuré, du monde extérieur. L’endeuillé ne s’intéresse plus au monde : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Le mélancolique est en situation d’échec ; l’endeuillé en situation d’épreuve. Le mélancolique a quelque chose de Gribouille : il se méprise et se dévalorise afin que l’on ne le fasse pas à sa place et, peut-être, espère-t-il secrètement être démenti : il prêche le faux pour savoir le vrai. Le trait le plus remarquable, selon nous, relevé par Freud est la manière dont le mélancolique noie le motif ou le détail qui est responsable de cette mélancolie. Il prend soin, inconsciemment sûrement de le cacher au regard des autres. « Il ne peut pas juger qu’une modification s’est produite en lui, mais étend au passé son autocritique ; il affirme qu’il n’a jamais été meilleur.» Il y a négation d’un changement : il y a perte et non perte ou refus de cette perte. Le meilleur moyen de nier une perte est d’affirmer n’avoir jamais possédé l’objet. A cet égard, le syndrome de Cotard (1) (trouble grave engendré par la mélancolie) confirme notre idée.
Le mélancolique se sent peut-être coupable. Son autodénigrement porte sur un plan intellectuel, physique et moral. Il n’a pas de preuve objectives de ses dires et bien plutôt la réalité pourrait le contredire, mais, paradoxalement, elle ne le peut. Et Freud de conclure : « Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est tel qu’il lui paraît. » L’autodénigrement est le fruit du travail de ce deuil manqué, comme l’acceptation du réel est le fruit du travail du deuil.
Freud attribue, apparemment, au mélancolique une lucidité qui n’est pas de ce monde, de même que certains « fous » ou possédés voient ce que les êtres normaux n’aperçoivent point. Seul un fou ou un cynique comme Hamlet peuvent énoncer ces vérités taboues. On ne saurait les entendre d’une « bouche propre » mais on les accepte de gens qui sont en marge de la réalité, de son ordre efficace.
Freud cite Shakespeare, Hamlet (II, 2) : « Use every man after his desert, and who should scape whipping ? » que nous pouvons traduire comme il suit : « Si chacun recevait son dû, qui échapperait au fouet ?» Hamlet signifie que personne n’est innocent et que tout le monde mérite une punition. La réalité est double : il y a la réalité prosaïque et extérieure et une réalité invisible, cachée et secrète. Elle est peut-être celle de notre intimité ou de notre inconscient, là où nous haïssons et tuons. L’idée de justice n’a pas sa place dans cette autre réalité.
Le délire de petitesse semble alors à l’encontre du délire de grandeur que l’on retrouve chez certains personnages tragiques. Le délire de petitesse s’accompagne d’impudeur, ce qui laisserait à penser que soit le mélancolique ne croit pas aux reproches qu’il s’adresse - hypothèse que ne retient pas Freud - ou qu’il a perdu son moi et qu’il le traite comme quelque chose d’étranger, théorie de Freud. Le mélancolique trouve satisfaction à l’auto dénigrement, une joie dans sa peine, quand l’endeuillé souffre sans ambiguïté de sa perte.
Freud introduit alors l’idée du clivage du moi en moi et en surmoi afin de résoudre la contradiction de la mélancolie quant à la perte. Le moi prend une partie de lui-même pour un objet. En outre, cette partie symbolise un objet réel et extérieur. Ihre Klagen sind Anklagen : leurs plaintes (dans le sens de soupirs) sont des plaintes portées contre quelqu’un (des mises en accusation). Le mélancolique a perdu un objet. Si c’est, par exemple, par le fait d’une déception, il a perdu une image qu’il se faisait d’un être et cet être est mort, sous cette forme en tout cas. La libido est désinvestie rapidement et facilement, sans travail : « l’investissement d’objet s’avéra peu résistant » peut-être parce qu’il était peu ancré dans le réel mais presqu’entièrement dans l’imaginaire. Tandis que dans le processus du deuil, l’investissement est résistant, car tissé avec le réel et non le fruit d’un fantasme. La libido ne peut choisir un autre objet - contrairement au deuil dont la fin est marquée par le choix d’un autre objet appartenant au réel, par le choix du réel - et se replie dans le moi. Pourquoi la libido « libre » du mélancolique ne choisit-elle pas un autre objet ? Parce qu’elle n’est libre qu’en apparence. On ne peut se libérer de soi-même. La libido « servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné.» Le texte de Freud a une certaine poésie et l’on y ressent parfois un certain «flou conceptuel » : qu’est-ce que l’ombre de l’objet ? En lisant, on a l’impression qu’il y a dédoublement qui se produit dans la mélancolie. Dédoublement de l’objet aimé par le narcissisme qui me lie à lui. L’ombre de l’objet est la dépouille de nos rêves ou de nos désirs. L’objet sans ombre est l’objet qui nous est indifférent ou qui a été aimé en entier et a disparu, emportant avec lui (deuil). On retrouve cette ombre dans le théâtre, et le rêve lui-même peut être conçu comme l’ombre de la réalité. Dans le deuil, il n’y a pas d’ombre, car il n’y pas, après la perte, de « substitut de l’investissement d’amour ». Il n’y a pas de résidu, de fantôme, comme dans les amputations où le membre manquant continue à vivre. La relation d’amour perdure après la perte de l’objet d’amour. L’ombre de l’objet est en réalité notre reflet en tant que nous nous mirions dans l’objet perdu.
Le mélancolique à la différence de l’endeuillé ne sait pas ce qu’il a perdu. Dans les deux cas, il y a identification narcissique à l’objet perdu. Le deuil permet à l’individu de se récupérer. La mélancolie, elle, s’installe dans le sujet par l’incorporation de l’objet perdu. Or, l’objet du mélancolique est « rien ». L’objet suscitait des sentiments ambivalents de haine / amour que le sujet reprend à son compte. Ainsi, la perte de l’objet se transforme en une perte du moi et le conflit qui existait entre cet objet et moi est transposé à l’intérieur de mon être entre le moi et le surmoi. Le moi et le surmoi gagnent le duel à tour de rôle et déterminent les phases mélancoliques et maniaques. La phase maniaque présente des ressemblances avec les orgies cannibaliques ou dionysiaques.
(1) « Délire de négation, décrit par Cotard en 1880. Le malade, après avoir développé des préoccupations hypocondriaques et des troubles cénesthésiques, sent ses organes se putréfier et se détruire. Puis il en nie l’existence et étend enfin sa négation au monde extérieur et à sa propre existence. N’étant plus vivant, il ne saurait mourir, ce qui est vécu comme une damnation. Ce syndrome, qui mène à la prostration anxieuse, parfois à l’automutilation et au suicide, est un des délires secondaires de la mélancolie. » Encyclopaedia Universalis

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