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mardi 16 juillet 2013
(Semaine du 1er au 6 juillet 2013 en Angleterre)




Michael Asquith, J. M. B., Simon Asquith, Her Majesty Queen Mary, Lady Wemyss (= Mary Countess of Wemyss), Lady Mary Lyon ( = Mary Strickland, her daughter) and Charles Whibley at Stanway House. Aux alentours de 1923. Images que vous pouvez agrandir en vous rendant ici, dans la réserve d'images que je mets en ligne pour mes divers sites en relation avec Barrie. 

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OXFORD :


Je suis arrivée à la fin d’un cycle. C’est la réflexion que je me suis faite abruptement, il y a quelques jours, quelques semaines. Cet aveu est une gifle que je me suis donnée. Ce fut salvateur et bien mérité. Le remède à toute mauvaise foi possible est l'auscultation attentive des divers mouvements de l'humeur, l'étude de ces oscillations insignifiantes, qui sont pourtant signes et symptômes. Ce sismographe ne ment pas, contrairement à notre esprit consolateur, si bien disposé à entretenir le faux-semblant. J'avais perdu, peu à peu, la Joie pure et avide. Je me laissais dériver, vivre – comme "les autres". Je me sentais en mouvement, mais désorientée ; et ce fil d'or qui m'a toujours reliée à cette Joie terrible, vestige sacré de l'enfance, me semblait rompu. Je n'étais plus moi, simplement une projection de ce moi. Je m'étais usée et je me sentais stérile, bue jusqu'à la lie. Heureuse, mais en surface. Me manquait comme l'écho de ce bonheur, sa réflexion. Le soleil ne suffit pas, il faut également le reconnaître dans chaque éclat dont il pare le monde. (Ne pas perdre une goutte de ce soleil.) C'est cela la royauté de la Joie et je ne peux ni ne veux vivre dans une tonalité mineure ; pire : j'en veux à ceux qui se contentent de cela. On ne peut se satisfaire d'être plein et vif, ici et maintenant. Il faut se sentir engagé en un dessein supérieur. 
La fin d'un cycle ? Je ne suis pas encore certaine de bien savoir ce que cela signifie, mais il me semble que circonscrire l’impression et lui apposer un nom en forme de diagnostic a le mérite de reconnaître cet état, qui était le mien depuis quelques mois. Les six premiers mois de l’année manquèrent de légèreté, il faut bien l’avouer. J’étais à la traîne et le fardeau était lourd. Heureusement, l’important (mon Amour de Mari, notre enfant...) était hors d’atteinte des contrariétés et des moisissures de la vie étrangère. J'ai toujours été douée, depuis l'enfance, pour isoler la blessure. La gangrène est limitée. Mais le monde extérieur existe et je préfère entretenir des relations cordiales avec lui plutôt que de prétendre qu’il n'est pas – ce qui serait tout aussi sot que malsain. Et ce monde extime a des choses à m'apprendre : il est là pour me mettre à l'épreuve, pour vérifier ma solidité interne. C'est à son aune que mes rêves se mesurent et contre lui qu'ils se déploient. Ne pas perdre la Joie, ne pas la laisser s'éteindre. Il faut veiller sur ce feu. Il suffit d'un moment d'inattention pour qu'il soit soufflé. Je dois vous avouer que j'ai l'impression, depuis mes toutes premières années, que la plupart des êtres humains vivent ainsi, à l'abri de ce feu, et en ignorent même l'existence – si bien que de feu il n'est pas. J'ai toujours conservé cette pensée secrète, parce que je la croyais tout d'abord illusion ravageuse, partagée par tous et, plus tard, excentricité de l'âme un peu honteuse, une sorte de tare. Pourtant cette Joie a d'autres noms et existe pour d'autres, mais pas pour tous, il est vrai.
J’attendais donc l’été, l’Angleterre et Venise, pour faire une cure de beauté, pour reprendre des forces. Venise est très proche, désormais ; mais l’Angleterre a déjà fait son effet sur moi : l’énervement se dissipe, je redeviens la châtelaine de mon immense domaine intérieur. Je ne me sens plus d’autres obligations que de faire ce que, réellement, je dois accomplir pour rejoindre la petite fille qui compte les clous de la porte, à la lisière de la mémoire : écrire. J’entends écrire en première personne, pour cette petite fille. Je me moque de ceux qui ne voient pas en moi cette petite fille, qui est à la fois sorcière et fée.
Ces derniers mois, j’ai retravaillé une traduction ancienne de Mary Rose (et retrouvé, sans bouger de mon bureau, un manuscrit perdu de Barrie à la Beinecke !), que j’avais composée il y a un moment de cela, puis je l’ai annotée ; j’ai également sorti de l’ordinateur un gros brouillon grouillant d’idées d’une postface très possible à cette pièce, participé modestement à la naissance d’un beau livre qui sera bientôt publié chez Taschen, réécrit  une nouvelle mouture de mon adaptation du Petit Oiseau blanc, mis en chantier la suite (car il y aura deux pièces, visibles indépendamment l’une de l’autre), œuvré pour la biographie de Barrie, traduit deux courts, mais essentiels, textes de Barrie que j’espère faire paraître… Et ce n’est pas tout. Mais je n'étais pas contente de moi pour autant, parce que je savais que, malgré l'importance de ces tâches et la profondeur de mon investissement, je manquais à une promesse ; et j'avais de plus en plus l'impression d'être une noyée. Chaque tâche accomplie était une pierre de plus, tirée de la carrière et poncée de mes mains, pour me lester davantage. 
J'entends enfin quelque chose. 
La petite fille réclame sa livre de chair… et je ne peux ignorer plus longtemps sa supplique ; cela fait vingt ans que je refuse de l’entendre – avec un talent certain, pour me cacher derrière Barrie et d’autres, il faut l’avouer – entre autres subterfuges. Après quoi, il sera trop tard. Ou peut-être est-ce cela la Ruse suprême : il est déjà trop tard et le rêve a perdu sa course contre le réel ? Mais, in fine, le rêve rétorque qu’il est plus endurant que le réel, même si ce dernier le prend de vitesse, car la vie, elle, adhère tout entière au songe : on ne vit pas pour le réel, on vit pour une vision du réel – qu'on l’ignore ou que l'on en soit pleinement conscient  – et cette vision est comme un vitrail coloré que l'on pose, à distance, sur le réel brut ; et l’on ne voit bien qu’à travers lui.

