lundi 24 mars 2008
Je n'ai aucun souvenir de ma prime enfance. Jusqu'à huit ans, ma vie est une mort blanche. Je parle aux couleurs qui ne s'écoulent qu'en moi, sous forme d'un flux poétique et sans autre raison que lui-même.
Existence laiteuse, silencieuse - mais du silence des sourds -, vivante de bruits crème, osmose trop ferme entre la pensée et le corps. Je ne me suis ouverte à la lumière du monde vivant que très tardivement, comme si je retardais indéfiniment le moment de naître, et donc de mourir.
Peut-être que ceci explique le bouleversement fragmentaire, profondément réel, que constitue pour moi le cinéma de Doillon, mais également mon extrême intérêt pour l'enfance - non pas la mienne, bien entendu, mais pour l'enfance en tant qu'essence des possibles verts, en tant que seule pensée authentique, bien que fausse, de notre point de vue, de la mort. Seule pensée authentique, car seule pensée qui ose penser la mort, allégée des tabous dont les adultes entourent la mort, pour se protéger de sa contagion, et non encore lestée de la thésaurisation du vécu.
Je ne sais pas cinéaste français contemporain – hormis Desplechin, mais dans un registre beaucoup plus grave, à certains égards, et dans un univers d'adultes faits - qui serait plus attentif que Jacques Doillon aux mouvements ondulatoires et pendulaires de la conscience, à ces "presque-rien" jankélévitchiens qui transforment l’être, peu à peu, et le conduisent au devenir d’homme, en partant de l’enfance ou du creux de l’adolescence, pour finir par dessiner un arc-en-ciel qui tend ses rayons au monde des vivants adultes et l'éclaire de sa vérité absolue. Jacques Doillon possède la pulsation intime des êtres humains, qui, de films en films, scande la musicalité de nos âmes en potentielle perdition (l'insensibilité, l'aveuglement, l'"in-étonnement" des gens, l'habitude prise à vivre, l'indifférence à soi et aux autres...). Il dessine également des ères de rédemption (à laquelle, pourtant, je ne crois guère) et de possibles territoires pour la beauté du sentiment, qui perd la conscience de lui-même, et qui, dans cette innocence ou ce don gratuit à l'autre, atteint l'instant sublime, ineffable mais, étrangement, qui n'est pas indicible. Pour la première fois, en filmant à hauteur d'enfance - la caméra n'hésitant pas à couper le corps des adultes -, ou en filmant les adolescents, comme des îles autonomes au sein de mers d'adultes, j'ai eu le sentiment de me (re)découvrir dans ma construction d'être humain. L'amnésie d'enfance est entrouverte. Les séductions de l'adolescence sont révélées. Je vois ce que je suis devenue à partir de ce que je fus et j'imagine ce que je ne veux pas devenir. Moi, je veux être une suicidée d'enfance, crever tandis que le bonheur me dégouline de la gueule ; je veux mourir vierge de la pourriture. Je ne veux pas savoir ce qui advient après. Peut-être que Doillon, malgré tout, me le murmurera, au fil de ses films.

