lundi 20 novembre 2006
A ceux qui ont lu certaine préface et se sont étonnés de la dédicace...
*
[Gravure de Gustave Doré, Le chat botté]
*
Les rencontres sont les seuls moments d’une vie où l’on ose parler de l’essentiel, de ce qui nous donne l’espoir de devenir la personne que l’on rêve d’être, où l’on risque confier à l’inconnu ce que l’on savait à peine receler en soi de gâchis, de deuils, de souvenirs détrônés et d’illusions brutalement entretenues, qui ne méritent même pas à nos propres yeux de figurer dans le portrait que nous nous ingénions à peindre chaque jour, cette façade en carton-pâte bon marché qui nous sert parfois de masque. On ose tant de choses lors d’une première rencontre ! Si l’on savait, on oserait encore davantage !
Une première rencontre.
La saison des questions, les seules qui vaillent d’être posées et qui ne deviendront indiscrètes que la deuxième fois, qui ne sera déjà plus rencontre mais habitude, indéfini confort du terrain connu et, bientôt, prudence et regret de s’être livré la première fois. La deuxième fois annule la première et toutes les autres n’auront de cesse de faire oublier ce moment d’égarement qui en a trop divulgué.
Sûrement, la magie de l’amour consiste à prolonger sans rompre ce premier instant d’impudeur véritable et à rendre intime le secret de l’autre, à transformer le définitif et le profond en apparence de provisoire ou d’éphémère et de superficiel. Légèreté et badinage des gens pudiques, pour qui tout est farce, quand le destin frappe à la porte. Plusieurs fois.
Dans les trains, qui sont des lieux qui n’existent pas, qui ressemblent à des failles du nulle part, on parle. De même dans les salles d’attente. Peut-être que l’impression d’être en partance, presque en danger, donne le courage d’être soi, de gratuitement s’abandonner à l’inutilité d’une conversation. Puisque l’on est de passage, tout est permis. Il faudrait traverser toujours l’existence de ce pas aérien, avec les bottes de sept lieues du voyageur.
Monsieur Anon me donnait l’impression de n’avoir aucune mémoire de cette première fois, où je l’abordai de la manière franche, celle du pirate. Parfois, je me demandais si cette mise en retrait était réellement un jeu ou bien si, à l’instar de certaines très vieilles personnes, il perdait à chaque fois le souvenir de notre dernier entretien, et si nous ne cessions de nous rencontrer pour la première fois.
Notre inconnu. Georges, qui lira peut-être ces lignes. J’aimerais mieux qu’il ne le fît pas. Il me reprocherait de lui prêter des intentions et des pensées.
Certains adultes ressemblent à des enfants déguisés en vieillards. Il est de ce genre, qui est le mien, au-delà de tout.
Il m’a dit cela. Je n’ai pas su lui répondre. C’était hier, autrefois, il y a un ou deux ans, à moins que ce ne fût dans un rêve. Il parle si peu qu’il ne me semble jamais s’adresser directement à moi, mais à ma silhouette, flirtant entre les clairs-obscurs de ma conscience avec l’enfant que j’abrite, que je suis encore. Il tolère ma présence. Il a dit cela.
Pour donner vie à un tel rêve, il faut sacrifier ce à quoi l’on tient le plus et je ne tenais à rien, sinon à mon passé, à ces souvenirs qui crissaient en moi avec la sonorité précise, à la fois crispante et excitante, du papier d’aluminium. Je ne tenais à rien, sûrement, mais j’étais bel et bien tenu, à moitié consentant et à moitié fou. Ces tronçons de passé à la sapidité douteuse me rendaient la vie présente impossible à vivre mais, bizarrement, me donnaient le goût de la mâcher, ne serait-ce que pour élimer avec les dents, jusqu’à la mort, ces petits fragments de ma mémoire qui flottaient, tel du bois mort, à la surface de ma vieillesse. Mes souvenirs étaient comme les branches chenues de réglisse que je suçais voracement, lorsque j’étais un petit garçon, jusqu’à me dessécher la bouche et la langue, me désespérant de leur trouver encore de la saveur. Je voulais encore tirer du jus de la vie mais je ne faisais que mouiller ce qui était déjà archi sec. C’était moi qui m’asséchais par cet effort vain. Idiot que j’étais ; imbéciles que nous sommes. Ne soyons pas trop courtois avec la mort, même si nous lui devons beaucoup.