La petite fille cogne au carreau.

Lorsque j’étais une petite fille, cette petite fille-là précisément, à une époque où à peu près tout me semblait impossible et lointain (avec raison : tout l'était), hors de portée de ma main crasseuse, j’avais deux rêves, j’étais tenue en laisse par deux idées fixes : devenir écrivain et être diplômée de la Sorbonne et d’Oxford. Pour le reste… J’ai obtenu un doctorat de la Sorbonne et je suis sur le chemin de l’écriture et ne le quitterai jamais. Oxford est pour moi, sans conteste, un mot magique. Il résume peut-être à lui seul ma relation à l’Angleterre et à cette langue que je suis bien en peine de prononcer (ô mon Dieu, pardonnez-moi !), mais que je comprends autant avec ma sensibilité que ma raison, parfois mieux que certains autochtones (car mon anglais est celui de la littérature, un anglais myope, muet, lu mais non chanté ; un anglais qui bat en mesure, sous mes paupières, avec ce cil nerveux dont je ne peux arrêter la pulsation lorsqu'il s'éprend de la page). Malgré de multiples séjours en Angleterre au cours des années passées, je n’étais jamais allée à Oxford. Je sais désormais qu’il me faudra y retourner, même si le fantôme du regretté John Thaw – et son double Morse, le parfait personnage de fiction, la quintessence de tous mes fantasmes – n’est pas là pour m’accueillir.

OXFORD est un endroit rêvé. C’est la formule sanguine de mes rêves.


Là-bas, j’ai pensé à C. S. Lewis à chaque instant. Non pas à la faveur de Narnia (que je ne prise guère, mais j'y reviendrai peut-être un jour, avec un regard différent), mais par la seule force de ses écrits religieux. Lorsque je lus Lewis, il y a une dizaine d’années, je n’étais pas encore en mesure d’offrir un contenu à ce mot « Joie » – état pourtant cent fois vécu de la façon dont il l’exprime, avec des variantes qui me sont singulières – qu’il employait pour parler de son cheminement vers Dieu. Mais ces lectures eurent lieu avant ma conversion, qui date de décembre 2010. Laquelle s’est produite d’un coup, lorsque mon enfant est né, presque au moment où on l’a sortie de mes entrailles. Je ne pensais pas que la foi pouvait avoir ce visage. Je ne l’ai simplement pas reconnue comme telle : j’imaginais que l’on était foudroyé par la grâce, qu’aucune décision n’entrait en ligne de compte et que l’on était contraint de rendre les armes par la force de l’évidence. Je n’imaginais pas que la foi pût se faire un chemin à bas bruit ; je n’imaginais pas qu’elle pût être là depuis le premier jour, dissimulée dans certaines sensations ou pensées gardées secrètes, attendant notre assentiment pour éclore. Je n’imaginais pas que l’on pût avoir la foi et refuser de la reconnaître. En vérité, Barrie a été l’instigateur de cette foi. Mais, là encore, je n’ai pas reconnu l’œuvre de Celui que je ne peux encore me résoudre à nommer « Dieu ». Il m’est très pénible de renoncer à l’athéisme. Je suis presque honteuse de passer de l’autre côté. La foi a toujours été pour moi la force des lâches, de ceux qui sont incapables de voir le monde tel qu’il est : matériel et donc inhumain, fondamentalement sans espoir. Pourtant, il y a toujours eu en moi autre chose, et la Joie était l’indice de cette « autre chose ». Je suis à jamais une athée ceinturée par la foi. Une réaliste tendance pessimiste traversée par un courant de folle Joie. Tout relève de la décision en moi, d’une décision esthétique plus que morale ou métaphysique, celle de croire ; ou, pour le dire autrement, d’un refus de la mauvaise foi (conserver ma position d’athée qui me semblait bien plus noble, mais aussi, paradoxalement plus confortable). Cela ne change pas ma façon de me comporter ni même ma Weltanschauung. Cette foi n’est pas un ajout ou une conversion au sens étymologique, mais simplement un aveu ou l’acceptation de quelque chose qui existe en moi depuis toujours et dont Lewis parle mieux que moi. Je ne peux que citer ce que j’écrivais au sujet du film de Malick, The Tree of Life, en y apportant un autre regard : « J'aurais aimé avoir la foi. Brûlée vive. Je suis curieuse de ce sentiment ou de cette émotion que je devine, mais qui ne m’atteint pas pleinement. Je suis née sans foi. J’ai reçu ce que j’ai longtemps cru être une malédiction, mais qui est peut-être la grâce véritable : la liberté de conquérir et de remettre, sans cesse, en jeu mon salut. Incomplète et incomprise je suis, et mon travail ne fut jamais, jusqu’à présent, que celui d’une couturière, laborieuse et constante : je voulais refermer sur moi cette aube trouée, menteuse, porteuse de mensonges et de songes nacrés. J’étais une perle sans coquille. Je voulais que l’on s’empare de moi. Je suis née sans autre foi que celle, humaine, de la beauté et de la vérité, cette émotion qui saisit et dépossède de soi. Peut-être n’en existe-t-il pas d’autres, mais qui osera le dire ? Il est facile d’être athée et d’exprimer ce manque ou cette fermeture en soi à l’Autre et à l’Ailleurs. Il est impossible de dire la foi, qui a peut-être mille visages, et n’exprime pourtant qu’un seul et unique trait : une béance, une place vacante en soi. La foi n’est peut-être rien d’autre que cette absence ressentie si fortement qu’elle œuvre plus pour nous qu’une présence dont on est certain. » Ma foi est donc une non-foi, mais  je découvre aujourd’hui que c’est une foi qui en vaut une autre et que la foi a probablement mille visages, ou autant de visages que d'êtres humains. Cela rend modeste.
Ma foi est cette Joie mystérieuse en moi, lorsque je sens l’odeur des tilleuls en fleurs. Cette odeur, dont je ne peux capturer l’essence, me ramène au jardin public où j’allais rarement avec ma grand-mère, lorsque j'étais petite, pour y ramasser des feuilles de tilleuls qu’elle me préparait ensuite en tisane, ajoutant une cuillerée de sirop pour la gorge. Et ce retour dans le passé m’ouvre à Dieu sans que je puisse l’expliquer. Voilà, c’est tout. Un sentiment de complétude, d’infini dans le fini, un sillon d'éternité creusé dans la temporalité du souvenir. L'AMOUR.










