Il est à noter, dès à présent, que le sursis est toujours, en quelque sorte, présent dans la tragédie : tous les événements qui se déroulent - qui retardent, devrions-nous dire - et qui mènent au dénouement ne sont que l'expression d'un sursis accordé par Atropos. C'est un espace de temps neutre, une durée sans conséquence, une coupure dans le temps. En effet, rien de ce qui se passe n'a d'influence réelle sur le cours des choses, puisque la fin est déjà inscrite dans le commencement. C'est ainsi que Rosset écrit fort judicieusement :
"Le tragique, c'est d'abord l'idée de l'immobilité introduite dans l'idée du temps, soit une détérioration de l'idée du temps : au lieu du temps mobile auquel nous sommes accoutumés, nous nous trouvons soudain dans le temps tragique, un temps immobile."
"Au début, nous savons la fin ; à la fin, nous comprenons le début."
Tout est déjà joué avant que ne se joue la tragédie. Mais le temps tragique est circulaire tandis que le temps du sursis est stationnaire et sans forme. Toutefois, ces deux temps sont à rapprocher parce qu'ils s'opposent à la temporalité, si l'on définit celle-ci par la succession d'événements qui importent à l'homme, à savoir le temps qualitatif bergsonien (celui de la durée intérieure) ou le temps existentiel (à tonalité affective) défini par Gaston Berger. Le temps du sursis et le temps circulaire de la tragédie ont aussi en commun de ne pas avoir de sens, c'est-à-dire qu'ils ne renvoient pas à quelque chose d'extérieur à eux-mêmes (soit une signification transcendante ou divine, un destin… ou, de façon immanente, à un cours logique d'une suite d'événements dans lesquels ils s'emboîtent). Néanmoins, le sursis vit sur le dos d'un paradoxe : il n'y a de véritable sursis qu'a posteriori, après qu'un épisode singulier brise la période de latence, ou de repos, de la temporalité. Cependant, c'est la conscience qui crée le sursis, et quand bien même celui-ci ne serait jamais interrompu par un épisode singulier - nous expliciterons cette expression plus loin, disons simplement que cet épisode singulier se doit de marquer la fin d'une certaine temporalité chère à l'homme, par la mort ou par un événement tragique - et quand bien même cette période rejoindrait la temporalité la plus ordinaire, le sursis n'en aura pas moins été vécu comme tel. De même, le cercle tragique peut être perçu comme une abstraction de la conscience ou de l'intelligence, par ceux qui sont hors de ce cercle.
La notion de liberté (en tant qu'affirmation de mon éternité) telle qu'elle se définit en relation avec la notion de sursis a certains traits de la liberté kantienne : elle se situe hors du monde sensible - "dans une région où les mots n'ont plus de sens "-, hors du monde soumis aux lois de la causalité, en dehors du repère orthonormé par l'espace et le temps. Elle est pensable (ici la liberté sartrienne est perçue plus que pensée, ressentie en l'être comme une illumination vive, une joie qui assaille l'homme, sans qu'il puisse ou cherche à la comprendre ; elle est en moi à l'état d'une évidence qui n'a rien à voir avec l'évidence cartésienne, elle serait plutôt de la nature de ce que l'on appelle - à tort ou à raison - une "expérience métaphysique") et inconnaissable, parce qu'elle ressort du domaine purement intelligible. C'est ce qui explique que cette liberté soit cause d'angoisse (qui s'oppose au souci, en tant que ce dernier est circonscrit par nos intérêts précis, sensibles et immédiats), car l'angoisse est diffuse et ne se fixe sur rien de déterminé ; on peut même dire de l’angoisse qu’elle est l’absence de tout souci sur lequel se greffer et s’éteindre. Toutefois, ainsi que le précise Lacan, « l’angoisse n’est pas sans objet, même si cet objet on ne sait quel il est ». Or, de même la liberté, si l’on suit Kant, est d’ordre intelligible, nouménal, donc non soumise à des séries causales, et ainsi elle est véritablement libre. Elle se détermine elle-même, et tourne pour ainsi