mardi 19 juin 2007
Le fantôme d'Adelphi Terrace s'est dissous*, il y a soixante-dix ans, et renaît chaque jour au contact de ma paupière, dans un clignement d'oeil moqueur ou généreux. Je fais ce constat. Je ne célèbre pas un anniversaire. Même si celui de la mort est peut-être plus intéressant que celui de la naissance. On mesure ainsi la profondeur de la perte et les dimensions de l'absence. J'imagine très bien pour lui ce que lui-même avait rêvé pour le poète disparu, George Meredith : "Quand un grand homme meurt (...) les immortels l'attendent au sommet de la colline la plus proche. Il fouille du regard l'horizon et il voit ses pairs. Ils sont tous jeunes, comme lui-même l'est. Il leur fait à tous un signe de la main en guise de salut." (George Meredith, A Tribute)
Il disait de lui, par personnage interposé, ceci : « Je suis si bizarre (...) que lorsque je pense à moi, je suis… je suis quelquefois effrayé. » Je crois que c'est cette conscience violente et pénible (parfois) de n'appartenir pas tout à fait au monde des hommes sans soucis qui nous rapprocha, lui et moi.
Je lui ai écrit une lettre cette nuit, pendant qu'un enfant, un mignon Henry, finissait d'écarquiller ses mirettes, quelque part, à l'autre bout de mon monde, quelques heures avant le dernier coup de carillon qui rappelle aux oublieux la disparition de mon héros, de mon ami, de mon frère. Il m'a éveillée à quatre heures du matin et j'ai composé, dans le clair-obscur révélé par les volets dentelées de vieillesse, quelques mots que personne d'autre que lui ne lira - par-dessus mon épaule, comme il aime à le faire.
J'ai raccourci le sommeil de l'allumeur de révébère,
Leerie-licht-the-lamps. Car le souffle de la peur et les cauchemars des enfants éteignent, une à une, les lumières de la ville, comme s'il s'agissait de bougies d'anniversaire géantes, et il doit recommencer son incessant travail de Sisyphe, heureux ou non, dans l'attente de la césure de l'aube et de l'imaginaire.
Stevenson aurait pu être cet homme aux jambes tordues qui monte sur l'échelle pour dispenser la lumière au monde.
"Leerie, leerie, licht the lamps,Lang legs and crooked shanks."
[illustration de Myrtle Sheldon pour A Childs Garden Of Verses de R.L. Stevenson]
Par la pensée, j'ai bondi à Kirriemuir.
« Thrums, le foyer des héros et des arts, où les lampes sont allumées par un magicien nommé Leerie-Leerie-allume-les-lampes (…) » (Sentimental Tommy)J'ai ouvert les bras pour le cajoler un peu, avant que le jour ne me rende au présent. Pour moi, voyez-vous, il demeure ce petit garçon de quarante-deux ans immortalisé par George Charles Beresford. Je lui rends visite plusieurs fois par jour dans l'un de ses livres, prenant toujours soin auparavant de tapoter de l'index gauche la couverture, afin de ne point le gêner dans son repos, afin de lui laisser l'occasion de prendre sa meilleure pose ou son profil le plus gracieux. Puis, j'ouvre la porte (le livre).
J'ai toujours préféré son visage à ce moment-là, sur cette photographie blanche et noire, grise sur les bords, qui emprisonne pour l'éternité ce regard qui ne semble s'adresser qu'à une personne. C'est là, peut-être, la suprême illusion qu'il n'a vécu que pour moi (vous). Il l'entretient en sorcier, en acteur, accomplissant un autre labeur que celui de Leerie Leerie, mais assez proche du sien, tout de même. Et je lui fais, au coeur de la nuit, cette déclaration qui n'a pas de sens. Je m'y emploie, à la troisième personne, feignant de croire qu'il n'est pas là pour mieux profiter de la surprise de sa présence qu'il me fera au réveil.
Je traduisis ce roman en français et, plus je pénétrais dans cette histoire, plus il semblait que quelque chose se dérobait sous mes assauts. Non pas les mots en eux-mêmes, à travers lesquels je voyais aussi bien qu’à travers leurs cousins français, mais un sentiment, une étrange impression qu’un mystère était dissimulé quelque part dans ce roman fait de bric et broc, construit en patchwork. Un intrus ou un non-dit malmenait mon esprit. Il me fallait trouver l’interstice, le défaut, le secret, comme si la cachette se situait entre les lattes quelque peu décalées d’un parquet. Je ne sais pas à quoi cela tenait mais j’étais certaine que Barrie écrivait son roman pour cacher quelque chose. Il écrivait pour masquer un secret. Il recouvrait de peinture un message qu’il regrettait d’avoir délivré. Mais le nouveau message ne cessait de s’écailler pour laisser apparaître son premier vœu. Un jour, je m’aperçus qu’il y avait du jeu entre les mots, que ceux-ci bougeaient sans cesse, aussi bien dans le texte original que dans ma traduction. Les mots bougeaient de manière très subtile. On les sentait à peine évoluer sous la prunelle. La faille se trouvait sous un mot inscrit en italique dans le Chapitre XVIII. Je posai le doigt sur ce mot, je fermai les yeux et me retrouvai dans un fauteuil de cuir, installé dans le creux d’une cheminée. Un joli nid au coin du feu, un inglenook, une forme d’igloo contrecarrée par une volonté supérieure, un endroit où, jadis, la fièvre avait tout ravagé. Il ne restait qu’une poignée de cendres métalliques alentour. Instinctivement, je tendis la main devant moi, là où plus un seul feu ne pouvait brûler. Tout à coup apparut un curieux bonhomme, installé sur la paume. Il s’amusait à mêler ma ligne de vie et ma ligne de chance, croisant hier et demain et passant la tête dans le licol du jour. Puis, je l’ai frôlé de l’index. Je me suis retrouvée, tout à coup, là, derrière vous.
*Attention à la conjugaison de ce verbe retors.
(Hymne officieux de l'Ecosse)
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