{Cliquez sur ces images et les suivantes pour les agrandir.}

Ne restant que peu de temps à Oxford, mes exigences étaient limitées. Je désirais emprunter l’Addison’s Walk, dans les jardins de Magdalen College (que je ne prononce pas du tout comme il convient de le faire), boire une pinte au pub où se réunissaient chaque mardi les Inklings (et Morse y descendit également), visiter Christ Church (encore deux mots que je dis comme si ma langue était ensorcelée par le diable en personne) et la Bodleian Library.
Tous mes vœux ont été exaucés.
J’espère avoir le temps, à mon retour de Venise, pour revenir vous parler de C. S. Lewis, de Tolkien… et de Dieu. J’aimerais prendre le temps de le faire. Cela fait partie de l’expression de cette Joie.


À l'intérieur du pub, une citation de Lewis : 


Il ne faut pas que j'oublie de mentionner un livre que je recommande chaudement : de belles images d'Oxford et des promenades à faire sur les pas des Inklings. Vous n'apprendrez rien de nouveau sur Lewis, Tolkien and co, si vous connaissez bien le cheminement de leurs existences, mais le panorama est plaisant.  


De Christ Church, je ne peux rien dire pour le moment, car je refuse, dans la mesure de mes moyens, de nourrir le cliché – même s’il n’existe pas d’autres moyens de visiter certains lieux que de suivre le troupeau (j’ai failli m’étrangler de rage, lorsque l’on me parla de Harry Potter, comme si je venais visiter the Great Hall pour rendre hommage à ces films !). Mais ce fut un pèlerinage important pour la carrollienne que je suis. Il me faudra consacrer quelques heures pour en rendre état. Laissons, pour l'heure, parler quelques images maladroites. 



Magdalen College était une étape souhaitée, par égard pour C. S. Lewis.

 


Et l’Addison’s Walk un endroit symbolique à ne pas manquer, puisque Lewis, alors qu’il discutait avec Tolkien et Hugo Dyson, en se promenant ici, eut le début d'une révélation et se mit à croire à l’existence du Christ (la nuit du 19 au 20 septembre 1931).



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BROADWAY :

À Oxford, nous avons loué une voiture pour nous rendre dans les Cotswolds, région magnifique d’Angleterre, comme tout un chacun le sait. Mon but était évidemment barrien. Stanway House, l’objet de ma quête, est située à Stanway,  à quelques miles de Broadway, où nous avions donc élu domicile pour deux ou trois jours. Stanway évoque tout d’abord pour moi The Yellow Week at Stanway, un petit film amateur réalisé par Barrie, dont j’ai déjà parlé. De jaune, en effet, il est question, car tout est doré dans ce pays, à cause des pierres si caractéristiques de la région, mais ce n'est pas la raison du titre de ce film. Broadway est un charmant village : beau et policé. Peut-être trop parfait pour émouvoir véritablement. L’argent y coule à flots, cela se sent, à chaque coin de rue. J’y verrai bien la scène d’un crime à la manière d’Agatha Christie. Je me suis toujours imaginé la campagne anglaise ainsi, mais les Cotswolds n’en sont vraisemblablement pas représentatifs. L'attraction principale de Broadway est une folie, la tour ! Le vent y est particulièrement violent et, cependant, il s'agissait d'un jour béni d'après les familiers de l'endroit. À noter le petit musée (d'un intérêt limité) William Morris en haut de la tour, car l'homme s'y réfugia un temps.















   


Broadway est un village délicat ; et c’est là où, jadis, Mary Cannan, l’ex-femme de Barrie, s’était installée un été, en 1923, dans l’espoir, peut-être, de se rapprocher de celui qu’elle avait abandonné, car Barrie prenait ses quartiers d'été à Stanway. 1923 fut l’année où Gilbert, ex-mari de Mary Ansell ex-Barrie ex-Cannan (mais elle conservera le nom de son second époux et prétendra, en France, être sa veuve), fut interné… Barrie ne la rencontra pas, je crois, à ce moment-là. Pendant les années 20, Barrie n’était pas à la noce, pauvre chère âme… Néanmoins, il vécut d’agréables moments dans la région des Cotswolds. Il découvrit à Stanway House un nouveau jeu, une passion : le shuffleboard. Stanway House possédait une merveilleuse table de jeu en chêne et Barrie s’adonna rapidement à ce jeu avec, paraît-il,  la ferveur et l’enthousiasme  d’un enfant... Il y jouait pendant des heures. En tout cas, pendant seize ans, ce jeu fut, dit-on, l'une des choses qui l'incitèrent à revenir à Stanway !

