mardi 7 mars 2006
J'ai traduit un cauchemar extrait des Carnets de Barrie - je n'ai rien modifié, conservant le relâché de la prise de notes :
Carnet 40, 1921-1922
Michael. Le 7 novembre 1922, j’ai rêvé qu’il m’était revenu ; je savais qu’il s’était noyé, je l’ai laissé dans l’ignorance de cet état de fait. Et nous avons passé une nouvelle année, semblable aux précédentes, jusqu’à ce que ce fatal 19 soit en vue et que la tristesse le gagne peu à peu, sans en savoir la raison ; je craignais ce qui devait advenir, mais je ne disais rien. Et, comme le jour fatal approchait de plus en plus, la vérité se faisait jour – et, peu à peu, chacun de nous savait que l’autre savait,  sans échanger un mot à ce sujet – et lorsque, enfin, le jour arriva, j’avais échafaudé des plans afin de l’empêcher de me quitter de nouveau, sans me faire d’illusions néanmoins sur leur chance d’aboutir – et il se leva la nuit, mit ses anciens vêtements et vint me regarder, me croyant endormi. J’essayai de l’en empêcher, mais il devait partir et je le savais. Il pensait que ce serait plus difficile si je ne le laissais pas partir seul, mais je l’accompagnai, lui tenant la main, et il apprécia ce geste. Lorsque nous arrivâmes à destination – cet étang – il me dit au revoir et entra dans l’eau ; puis il coula, comme précédemment. À ce moment-là, je pense m’être réveillé, mais en ayant l’impression qu’il avait pénétré gaiement dans ma chambre, comme si une nouvelle année commençait pour nous deux. Ce qui précède est le rêve et ce qui suit les réflexions que j’ai faites à son sujet, à la seule exception que je savais dès son retour que je ne devais pas lui laisser entendre que quelque chose lui était arrivé – ce qui était, à proprement parler, vital. Tout doit se dérouler comme s’il était revenu d’une absence ordinaire. Si j’écris quelque chose à ce sujet, je dois faire comme si l’ancienne vie se poursuivait, et assez longtemps pour que je cesse d’éprouver un malaise. Je n’ai aucune idée, jusqu’à ce que le jour fatal arrive, qu’il va m’être à nouveau repris. Je donne des détails sur cette année supplémentaire que nous vivons tous les deux. Nous vivons assez ordinairement, mais nous sommes étrangement proches l’un de l’autre. Je fais certaines choses qu’il désirait autrefois et que je n’avais pas faites. Crainte de le gâter, lutte pour ne pas le faire. Comment, malgré ma souffrance, je devais le laisser partir au loin, quelquefois, afin qu’il eût la vie des jeunes gens. Il n’est pas nécessaire de lui donner un âge approchant des 21 ans. Il pourrait être plus jeune, si cela me chante. Peut-être des pouvoirs sinistres et hostiles comme les nuages dans le livre féerique de M. James. Sa grande peur de l’eau qu’il me confie pendant cette année supplémentaire. (Cette confidence m’affecte, je décris mes tourments.) Il pourrait m’écrire de l’école pour me dire sa peur de l’eau quand il apprend à nager ; ainsi cette vague ombre hante l’histoire. Elle pourrait s’appeler « Eau » - ou « L’étang silencieux » ou encore « Le 19 du mois »). Mary Hodgson[1] est de retour ? Il ne peut pas échapper à cette date fatale. Nos véritables lettres dedans ? Dans une certaine mesure, c’est bizarre, mais ses goûts – ses dispositions – sont différents. De même, il semble savoir vaguement de nouvelles choses, d’étranges choses, et en avoir oublié d’autres. Cette fatale nuit, il vient à moi, les lèvres légèrement pincées, en disant qu’il va se baigner – qu’il doit partir –, qu’il le doit. En rêve est-il revenu comme il était, un peu plus vieux ou à l’âge qu’il avait lorsqu’il m’a quitté – ou une année plus jeune ? Dans le dernier cas, cela signifierait qu’il ne peut dépasser un certain âge, aussi bien qu’un certain jour. Dans les autres cas, c’est simplement le jour en lui-même qui est un obstacle. Essayer de l’enfermer, de le faire surveiller par d’autres – il est dans une telle souffrance morale que je dois le laisser partir. Il va à l’étang. Aller avec lui ce jour fatal est aussi triste que l’histoire de Charles Lamb[2] traversant les champs avec sa sœur pour l’emmener à l’asile. Sa main posée sur mon épaule.  Il faut qu’il soit clair qu’il ne s’agit en aucun cas d’un suicide[3]. Je l’ai entraîné, afin qu’il soit un nageur hors pair, afin qu’il puisse se défendre le jour fatal. (Le jour est-il mieux que la nuit ?) Quand il réapparaît, c’est aussi soudain que s’il avait été dans la pièce voisine. Il ne sait pas qu’il est parti. Effet sur ma propre vie. Abandonne travail ordinaire – il me réprimande au sujet de ma paresse. Sa joie de vivre plus grande que jamais. Enthousiasme de l’enfance qui revient. C’est comme si, longtemps après avoir écrit Peter Pan, son véritable sens m’apparaissait – effort désespéré pour grandir, mais échec. En enquêtant sur son passé, je me rends compte qu’il a toujours eu du mal à passer le dix-neuf de chaque mois ; il est malade – une fois, il s’est perdu, etc. J’assèche l’étang – l’eau revient. Ou je construis un mur très élevé, pourtant on le retrouve noyé. (Nous essayons de partir au loin – un étang similaire s’y trouve – terrible quand il prend vaguement conscience de quoi il s’agit, ce doit être un jour affreux pour lui. Tout se passe comme si l’étang le suivait. Une histoire d’amour ? (Comment en parlerais-je sachant qu’il va à nouveau partir ?)][4]

Le cauchemar de Barrie est atroce, mais il témoigne de la surprenante capacité de l’artiste à s’approprier le réel le plus tragique pour le transformer en matière d’écriture, pour filer la mauvaise laine des cauchemars et tisser un texte dont la trame est réelle et imaginaire. Ce rêve survient un an après la mort de Michael, l’enfant adoré, le préféré de J. M. B. ! Pour autant, le pouvoir d'écrire, comme toujours chez Jamie, reprend ses droits. Observons sa volonté de transmuer en fiction le réel pour s’en rendre maître ! Remarquable et terrifiante leçon d'écriture s'il en est… Barrie, que certains trouveront certainement morbide et se complaisant dans le morbide, prouve que nulle peur d’explorer les abîmes ne le retient.


[1]Bonne des enfants Davies.
[2] Écrivain aimé de Barrie, qui tenta toute son existence d’éviter l’asile à sa sœur.
[3] Barrie, on le comprend, n’a jamais pu accepter cette idée et il est possible qu’il ait eu raison.
[4] Je souligne.


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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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