dire « à vide », ce qui donne naissance à l’angoisse dite existentielle. En effet, la liberté se pose comme un absolu, c’est-à-dire comme un terme premier, un principe premier, qui se suffit à lui-même et porte en lui sa propre justification. Or, cette justification nous est invisible ou, pour le moins, incompréhensible. C’est le sens de cette phrase : « l'absolu, sans cause, sans raison, sans but, sans autre passé, sans autre avenir que la permanence, gratuit, fortuit, magnifique. "je suis libre", se dit-il soudain. Et sa joie se mua sur-le-champ en une écrasante angoisse. » C’est pourquoi nous recherchons cette justification de la liberté hors d’une liberté dont nous ne savons que faire, et c’est peut-être de cette manière que l’on peut expliquer l’hétéronomie de la volonté kantienne. C’est la gratuité de la liberté qui engendre l’angoisse chez Sartre, ce qui ne peut avoir lieu chez Kant, car dans la philosophie de ce dernier liberté et loi morale forment un couple : la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté et le liberté est la ratio essendi de la loi morale. Loi morale et liberté se justifient réciproquement. Dans le même sens, nous comprenons le passage suivant :
« Dehors. Tout est dehors : les arbres sur le quai, les deux maisons du pont, qui rosissent la nuit, le galop figé d’Henri IV au-dessus de ma tête : tout ce qui pèse. Au dedans, rien, pas même une fumée, il n’y a pas de dedans, il n’y a rien. Moi : rien. Je suis libre, se dit-il, la bouche sèche.
Au milieu du Pont-Neuf, il s’arrêta, il se mit à rire : cette liberté, je l’ai cherchée bien loin ; elle était si proche que je ne pouvais pas la voir, que je ne peux pas la toucher, elle n’était que moi. Je suis ma liberté. Il avait espéré qu’un jour il serait comblé de joie, percé de part en part par la foudre. Mais il n’y avait ni foudre ni joie : seulement ce dénuement, ce vide saisi de vertige devant lui-même, cette angoisse que sa propre transparence empêchait à tout jamais de se voir. Il étendit les mains et les promena lentement sur la pierre de la balustrade, elle était rugueuse, crevassée, une éponge pétrifiée, chaude encore du soleil d’après-midi. Elle était là, énorme et massive, enfermant en soi le silence écrasé, les ténèbres comprimés qui sont le dedans des choses. Elle était là : une plénitude. Il aurait voulu s’accrocher à cette pierre, se fondre à elle, se remplir de son opacité, de son repos. Mais elle en pouvait lui être d’aucun secours : elle était dehors, pour toujours. Il y avait ses mains, pourtant, sur la balustrade blanche : quand il les regardait, elles semblaient de bronze. Mais justement parce qu’il pouvait les regarder, elles n’étaient plus à lui, c’étaient les mains d’un autre, dehors, comme les arbres, comme les reflets qui tremblaient dans la Seine, des mains coupées. Il ferma les yeux et elles redevinrent siennes : il n’y eut plus contre la pierre chaude qu’un petit goût acide et familier, un petit goût de fourmi très négligeable. Mes mains : l’inappréciable distance qui me révèle les choses et m’en sépare pour toujours. Je ne suis rien, je n’ai rien. Aussi inséparable du monde que la lumière et pourtant exilé, comme la lumière, glissant à la surface des pierres et de l’eau, sans que rien, jamais, ne m’accroche ou ne m’ensable. Dehors. Dehors. Hors du monde, hors du passé, hors de moi-même : la liberté c’est l’exil et je suis condamné à être libre. (…) Et qu’est-ce que je vais faire de toute cette liberté ? Qu’est-ce que je vais faire de moi ? (….) « Je suis libre pour rien », pensa-t-il avec lassitude. (…) Partir, rester, fuir : ce n’étaient pas ces actes-là qui mettraient en jeu sa liberté. Et pourtant il fallait la risquer. Il s’agrippa des deux mains à la pierre et se pencha au-dessus de l’eau. Le repos. Pourquoi pas ? Ce suicide obscur ce serait aussi un absolu. Toute une loi, tout un choix, toute une morale. Un acte unique, incomparable qui illuminerait une seconde le pont et la Seine. Il