STANWAY HOUSE :


Jeudi 4 juillet, nous avions rendez-vous avec nos amis Robert Greenham et Christine De Poortere, qui venaient respectivement de Maidstone et de Londres. Ce fut une grande joie de visiter tous ensemble Stanway House, une fête de l'amitié. La demeure n’est ouverte au public que de juin à septembre et uniquement deux jours par semaine : le mardi et le jeudi. Elle est habitée par son propriétaire actuel (Lord Neidpath ou, si vous préférez, l'Earl of Wemyss and March, qui est, si je ne m’abuse et sais lire l’arbre généalogique, le petit-neveu de Cynthia Asquith, et, entre autres, un adepte de la trépanation – c'est lui-même qui le dit... On a les loisirs que l'on peut...). Seule une partie de la maison est ouverte au public, celle qui me paraît en majorité dévolue aux amis. Ma première impression lorsque je découvris Stanway fut un choc esthétique : une splendeur absolue, qui met à genoux, un incroyable manoir jacobéen avec une "gatehouse" que l'on attribue à Inigo Jones. Lorsque je pénétrai à l’intérieur, je ressentis pourtant un certain malaise. La maison, selon toute évidence, est mal entretenue et peu d’égards lui sont rendus. Vraisemblablement par manque d’argent ; mais, tout de même, son propriétaire actuel pourrait certainement trouver moyen de lui redonner son lustre. On est étonné de voir des livres à reliures anciennes (The Approach to Shakespeare by J. W. Mackail ou Ellen Terry and Her Sisters by T. Edgar Pemberton et d’autres livres plus intéressants et anciens) côtoyer des choses aussi vulgaires (à mes yeux) que des numéros de Vogue – ou pire. Des couvertures chauffantes, ici et là, laissent entendre que la maison est bel et bien habitée – et mal chauffée, l’hiver. La cuisine est immense et équipée avec le confort moderne. Le papier peint est sale (oui, mais il s'agit d'un papier peint de William Morris, censé avoir été posé de sa main !) et tombe en ruine, les tapis sont usés à la corde, il y a une juxtaposition de très ancien et de moderne bon marché (des tapis que l’on imagine dans la plus modeste des maisons, par exemple). Je sais : cela ne se fait pas de critiquer une maison dans laquelle on est invités (pour la modique somme équivalente au ticket d’entrée, tout de même)… et l’on est en train de me trouver mesquine. Cependant, cette maison me semble... triste et mériter mieux... 


Barrie loua Stanway House tous les étés à partir de 1921 jusqu'en 1932 ; il passa l'été 1933 dans le glen Prosen et retourna à Stanway en 1934, pour Noël, puis y revint régulièrement jusqu'en 1937, quelques mois avant sa mort. Il y fêtait également souvent Noël et semble avoir été très attaché à ce lieu. À Noël ou en été, il y fit donner des pièces qu’il avait écrites (A Record of Fair Men and Brainy Women, Where Was Simon? Or, The Secret of The Pyramid, et surtout The Wheel – je parlerai, un jour, de ces pièces jouées, notamment, par les enfants de Cynthia et leurs cousins), organisa de grandes fêtes, invita des personnalités très différentes et éminentes (Denis Mackail son biographe fut de la fête, H. G. Wells, Elizabeth Lucas, )… C’est donc, à mes yeux, une maison importante. La majestueuse demeure appartenait à la famille de Cynthia Asquith (son père était le onzième Comte de Wemyss.), la secrétaire de Barrie, « l’esclave » (le mot est de Barrie et j’y reviendrai un jour ou l’autre) un peu dominatrice des dernières années. Cynthia Asquith est une personnalité mystérieuse. Au départ, d’instinct, j’ai éprouvé une forte antipathie pour elle, à cause de certaines lettres qu’elle avait écrites, où elle parlait de Barrie sur un ton qui ne me plaisait pas. Elle me semblait manquer de tendresse et avoir un œil un peu trop acéré. Après mon "séjour" à la Beinecke, après la lecture de certaines lettres, mon jugement a évolué, notamment à cause de ce que Barrie, lui, éprouvait pour elle, à cause de cette dépendance qui était la sienne à son égard (la réciproque était vraie). La relation entre eux est très complexe et, à mon sens, la clef (ou l’une des deux ou trois clefs) pour comprendre les dernières années de vie de Barrie.

La première année où Barrie loua Stanway, ce fut après la mort tragique, dont on a longtemps cru qu’il s’agissait d’un suicide, du si prometteur Michael, le fils adoptif tant aimé de Barrie. C’était à la fin du mois de juillet de l’année 1921. Les propriétaires, les parents de Cynthia, partaient en Écosse à cette époque de l’année. L’argent manquait et celui de Barrie était le bienvenu. La position de Cynthia n’était pas si confortable que certains biographes l’ont pensé : certes, c’était une manière facile de fournir de l’argent à son père que de suggérer à Barrie de louer la maison de son enfance, une façon également de profiter, avec son époux et ses enfants, de cette maison à laquelle elle était attachée, mais cela représentait un surcroît de travail pour elle et une position vraiment étrange (être une simple invitée dans sa propre maison). Les invités de Barrie étaient très divers et Mackail nous rappelle que Barrie lui-même présentait trois visages différents : « l’hôte ordinaire, l’hôte extraordinaire que l’on aurait eu grand peine à distinguer de Lob et une sorte d’invité – même s’il louait cette maison. »

En 1925, il fit construire un pavillon de cricket, d’après, paraît-il, ses propres dessins. C’est l’endroit que j’ai préféré voir, parce que j’étais, là-bas, capable de réellement ressentir la présence de Barrie. Il est à noter que le propriétaire actuel ne fait guère état du lien entre Barrie et cette demeure (les gardiens savent à peine que Barrie y vécut et on eut bien du mal à savoir quelle était la chambre occupée par Barrie : « the Willow room », la chambre où Morris aurait posé un papier peint avec pour motif des feuilles de saule, semble-t-il, mais aucune preuve n’a été avancée…). On ne peut s’empêcher d’être surpris par la « discrétion » du propriétaire à ce sujet. Par exemple, le pavillon de cricket n’est même pas inclus dans la visite (on peut y accéder gratuitement et facilement, mais rien n’indique sa provenance ni son lien avec le génie scots).



(La "fontaine" est impressionnante, mais ce n'est pas ce qui a le plus retenu mon attention, malgré l'arc-en-ciel, qui était, à n'en point douter, un sourire de Barrie.)



Diaporama de mes photographies (dont je ferai un album sur le site Barrie, un peu plus tard.)




