La liberté sartrienne a besoin de se prouver à elle-même et elle ne le peut à travers des actes, qui sont toujours arbitraires, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucune justification absolue : ils ont bien des causes (mes velléités), mais pas de raison suffisante au sens leibnizien. Or, le suicide se présente dans l’esprit du personnage nommé Mathieu comme la seule possibilité pour la liberté de s’affirmer comme telle. Pourquoi le suicide et non pas un autre acte ? Parce que le suicide est un acte particulier, irrémédiable, qui implique aux yeux de celui qui en a l’idée un choix véritable, le seul choix qui ait une réelle importance, puisque le personnage lui accorde le pouvoir de déterminer la valeur ou l’absence de valeur de mon existence. To be or not to be, that is the question… « Se choisir pour l’éternité » est une manière de se justifier dans l’existence ou dans la mort, à défaut de la présence d’une transcendance, d’un Dieu qui nous aurait reconnu ou légitimé. En effet, il faut un intermédiaire entre moi et moi-même, qui témoigne de ma présence, qui me fasse exister et si Dieu n’est pas, et si je ne puis me saisir autrement qu’intuitivement, il me faut un intermédiaire qui me restitue mon corps, mon identité, mon essence. En réalité, il y a du jeu entre moi et moi-même et rien pour combler ce vide ou cette lacune. Cet intermédiaire, c’est autrui qui se présente à moi comme « solidification et aliénation de mes propres possibilités ». « Car enfin, j’existe, je suis, même si je ne me sens pas être ; et c’est un rare supplice que de trouver en soi une telle certitude sans le moindre fondement, un tel orgueil sans matière. J’ai compris alors qu’on ne pouvait s’atteindre que par le jugement d’un autre, par la haine d’un autre. Par l’amour d’un autre aussi, peut-être (…) ». La haine d’autrui me révèle plus à moi-même que l’éventuel amour qu’il me porte, car enfin l’amant absorbe aimé, tandis que la haine rejette hors de soi et opère une différenciation qui confère une identité à celui qui est ainsi rejeté.
Mais, afin que le suicide – qui se présente ici comme l’expérience cruciale de ma liberté, comme la preuve fondamentale de mon existence - relève d’une volonté véritablement libre, il faut qu’il soit gratuit. Or, depuis l’expérience de Lafacadio, sans parler de la psychanalyse, l’on a de sérieuses raisons de mettre en doute l’existence de tels actes. Le plus ironique, dans cette histoire, c’est qu’avoir des raisons empêche la liberté de la liberté, mais n’en avoir pas, ce n’est pas être davantage libre : c’est être indéterminé ou indifférent ! « c’était ça l’horrible, l’horrible liberté » : Sartre résume ici, dans cette expression désespérée, tous les paradoxes de la liberté ; on ne choisit pas d’être libre («je suis condamné à être libre »), la liberté est donc, en quelque sorte, viciée dès le départ. En outre, on ne choisit pas sa liberté, c’est-à-dire que, d’une part, on ne choisit pas de n’être pas un simple élément dans une série causale, répondant mécaniquement aux diverses injonctions de la nature et, d’autre part, cette liberté qui nous est accordée a une nature telle qu’elle ne produit jamais que de l’arbitraire, à moins qu’elle nous demeure simplement incompréhensible quant à ses ressorts. En un mot, la liberté s’impose à nous, dans sa nécessité, et suscite des interrogations sans réponse et un certain malaise. Elle est l’autre terme pour désigner l’existence, l’être humain comme surgissement. La liberté est viciée et vicieuse puisqu’elle réclame toujours des preuves qui, si elles existaient, la détruiraient ! Comment, dans ces conditions, le suicide peut-il être conçu autrement que comme un acte involontaire, pathologique ? Peut-on croire en l’existence d’un « suicide philosophique » ?
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Les roses du Pays d'Hiver
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