Je suis cette fille de quinze ans qui veut faire tomber un homme mûr, le père de son amoureux d'un âge égal au sien ou peu s'en faut, pour se prouver sa solidité et sa stabilité et qui finit par "devenir comme eux", oui, eux, ceux auxquels elle prétend ne pas ressembler. Les adultes, les monstres, les hypocrites. Mais la vérité est plus complexe. Elle le découvre. Les adultes paient en quelque sorte, sans le savoir, le privilège qu'ils accordent aux enfants d'être différents d'eux...
Je suis Werther. Je suis Ponette. Je suis ces enfants et ces adolescents, dont la parole et la naïveté font sourire, d'émotion et de gêne, comme si nous surprenions quelque chose qui leur appartient trop intimement. Mais cet humour que je décèle en les regardant n'est que l'autre face du pacte que j'ai tissé avec ceux qui ne sont plus eux. Je peux sourire d'eux, car je ne suis plus tout à fait eux.
Je suis chacun de ses personnages et je ne suis aucun d'entre eux, mais en moi ils répondent tous à l'appel de mon vécu, et probablement à celui des "autres". Universalité de l'art véritable.
J'explore, pour la première fois de ma vie, vous le comprenez, les films de Jacques Doillon. J'ai acheté une partie de ses films en DVD (édités chez MK2, qui a fait un beau travail, en offrant notamment des compléments intéressants) et nous les regardons, le soir venu, dans cette aube crépusculaire de nos existences soudain apaisées par le combat final des heures vivantes. Place aux fantômes ! Mais cette invitation ne lèse pas les vivants, finalement. Bien au contraire.
Et c'est ainsi que la toute petite Ponette, âgée de quatre ans, refuse d'abord la mort de sa mère, puis a envie "d'apprendre à être contente", même si sa mère ne reviendra pas, même si Dieu fait la sourde oreille. Au sein d'un monde d'adultes incohérents qui parlent de la vie et de la mort, sans réellement oser affronter la vérité respective de ces deux états ou non-états - sauf le père athée, brutal, mais sincère, qui possède un langage de vivant, bien que de vivant déchu des vérités que l'on prête à l'enfance, par méconnaissance et incompréhension, est plus proche d'elle que les autres, dans son éloignement même. Ponette pourrait faire peur, car elle parle à l'absence ; elle est sublime et ordinaire, l'un parce que l'autre. C'est une enfant mais une enfant qui fraye avec ce qui est invisible et ce qui est non-dit dans le monde des grands vivants.
Elle est l'essence de l'enfance et elle me fait songer à la Grizel de James Matthew Barrie, qui essaie de savoir ce qu'est la mort, qui anticipe même la mort de sa mère et imagine comment la préserver de certaines corruptions. Pensée crue mais non cruelle du réel auquel nous nous frottons par l'entremise de ce petit peuple qui a tant à nous apprendre, nous, qui sommes des citadelles, des adultes, des aveugles, des sourds, puis des mythomanes. Et c'est là, à ce moment précis, que nous devenons intéressants, parce que nous rejoignons l'enfance dans sa capacité à jouer, mais à jouer vrai. Le contraire de ce jeu-ci est l'hypocrisie et l'indifférence des adultes.
Être mythomane, ce n'est parfois que dire la vérité en écrivant une autre réalité qui explique celle qu'elle recouvre, lorsque le voile permet de voir ce qui est dessous et qui ne s'expose jamais sous l'oeil nu. Le voile recouvre l'oeil autant que l'objet du regard. C'est le travail du cinéaste et de l'écrivain. C'est l'oeuvre de Jacques Doillon.
Doillon commence et creuse là où Kleist, par exemple, s'arrête dans un effleurement. Ce dernier nous explique qu'il existe une sorte de spectre lumineux qui part de l'inconscient jusqu'au conscient : l'inconscient est pour lui un état de grâce, d'innocence, que nous laissons à jamais dernière nous, mais que nous pouvons retrouver sous une autre forme, en vieillissant, et qui se nomme sagesse. A une extrémité l'innocence, à l'autre la sagesse. Chez Doillon, il me semble que tout existe en même temps, mais dans une composition différente, selon les âges, le vécu. L'adulte est dans l'enfant et l'enfant est dans l'adulte. C'est le transvasement de l'un dans l'autre qu'il nous donne à contempler.
C'est cela qui m'importe : non pas une idéalisation de l'enfance, par illusion rétrospective d'un état inaccessible et qui n'a peut-être jamais existé en tant que tel, mais une immersion dans un univers certes différent du nôtre tout en étant son négatif. Barrie, à sa manière, fait de même et c'est pourquoi je suis enragée de constater que très peu de gens ont compris cette vérité criante.
Il me semble que j'aie bien fait d'attendre ce moment de ma vie pour découvrir ce cinéma exceptionnel. Je peux parcourir en tous sens le continent de l'enfance aussi bien que celui de la faute, qui, si elle n'est pas dite, n'en demeure pas moins présente dans les contours et dans les ombres (les camarades du jeune Werther,

qui se demande tous, lui compris, pourquoi l'un des leurs s'est suicidé et font les brouillons de leurs amours, mimant ce qu'ils ne comprennent pas encore, se dépouillant de leur peau d'innocence, mettant à l'épreuve le réel autant qu'il les essaie) ; j'en soulève les diverses couches ; je suis située à l'exact carrefour du monde des adultes solides et de celui, hésitant, métronomique, des enfants. Je suis sur une ligne de crête, une position précaire, qui doit certainement me conduire à un choix ou à un autre. Peut-être pas. Il est des êtres qui parviennent à cet équilibre fragile, à cette oscillation du corps et de l'esprit. Doillon est de ceux-là, sans aucun doute, sinon il serait incapable de nous livrer ces moments, dont on se demande comment il a pu les écrire et les filmer. Dans tous les cas, je bénéficie encore d'une vision double, d'entre-deux, qui me permet d'apprécier la finesse, la justesse et l'excellence de ce cinéaste, qui accomplit le prodige de nous présenter le simple et le naturel, comme s'il filmait la réalité à l'état brut, mais tout en nous laissant comprendre, le recul venant, a posteriori, ce que son travail de recréation du vrai a dû lui coûter de talent, de sensibilité et d'intelligence.
La langue de Doillon est précise. Si les mots ont du poids, si leur présence est nécessaire, c'est bien chez ce cinéaste. De même ses plans. Cette langue me paraît la clef de compréhension de son cinéma. On peut la qualifier de littéraire, au sens fort et légitime de ce mot.
Jacques Doillon un naturaliste de génie, un immense cinéaste, un homme dont le regard dit tout.

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