KENSINGTON GARDENS : 


Le voyage a pris fin dans les Jardins de Kensington, où rôde Monsieur K. dont je vous reparlerai peut-être, mais notre fille, elle, sait parfaitement de qui il s'agit... Il n'est de meilleur endroit pour une fin, car tout commence également ici. Les Jardins de K. sont l'alpha et l'oméga... 

Une petite visite à l'Elfin Oak hélas très protégé par une prison de métal s'est imposée... 

                             




Et cela me rappelle ce merveilleux livre que j'ai la chance de posséder :





Chaque année, nous ne manquons pas de rendre une visite aux "tombes" de Peter Pan et à Peter lui-même...



… témoins immuables de notre belle vie… et de la Joie qui nous anime…


Et, de la Serpentine, je contemple la vie qui me quitte, que je quitte volontiers, pour la transmettre à une petite fille, bien plus forte que je ne le suis et ne le serai jamais, une petite fille qui sait prononcer à l'anglaise "Peter Pan", mieux que moi... Mais elle, elle, a la chance d'avoir un "Uncle Robert" et un Parrain du Ciel, nommé Jamie... 








FIN PROVISOIRE...


samedi 29 septembre 2012

Petites précisions quant à la vidéo du jour (révélant à la fois ma maladresse légendaire et mes incapacités à l'oral – défauts que je n'essaie ni de masquer ni de corriger) : l'histoire intitulée Farewell Miss Julie Logan a été publiée, sous forme de livre, en 1932, soit cinq ans avant la mort de Barrie ; mais il l'a écrite au cours des années 1930 / 1931, et publiée pour la première fois, dans une version un peu différente, dans le supplément du Times, le 24 décembre 1931. 
Cette histoire en forme de testament littéraire a, en vérité, mûri pendant des décennies dans l'esprit de Barrie...
La traduction française sera en librairie aux alentours du 3 octobre. 
Avant de me rendre à la Beinecke, j'avais déjà eu la chance (et la volonté) de pouvoir étudier et comparer la version du Times et l'édition originale de Hodder and Stoughton. Cela a considérablement enrichi et éclairé ma traduction. Mon idéal aurait été de proposer les deux versions au public français. Un jour, peut-être... 

À la Beinecke, j'ai pu admirer et étudier plusieurs des manuscrits et tapuscrits originaux de ce court roman. Il subsistait dans mon esprit un doute sur un mot du texte et j'ai trouvé la solution, que seul Barrie détenait, dans l'un des manuscrits. Mais le bon à tirer était déjà parti... Peu importe, cela ne change pas grand-chose, même si j'aime (extrêmement) la précision .
Que mon mari (qui est, et il a bien d'autres qualités, un latiniste et un génie du mot juste) soit loué ici pour son aide ; il sait tout ce que je lui dois, tout ce que cette traduction lui doit. 


J'ai déposé sur mon site Barrie une postface que j'ai écrite pour ce texte... Suivra un fichier avec diverses notes de bas de page qui ne sont pas présentes dans l'édition d'Actes Sud, mais me paraissent tout de même intéressantes pour le lecteur français... Voir le billet précédent pour découvrir un aperçu de cette postface.

***


Je remercie du fond du coeur mon éditrice chez Actes Sud pour sa confiance et ses encouragements. J'espère que nous publierons ensemble bien d'autres romans et surprises barriens.
J'espère que ce texte vous rendra heureux autant que moi.

À très bientôt, ici et, surtout dans les pages d'une nouvelle publication barrienne... 

***


Exemple typique d'une "critique" vaine et stupide, superficielle et inutile,
qui n'a rien compris à la profondeur et à la subtilité du texte. 

{Cliquez sur les images pour les agrandir.}





Le pays d’hiver
de James Matthew Barrie


***

« Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »

(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann)

***

« La mémoire est ce qui en nous est sommeil, elle est notre eau dormante.»

« Mais je crois que son mal d’un pays natal a une autre source. Ce n’est pas le passé qu’il idéalise, ce n’est pas au présent qu’il tourne le dos, c’est à ce qui meurt. Son souhait : que partout – qu’il change de continent, de ville, de métier, d’amours – il puisse trouver son pays natal, celui où la vie naît, renaît. Le désir que porte la nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours nouvelles.
           Avec le temps qui passe et détruit cherche à prendre la figure idéale d’un lieu qui demeure. Le pays natal est une des métaphores de la vie. »

(J.-B. Pontalis, Les Fenêtres)