suffirait de se pencher un peu plus et il se serait choisi pour l’éternité. Il se pencha, mais ses mains ne lâchaient pas la pierre, elles supportaient tout le poids de son corps. Pourquoi pas ? Il n’avait pas de raison particulière pour se laisser couler, mais il n’avait pas non plus de raison pour s’en empêcher. Et l’acte était là, devant lui, sur l’eau noire, il lui dessinait son avenir. Toutes les amarres étaient tranchées, rien au monde ne pouvait le retenir : c’était ça l’horrible, l’horrible liberté. Tout au fond de lui, il sentait battre son cœur affolé ; un seul geste, des mains qui s’ouvrent et j’aurai été Mathieu. Le vertige se leva doucement sur le fleuve ; le ciel et le pont s’effondrèrent : il ne resta plus que lui et l’eau ; elle montait jusqu’à lui, elle léchait ses jambes pendantes. L’eau, son avenir. A présent c’est vrai, je vais me tuer. Tout à coup, il décida de ne pas le faire. Il décida : ce ne sera qu’une épreuve. Il se retrouva debout, en marche, glissant sur la croûte d’un astre mort. Ce sera pour la prochaine fois. »
Ce texte est construit sur l’opposition dehors / dedans et se réfère sans aucun doute à la phénoménologie : il y a tout un jeu, ou une dialectique de l’être, de l’apparaître et du disparaître, mise en branle par la conscience du sujet, ou plus simplement par son regard. « l’inappréciable distance qui me révèle les choses et m’en sépare pour toujours » permet le regard qui éprouve les êtres et les choses comme différents de moi, qui les comprend de l’extérieur, mais n’en autorise jamais une connaissance intime, en profondeur ; paradoxalement, la distance est la condition de toute forme de connaissance de l’objet en tant qu’autre que moi-même, mais une connaissance de l’extérieur, non intuitive, donc partiellement fausse. Toutefois, la connaissance de soi-même, dans la transparence du sujet à lui-même, ou dans l’intuition qu’il a de son être ne lui livre rien, car il n’y a pas assez de distance entre moi et moi-même. Nous disions précédemment de la liberté qu’elle « tournait à vide », nous aurions pu dire aussi qu’elle était vide, qu’elle attendait un contenu (des actes) pour lui donner un sens qu’elle ne perçoit pas autrement qu’en acte. Je ne suis rien d’autre que ma liberté, je ne suis rien d’autre qu’une forme sans contenu, prête à me matérialiser dans n’importe quel acte qui me ferait exister. L’angoisse, comme la nausée, est le résultat de la confrontation entre mon être, ma conscience d’être et le sentiment d’un vide ou, au contraire, dans le cas de la nausée, d’un trop-plein. Les choses sont pleines, opaques, alors que les êtres sont vides, transparents par le regard que l’on porte sur eux. Transparents et cependant incompréhensibles. Incompréhensibles parce que dépourvus d’aspérités par lesquelles les saisir. Le regard (ou la conscience) découpe les choses et les êtres ; lui seul reste intact, un. Je puis me détacher des autres, et même de mon propre corps, de mes propres actes, mais je demeure tout entière dans ma conscience, même si je ne puis m’appréhender que comme un « rien ». Un « rien », à savoir une liberté ou un être sans support, sans essence dans laquelle se reconnaître. Au contraire, la nausée est le sentiment éprouvé devant une surabondance de déterminations qui remplissent et alourdissent la liberté ou l’être. En réalité, l’être se sent toujours au-delà de cet être sensible, réducteur, qui n’est qu’une matérialisation singulière de ses infinies possibilités. L’angoisse et la nausée sont des expériences métaphysiques, dans la mesure où elles font fi de l’aspect sensible de mon être. La description sartrienne de l’être libre ressemble à se méprendre à la monade leibnizienne, à cette différence près que la monade est harmonieuse ; elle est une entité métaphysique, et bien que singulière, elle est d’une tonalité mathématique, tandis que la liberté sartrienne est avant tout humaine, existentielle.
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