mercredi 28 février 2007
"Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. "
Marcel Proust
J'aime beaucoup attendre le facteur, le matin, car il m'apporte presque toujours une lettre ou un paquet.
"Mais j'ai craint que vous, esprit subtil et cœur ultra-sensitif, ne vous mettiez martel en tête en ne recevant pas de lettre (…)"
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 531.
La journée débute sous les meilleurs auspices. J'ai hésité à écrire ce petit billet, car il me paraît presque trop personnel. Mais, somme toute, l'humeur, que je considère comme le résidu vivant et le dernier frétillement d'une passion éphémère, est un phénomène étonnant à analyser et à observer.
"Le soleil et la pluie ne sont ni gais ni tristes, l'humeur ne dépend que des fonctions organiques élémentaires, le monde est affectivement neutre."
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
On a eu l'extrême bienveillance de m'envoyer un livre, dont j'ignorais l'existence et où il est question de... J.M. Barrie ! Je vais m'empresser de le lire.
Ce qui me plaît aussi, c'est cette concomitance temporelle que ce livre symbolise. Depuis quelques mois, je suis en train de me réconcilier avec Marcel Proust. Je lui dois cet effort. Dans ma prime jeunesse, j'ai lu environ les trois quarts de la Recherche et je confesse sans honte que je n'ai jamais pu rejoindre la dernière ligne. Proust m'avait asphyxiée, vidée de toute émotion, du plaisir même de lire. Sa puissance littéraire avait eu raison de ma faiblesse, comme si Proust était impossible à lire pour certaines natures. Il y a un phénomène physiologique à l'oeuvre dans la lecture de Proust. J'en suis désormais persuadée. Je me souviens de cette jeune femme entrevue à la Sorbonne, il y a maintenant longtemps, qui se promena pendant des mois un volume de Proust à la main, ondulant un peu plus alors qu'elle progressait dans ce sanctuaire de mots qui me glaçaient, essayant vainement de me faire partager son extase. J'étais un peu jalouse de ce plaisir qui m'était défendu. Aujourd'hui, j'entrevois, mais à peine, son bonheur d'alors.
Depuis, je suis peut-être plus vaillante car je lis Proust, gorgée par gorgée, et ma jouissance monte peu à peu. Je me rends compte que je n'aimais pas Proust car il révèle mon impuissance et demande une attention dont j'étais probablement incapable il y a encore très peu de temps. Je songe à une explication plus élaborée.
"Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et, à l’égard des oeuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par coeur le lendemain matin. " Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
Je ne l'aime pas encore tout à fait, mais quelque chose se met à bouger dans mon esprit et je me plais en sa compagnie.
Je ne saurais trop vous conseiller les leçons d'Antoine Compagnon au Collège de France. Mais aussi et surtout les travaux du regretté Malcolm Bowie.
Et la lecture de Proust, bien entendu. Sur votre écran ou bien, plus posément.
L'autre lettre m'a été écrite par mon professeur de chinois, une femme pour qui j'éprouve amitié et admiration. N'ayant pas de cours pendant une semaine pour cause de vacances, j'ai eu dans l'idée de faire une petite version pour m'entraîner et avancer dans le manuel, de mon côté. Je lui ai envoyé par courrier électronique mon travail. Elle a pris la peine de me corriger et de m'envoyer une lettre calligraphiée. Je suppose qu'il va me falloir un bon moment pour en comprendre le sens, puisque j'ignore une partie des sinogrammes, mais je me sens irradiée par tant de bienveillance, par ce que je considère être des encouragements sincères. Et puis, et puis, je suis encore assez enfantine pour aller à la recherche des bons points, que je ramasse comme on irait à la cueillette des champignons, je m'endimanche en ayant de bonnes notes, oubliant parfois qu'il n'y a aucune espèce d'estime à attendre de la part des autres, que c'est faiblesse et bêtise, danger immense et mal défini, que ce qui importe c'est une juste opinion de soi, ni au-delà ni en deçà. Mais seul un ancien cancre demeure cancre toute sa vie, ayant besoin mille fois de prouver qu'il ne l'est plus, que l'on s'est même trompé sur lui, voulant réparer de lui-même l'injustice que d'autres lui ont faite et qui ne peut cependant être effacée. Je n'ai jamais oublié ces années d'école primaire où je m'ennuyais et où je n'aimais que l'école buissonnière, qui me permettait de lire en cachette. Je n'ai pas oublié ce mépris des gens comme il faut pour la petite sauvageonne débraillée. En y repensant, je me dis qu'un jour ils verront. Et l'instant d'après, j'éclate de rire, me moquant un peu de moi-même. Rien n'a d'importance, dans le fond. Surtout pas eux. Plus maintenant.
Je n'ai eu aucun bon maître dans mon enfance, hormis Aline.
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