***


Ailleurs est toujours un songe. L’enfance n’existe pas. Pas plus que la jeunesse. Non, il ne faut pas croire en cette enfance ou en cette jeunesse ordinaires que l’on prend toujours à témoin pour mettre en défaut ce que l’on est devenu, bon gré mal gré, plus tard, trop tard. On naît déjà  mort et tari, mais sans le savoir d’abord, et c’est parce que l’on naît mort et tari que nous ne mourrons jamais de nostalgie.
Bien au contraire : la nostalgie fortifie certaines peaux d’âme, les moins épaisses. La nostalgie est l’appel vers cet Ailleurs auquel personne ne répond. Nous sommes comme le Voyageur[1] de Walter de la Mare, qui revient sur ses pas, peut-être pour tenir une ancienne promesse, et qui se retrouve face à une horde de fantômes silencieux. Les fantômes du poème sont les nôtres, les peaux mortes de notre passé, laissées sur le chemin comme autant de serments oubliés. Adam Yestreen a beaucoup à voir avec le Voyageur de Walter de la Mare. La nostalgie, contrairement à la tristesse, n’est pas une maladie mortelle ; mais c’est un mal très contagieux, bien qu’il ne s’attaque qu’aux âmes des poètes. Il ne les corrode d’ailleurs que pour leur bien, il faut le dire. Être nostalgique, malade d’une utopie, d’une uchronie, c’est le seul état qui vaille pour celui qui se noie dans l’écrit, dans ce Léthé épais où il aimerait se fondre, fragment de temps dans un bain de fusion.
Commençons par la fin, puisqu’il n’est question que de cela : de la fin d’une chanson, de la fin d’un homme et du silence ultime d’un grand écrivain. Précisément, la fin de cette histoire est légèrement différente dans les deux versions que Barrie écrivit de ce conte – car cette Julie Logan qui se présente devant vous, aujourd’hui, est une Julie rediviva, ainsi que nous nous en expliquerons plus avant –, celle pour le Times et celle du livre enfin traduit ici. La fin écrite pour les lecteurs du Times est plus ambiguë, davantage portée vers la raison et la négation du rêve, celle du livre résolument acquise à la cause de l’imagination, au monde secret et clos – mais poreux – de l’intériorité. Le pauvre Adam de la première version concluait ainsi : « Je n’ai pas besoin de me répéter qu’elle n’existait pas, car je le sais parfaitement, mais c’est à lui, à ce pauvre fou, à ce jeune self [2] que je charrie derrière moi, que je dois le dire », tandis que celui de la seconde version attend la mort afin de rejoindre cet être rêvé, ce simulacre, cet être atomique dont il a croisé la trajectoire, à moins que ce ne fût l’inverse. Ces deux versions d’un même texte révèlent assez bien le mode de fonctionnement de la pensée barrienne et la dualité de l’écrivain, tout autant que celle de l’homme. Ce petit roman de Barrie manifeste au plus haut point son art et le trésor que l’écrivain laissa en dépôt à la postérité.
Les écrits les plus simples de Barrie sont les plus complexes. On pourrait presque toujours vérifier cet axiome : plus Barrie s’exprime avec limpidité, plus l’histoire semble suivre une ligne droite (mais il s’agit toujours d’une illusion, car Barrie avance selon « une ligne de sorcière »[3]), plus le texte dissimule et couve le feu de sa psyché, à savoir ce qu’il se refuse à dire – à moins que le lecteur ne mérite cet aveu, en se dessaisissant un peu de lui-même. Barrie accepte que l’on ouvre toutes les portes de son âme, mais il faut d’abord trouver seul la clef – en soi.
Si le vécu se mesure à l’intensité d’une émotion, nous ne vivons peut-être vraiment que dans le regret et l’inachevé. Sûrement faudrait-il regretter moins ce qui ne fut pas et aimer davantage ce qui est, mais nous ne serions plus alors qu’une âme sans musique, sourde à toute poésie. La « vraie vie » se recroqueville dans nos songes, nuit après nuit, dévorée par nos regards d’ogre, rapetissant tant et si bien qu’à la fin il ne reste plus qu’une poussière, un fragment doré, un conditionnel passé, un « si jamais », dissimulé sous les ruines de nos ambitions et de nos désirs – les vestiges de la jeunesse ardente. Tout le reste n’est rien. La vieillesse n’est qu’un long processus d’aveuglement. Comme le Docteur John qui oblitère sa vision avec ses poings ou le jeune David qui réfléchit fort en serrant ses tempes entre ses mains dans The Little White Bird, il faut opacifier notre vision extérieure afin d’entrevoir notre intériorité. Le marchand de sable est passé entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence et nous entrons dans la nuit, peu à peu, lorsque la jeunesse, si brève et décevante, s’enfuit, emportant avec elle toutes les promesses. Nous avançons dans le noir pour entrevoir, encore une fois, à chaque fois, l’éclat du royaume perdu, qui n’a jamais existé ; nous passons notre vie à reprendre une ritournelle trouvée dans le ventre de notre mère, afin de nous endormir tout à fait, afin de vivre vraiment, hors de portée du réel décevant, pour enfin devenir ce chant que nous portons en nous, et n’être plus que le dernier écho d’une chanson à la gloire des héros que nous aurions pu être.
L’hiver est l’avers de la nuit ; c’est le manteau du printemps endormi ; c’est de notre printemps qu’il s’agit, tombé dans le sommeil de l’éternité ; et, du domaine d’éternité, nous n’avons que les regrets pour seule preuve de l’existence de cet Ailleurs. Pip, personnage de Great Expectations, est l’un des rares héros de la littérature à se voir accordé le privilège de revenir sur ses pas et de réintégrer ce Pays Natal, le domaine d’éternité, l’Ailleurs, qui n’existe pour aucun d’entre nous autrement que sous la forme du songe. Mais Dickens eut tort, là où Barrie eut raison, car Sir James savait bien que personne ne revient d’un voyage au Pays de l’Hiver. Pas même les héros[4].
Hiver est autant le nom d’une couleur que celui d’une saison, la nostalgie. La nostalgie est cette temporalité que l’on porte en nous, qui s’effrite, s’égrène et voltige dans un rayon de soleil volé aux dieux. Et ce grain rugueux qui, soudain, va irriter la paupière du lecteur est une poussière de jeunesse, tombée d’un pan de ce manteau de printemps. Dès que l’on ouvre le livre, ce grain se loge en nous, sur le rebord de l’œil et la vision devient trouble. On peut maintenant lire le conte. L’eau des paupières tombe sur la page et aquarelle les personnages ; ils se diluent à notre contact : l’œil qui lit et celui qui pleure, côte à côte, faux jumeaux, font vivre cette ancienne ballade. Les couleurs des personnages sont estompées, nous dit Barrie. Peut-être parce qu’ils ont longtemps séjournés au fond de la mémoire. La mémoire de Barrie est blanche comme ce glen enclavé, barré, par la neige ; et blanc est notre cœur gelé par l’émotion – brisée dans son déploiement.
Barrie nous fait pénétrer dans un univers clos, scellé, dans un moment blanc, qui est comme l’année zéro de cette mémoire, qui est celle des écrivains et des rêveurs – si une telle chose pouvait être figurée. Là est le génie de l’écrivain écossais : nous donner à vivre la naissance de la nostalgie, la naissance de nos fantômes, et surtout la naissance de celui qui va usurper notre rôle au sein de notre propre existence : un être monté en graine, enté sur l’oubli de la jeunesse, sur l’oubli des promesses que nous nous étions faites, avant de prendre au sérieux les menaces du réel et ses affirmations qui congédient le rêve et crucifient l’âme des poètes, puis éteignent ce feu qui était en chacun de nous au premier jour. Nous sommes tous des Adam Yestreen, mais Adam, lui, sait qu’il s’est trahi. Il a construit une vie calme et honnête sur un mensonge.
Nous vivons deux vies : une vie prosaïque et une vie secrète, intérieure et inavouable. C’est cette  vie presque honteuse – parce que parée tandis que l’autre est toujours désemparée – que le narrateur nous donne à vivre en écrivant ce journal que nous lisons ; et, en le lisant, nous devenons peu à peu voyeurs et non plus simple lecteurs. De même que Barrie double toujours le regard de ses personnages, par le biais d’une longue-vue, d’une vitre, ou de toute autre surface réfléchissante, il nous convie à pénétrer dans les pensées de son héros, lui-même voyeur… Nous sommes donc doublement voyeurs. Barrie – qui avait étudié les philosophes pendant ses années de formation – se montre très platonicien dans la mise en scène de ce conte d’hiver. L’avant-dernier chapitre, à cet égard, est une merveilleuse rémanence ou réminiscence de l’allégorie de la Caverne développée dans la République de Platon, au livre VII[5]. Au clair de lune, Adam observe des reflets dans l’eau, mais eux-mêmes ne sont que les reflets de personnages que les vitres de la fenêtre laissent entrevoir. De même ces reflets ne sont que des reflets de personnages appartenant au passé… Barrie met en scène divers degrés de réalité, qui ne manquent pas de rappeler Platon et ses eidôla (des images, des fantômes, des simulacres).