J’ai toujours pensé que les gens qui s’en vont de nos vies devraient partir en emportant tout avec eux. Tout. La mémoire est une consigne pour les excédents de bagages, un truc fait pour vous pourrir l’existence avec des nostalgies ou des repentirs, ou bien les deux. Les objets et les souvenirs qu’ils nous ont abandonnés sont des ordures déposées devant le pas de notre porte. « Ne pas laisser la moindre trace sur les lieux du crime » devrait être le premier commandement du savoir-vivre. Le meurtre des parents est trop normal pour mériter le joli nom de fait divers. A défaut, sans avoir le cœur aux jeux de mots, je pense que c’est un authentique fait d’hiver. Une déchirure qui vous rend froid et stérile.
La poussière est le sable des morts, la poudre aux yeux que nous jettent les fantômes pour nous bercer d’illusions dociles, pour lire notre avenir dans l’ombre chinoise de nos songes. Elle se dépose ici, puis là : d’abord, on a une envie furieuse de s’en débarrasser au plus vite, mais elle revient sans cesse nous narguer et abuser de notre patience, alors on s’habitue un peu à sa présence (tout dépend du caractère : pour certains, ça arrive plus vite que pour d’autres ; ce sont des chanceux), on finit par se dire que c’est la caresse du temps. Et, si vraiment on a un penchant pour l’optimisme, on ne la voit plus du tout. A partir d’une certaine épaisseur, elle ne gêne plus. Il faut juste se raidir au début pour aimer cette habitude.
Pas besoin d’être mort pour être mort et pour avoir envie de faire ce nettoyage. Les vivants devraient commencer à nous délester de leurs fardeaux. Prenez l’exemple des enfants, qui oublient derrière eux leurs chambre, garnie de jouets cassés, de cahiers d’écoliers raturés, de livres abîmés, parfois de vêtements usés par l’âge ou le dépit, qui désertent ce cloître qui ne les contiendra plus jamais. Si seulement ils pouvaient faire disparaître avec eux ce rectangle ou ce carré en trois dimensions, qui, tout à coup, prend trop de place dans la maison et qui finit par engloutir ce qui reste de joie et d’envie, qui devient un lieu interdit, une trappe. Si seulement ils pouvaient nous céder l’illusion qu’ils n’ont jamais existé pour de bon ou bien qu’ils sont morts alors qu’ils nous chérissaient encore. Ils seraient finalement plus faciles à aimer et à reconnaître comme siens. Aimer un mort est presque sans danger. Tandis qu’en s’enfuyant de la sorte, ils nous obligent à cohabiter avec un spectre ombrageux, une ombre qui n’épouse déjà plus les contours de l’étranger qu’ils sont devenus à notre insu.
C’est triste, c’est banal, c’est sans remède, mais pour devenir adulte, il faut en premier lieu apprendre la haine de l’enfant que l’on était, puis celle de l’enfant que l’on a eu, tout ceci sous peine d’être encore malheureux. Il faut donc choisir entre tuer ou être tué. Ça ne mérite pas que l’on s’attarde mais qu’y puis-je si je n’ai jamais pu me faire à l’idée que l’amour n’était pas plus solide que le reste, et souvent moins utile qu’une feuille de papier ou un couteau ? Qu’y puis-je si je suis trop bête pour ne pas me soucier des résidus de ma vie ?
Sylvia a été enterrée au Père-Lachaise dans le caveau familial. Les deux mots accolés ont une drôle de gueule, il faut bien l’avouer. J’ai du mal avec le mot famille. Peut-être qu’on peut voir ça comme une ultime chambre à coucher ou d’enfant. Il y a de la place pour nous deux, deux bonnes places, entières, dignes. Il y a aussi deux espaces pour deux urnes ; ce sont en quelque sorte des strapontins pour notre fille et pour l'étranger qu'elle couve.
A quoi, ça sert d’être triste, hein ?
A prendre son temps ou son élan pour se venger, pour se donner des raisons légitimes d’être moche et creux, à l’intérieur ou par en-dessous, sans que les autres n’osent vous le reprocher ; la tristesse, c’est la gabardine des vaincus.
Libellés :miscellanées,Monsieur Anon
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