Nous avions déjà remarqué[6] que Barrie construisait toujours ses histoires au moyen d’un verre au travers duquel il regarde le monde et ses personnages[7]. Ce verre est à la fois dépoli et a valeur de loupe. Il est aussi une sorte de peau protectrice, une cloison poreuse qui sépare le voyeur et le monde extérieur. Imaginons un instant que ce conte se tienne dans une boule à neige et que l’auteur, Barrie, secoue cette boule à neige devant nous, lecteurs. Le conte a la forme de ce globe de verre et, à l’intérieur de ce globe imaginaire, métaphore du conte d’hiver, il y a un glen, à l’intérieur duquel le narrateur est piégé, de même que nous sommes piégés dans une certaine conception du temps que Barrie construit pour nous : un temps à la fois subjectif (un temps subverti par le génie et la malice[8] de Barrie) et objectif (le temps littéral, celui de l’écrit présenté à un tiers, le lecteur possible, et qui répond à la logique de la langue ; le temps du livre que nous lisons, qui se trouve être, en outre, le Journal du narrateur). À la fin du chapitre X, un étrange télescopage temporel se produit, lorsque le narrateur vieillissant retourne sur les lieux de sa rencontre avec Julie Logan, près du ruisseau. Trois « strates » de temps passés sont mises en perspective. D’abord, un passé récent (« Je ne suis revenu qu’une seule fois sur les lieux de ma première charge, il y a un mois ») ; puis un passé à la saveur du présent – mais un présent éternel –, qui est celui du journal intime que nous lisons et dont Adam donne l’illusion d’avoir écrit, il y a un instant, les dernières pages ; et, enfin, un passé, parfois plus-que-parfait, qui nous ramène (de manière très ambiguë) tout autant au début du Journal qu’à une réalité inscrite dans un passé, désormais inaccessible, même en remontant le cours du livre, en tournant les pages. En effet, le passé du narrateur, relaté dans les chapitres précédents du Journal, est comme aboli par la révélation à laquelle consent Adam au dernier chapitre. Un mensonge, une omission a contaminé le Journal et ce qui y est relaté. Dans ce paragraphe, Barrie ouvre une faille temporelle de manière fort subtile. Le passé s’empare littéralement du présent (qui est déjà un passé au moment où nous le lisons et même au moment où le narrateur l’écrit) ; le Jeune Adam – éternellement jeune, vierge de toute altération, puisque simple possible jamais réalisé de l’autre Adam, celui qui vit au premier plan  – fait vivre à cet Adam-ci (le narrateur que nous accompagnons en lisant le livre, depuis la première ligne) ce qu’il a vécu, lorsque Julie Logan l’a (ou ne l’a pas ?) mordu. Les deux Adam possibles fusionnent un court moment : « L’instant d’après il cria, car il avait l’impression que son sang s’écoulait et j’éprouvai moi-même une angoisse affreuse qui ne s’estompa qu’après avoir passé un mouchoir sur mon cou. Quelle que fût la chose qui avait été là, elle était partie, et je m’enfuis bien vite, car j’avais été aussi frappé que s’il s’était agi du Spectre. » Nous sommes donc en présence de deux narrateurs, de deux versions du même Adam, qui ne s’unissent qu’en cette occasion.
Julie, une succube ? Julie, avatar de Lilith ? Julie, spectre de la nuit ? Première femme avant Ève ? Julie, un vampire ? Quoi qu’il en soit, elle vide littéralement Adam de son self, de sa jeunesse, sinon de son sang, et emporte avec elle le meilleur de lui-même, peut-être… Elle a permis le dédoublement du ministre. Et Adam, l’auteur des dernières pages du Journal, retient prisonnier un fragment du Jeune Adam qui vit encore en lui, par le souvenir de ce qui aurait pu être. Ce qui a été ne compte pas autant.   
Un autre exemple de ce télescopage temporel, d’une nature différente pourtant, se produit lorsque Julie Logan, en provenance du passé, perd peu à peu, par degrés, son irréalité, pour entrer dans la temporalité du narrateur, le dernier jour de l’année : Adam la regarde dans l’eau, par la fenêtre reflétée dans l’eau, puis directement à la fenêtre ; et, lorsqu’elle sort de la maison, elle devient réelle, présente dans ce passé que le narrateur nous relate avec un léger décalage, jusqu’à ce qu’elle se fonde de nouveau avec son reflet, au moment même où il la laisse choir dans l’eau. Le temps est anéanti lorsque le glen est barré : demeure une sorte de présent éternel où aucune ligne de démarcation ne peut être tracée. Chaque être et chaque événement sont placés au même niveau, sur une même ligne, sans décrochage possible, ni spatial ni temporel. C’est un fondu au blanc. La mémoire ne peut désormais être que blanche, car aucun souvenir ne peut la noircir, y laisser son empreinte. Il faut qu’Adam quitte le glen pour que sa mémoire (re)naisse au temps véritable. Mais, lorsqu’il revient une dernière fois au glen, il revient au temps immobile, bien que ce temps soit latent (et dans l’attente que le glen soit barré pour produire les mêmes effets sur des êtres à peine différents) : même si ces habitants vieillissent et meurent, rien ne change véritablement et les rôles seront vraisemblablement repris par les descendants des habitants du glen. Le glen, lorsqu’il est barré, est une espèce de Brigadoon[9]. Et Adam sait bien qu’il appartient à ce lieu auquel il reviendra après sa mort. Il n’est pas assez courageux pour faire vivre son âme celtique au présent. « Au sein de cette monotone débauche de neige qui recouvre le monde, le moment le plus maussade point lorsque, machinalement, vous remontez votre montre. Si ce n’était le sabbat, je ne saurais jamais quel jour nous sommes. » Tout est indistinct et il n’est pas anodin que le partenaire de jeu, aux cartes, de la Vieille Dame, soit un marchand ambulant de montres. Le temps ne peut être marqué que de manière mécanique, par une machine, artificiellement, car il ne passe pas, n’existe pas réellement. Il est porté et créé par des êtres vivants.
Monochrome, monotone, le glen est un puits de silence, une tombe ; les êtres demeurent enfermés dans le glen autant qu’en eux-mêmes. Le statut de la musique est ambigu dans cette atmosphère. Les vibrations produites par la cornemuse de Posty, puis par le violon d’Adam, semblent réveiller Julie Logan et les autres Étrangers. Julie est décrite comme « l’écho mourant d’une chanson » qui traverse les siècles pour prendre dans son halo le pauvre ministre presbytérien. « Peut-être son écho était-il de retour dans le glen et, par quelque malchance, avez-vous été pris dans cet écho » déclare le Docteur à Adam. D’un point de vue littéraire, métaphorique, c’est exact : Adam porte en lui l’écho de l’Écosse, de ses ballades, chansons et légendes, mais l’on peut aussi prendre au premier degré cette déclaration et décider que rien ne meurt jamais et que tout renaît, par transmission, si une âme est prête à accueillir ces revenants… Les vibrations du violon se propagent dans le silence, comme l’écriture qui court le long de la page, échouant à pouvoir imprimer quoi que ce soit à cette blancheur, de même que la musique se fond dans le silence, comme si, étrangement, le silence l’absorbait et se nourrissait d’elle. Et le Docteur John de conclure : « Puisque tout était plus silencieux qu’eux, cela les a réveillés… » Ce silence du glen est également le silence du lecteur, écrin du Journal d’Adam – il faut donc toujours prendre garde aux revenants et ne pas se croire en sûreté dans le rôle de lecteur. Le revenant revient pour nous ! Et Barrie est l’un de ces revenants… Ce silence, c’est finalement celui de ce que nous avons nommé « la mémoire blanche », souvenir qui ne laisse pas d’empreinte en elle du Pays Natal, ce Never Never Never Land qui n’existe pas concrètement, mais que l’on recherche toute sa vie, et dont l’absence réelle est une présence qui fonde toute entreprise amoureuse, et donc poétique. Personne mieux que J.-B. Pontalis, dans ce petit livre nommé Fenêtres, n’a exprimé « cette mémoire silencieuse (…), cette étoffe dont nous sommes faits. (…) »[10] et qui renvoie peut-être au « temps de l’infans ou [au] silence des commencements. »[11] C’est sur cette mémoire non souillée de souvenirs, cire molle où le réel n’a pas apposé son sceau, que l’on construit une conscience de rêveur et un esprit romanesque. C’est sur cette mémoire blanche que Barrie a écrit ses plus beaux textes, une mémoire héritée de l’enfance, de l’oubli que la mère eut de lui, de sa naissance jusqu’à l’âge de six ans[12].



[1] Cf. son merveilleux poème, The Listeners.
[2] Sans le savoir, Barrie, très étrangement, anticipe les développements de Winnicott et sa théorie du self et du faux self. L’idée qu’il existe un être véritable, dont la place a été usurpée par un autre, la notion de double, est répétitive chez Barrie. Il s’est même inventé un autre « Self » auquel il a donné le nom de « M’Connachie »…
[3] Si Deleuze nous permet cet emprunt…
[4] Dickens écrivit deux fins à son roman et la première était loin d’être aussi optimiste que la seconde.
[5] « D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. » (Platon, La République, VII, 515 e, traduction de Robert Baccou, Garnier-Flammarion, Paris, 1992)
[6] Cf. notre contribution in Barrie 2010, A Celebration of Imagination, Souvenir Brochure, Kirriemuir, tirage privé.
[7] À bien des égards, on pourrait appliquer à Barrie ce que Proust (qui aimait Barrie) écrit dans Le Temps retrouvé : « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope” quand je m’étais, au contraire, servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites, en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. »
[8] Il fait commencer son Journal en 186…, omettant le dernier chiffre, pour laisser entendre au lecteur, avec humour, qu’il s’agit de sa date de naissance, 1860.
[9] Le film de Vincente Minnelli emprunte certains éléments barriens, communs à Mary Rose et à Farewell Miss Julie Logan. Alan Jay Lerner a expliqué comment Brigadoon est né de son admiration pour Barrie et de son amour pour ses histoires écossaises.
[10] Folio, Paris, 2007, p. 106.
[11] Ibidem, p. 29, souligné par l’auteur.
[12] Cf. Portrait de Margaret Ogilvy par son fils, Actes Sud, 2010, chapitre I. 

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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