dimanche 20 mai 2007
"What we see and what we seem are but a dream; a dream within a dream".
Paraphrase un peu inexacte du célèbre et envoûtant poème de Poe, mon bien-aimé.
Le temps et l'espace sont notre prison. Il existe peut-être pour certains une vie au-delà de ces limites factices. Mais le temps est toujours le Maître, à moins d'avoir l'audace de se glisser dans l'un de ses interstices. Ils existent partout mais ne s'ouvrent pas devant tout le monde, il faut une nature spécifique, comme celle de l'auteur du roman, qui prétendait avoir le pouvoir de faire s'arrêter les montres des gens à côté desquels elle s'asseyait – particularité que l'on retrouve dans le film.
Derrière l'apparence idyllique d'une journée ensoleillée, pendant laquelle de jeunes vierges, presque toutes minces et belles, font vivre les derniers instants de leur saison d'enfance et d'amour pur, le temps s'arrête à midi. La moitié de l'horloge et la moitié de la vie, même si les deux parts ne sont pas égales, ni en quantité ni en qualité, et la meilleure d'entre elles se meurt : l'enfance sans compromis. Le monde des possibles s'égrène et la plupart d'entre eux ont la vie des éphémères. Cruauté et extase ressenties face à cette ascension d'une ribambelle de jeunes filles. Plus nous prenons de la hauteur, plus la vanité des choses éclate en nous et moins il nous est possible d'accepter de frayer avec le monde, en contrebas. Il y a quelque chose, ici, de l'allégorie platonicienne de la Caverne.
Les anges s'élèvent et se fondent dans l'horizon. Les autres (nous) s'enfoncent dans le ventre de la terre, le linceul de nos premiers paris sur l'existence.
L'horreur est latente et d'autant plus horrible que le monde sur la toile blanche est beau, éclatant, provocant de bonheur et de santé. Le sublime est le balancier de cette horreur indicible qui s'éteint dans un orgasme, qui étrangle le spectateur de cette jeunesse condamnée. Cette terreur que l'on éprouve, qui ne peut s'exprimer sinon dans l'inconscient où le loquet est posé, puisque le réel lui donnerait toujours tort. Que peut-on opposer à l'apparent calme et au non-dit, à ce qui se dérobe sous nos explications ? On ne peut exprimer l'horreur, on ne peut que l'éprouver. Ce qui n'a pas de mots pour se conjurer est le danger suprême. On meurt alors desséché. La nature, pourtant, est ici très vivante et gigote sans cesse ; elle est éternellement jeune ; son visage se meut imperceptiblement et une larme coule presque du rocher. La nature est reine et ne peut que dévorer les demoiselles qui sont une métonymie de son éternité supposée. Il est des plantes qui bougent - le jardinier le prouve en caressant l'une d'entre elles - si on sait les regarder. Il est aussi des coeurs qui s'arrêtent de battre une micro-seconde si on sait les écouter.
Ne pas trahir.
Ne pas se trahir dans les deux sens de cette expression : être soi et ne pas trop le montrer, afin de ne pas s'exposer à la blessure.
Dire et taire.
Montrer et voiler.
Gageure à la fois de ce billet et du film devant lequel je défaille.
Ecrire sur le film de Peter Weir est un petit assassinat. On en dira trop et on en dira pas assez. On taillera une fausse route, quel que soit le biais choisi. Il n'existe que des chemins de travers(e) pour cueillir une image, une phrase, un reflet. Il faudrait une loupe comme celle que tient Miranda (Anne-Louise Lambert) dans le film, puis ensuite un autre personnage, pour inverser le rapport que notre entendement tisse entre la nature et nous-mêmes, entre nous et nous-mêmes. Nous sommes des géants et des fourmis.
Nous travestirons la beauté de l'histoire, car nous sommes faibles, nous appuyant sur la logique comme la vieillesse sur sa troisième jambe, au moment où nous sentons que la réalité solide et fausse pourrait s'étoiler un instant et nous engloutir dans ce que nous redoutons être le chaos de notre intériorité extrahumaine. Nous manquons de courage. Nous admirons la perte de ces jeunes filles, qui se donnent, dans un érotisme violent, innocent et presque invisible, en sacrifice, à leur nature surnaturelle et spongieuse, mais nous n'oserions pas aller aussi loin qu'elles. Bien sûr que non. Peut-être est-ce le plus sage. Mais sagesse est-elle beauté ?
Il suffit peut-être de dire que ce film est un chef-d'oeuvre en son genre et que, si vous ne l'aimez pas, je ne vous aime pas.
Sa force vient peut-être de cette série d'oppositions tectoniques sur lesquelles le film prend appui : le bush australien et la tenue ou rigidité anglaise qui s'y superpose, la nature inviolée (ce n'est pas sans raison si l'obsession des adultes est de savoir si les jeunes filles sont "intactes") contre la civilisation (la rigueur pénétrante), la pureté et la spontanéité de la jeunesse face à l'autorité cruelle et désabusée de la vieillesse, entre autres évidences. Le film est également construit sur une série d'unions homosexuelles – latentes : Sara et Miranda, Michael Fitzhubert et Albert (John Jarratt), le valet, par exemple. Les pensionnats non mixtes ont toujours été l'asile d'amitiés particulières. Mais tel n'est pas le sujet primordial de notre halte cinématographique, sinon pour suggérer, peut-être, que la grandeur des âmes soeurs n'est pas limitée par le sexe.
Ce film me fait songer, par son atmosphère, à Fanny et Alexandre de Bergman (étrange rapprochement, n'est-ce pas ?) et aux films de James Ivory. Question d'époque (le début du XXe siècle) et de couleur d'images, probablement, puis l'habile union de la pudeur et de la violence. De la belle ouvrage que cette broderie des âmes jeunes, non corrompues, qui s'adonnent à leurs phantasmes profonds et à la dangerosité des atmosphères faussement éthérées et postraphaélites du décor de leur vie. Contrebas et hauteurs. On dirait presque un propos nietzschéen.
Peter Weir, à l'instar de Peter Greenaway, un autre de mes cinéastes fétiches, assume courageusement, passionnément, une originalité, qui n'est pas toujours comprise par le grand public, y compris lorsqu'il réalise un film plutôt commercial et à succès comme Le cercle des poètes disparus, qui contient davantage de beautés que ne veulent bien l'admettre les critiques, les intellectuels qui le réduisent à ne délivrer qu'un message simpliste - voire neu-neu -, et pourtant tellement essentiel. Ne pas renoncer à soi au moment où il le faut, quand la société des adultes s'ouvre à vous, lorsque la chair et l'esprit s'apprêtent à devenir moins frais mais plus crus.
Miranda, l'héroïne du film, disparaît avant de se perdre. Elle sait qu'elle devra quitter le collège, bientôt, et assumer ses devoirs de femme, et partant de renoncer à la rêverie réelle (quand nous vivons dans le songe creux des réalités bassement matérielles) et aux amitiés trop fortes. Il n'y a pas d'autres secrets dans ce film que le nôtre, mais nous préférons ne pas le voir. Nous sommes lâches. Pour notre bien immédiat.
Comment évoquer ce film, qui tient toutes les rênes de mon imaginaire ? C'est un défi en soi que de révéler devant vous cette partie intime et secrète de mon monde, cette chambre dérobée qui mène à un escalier en colimaçon jusqu'aux cieux de mon esprit.
Il me faudrait être poète, je ne le suis. Mais, avant de partir dans d'autres songes, je m'étais promis de retoucher, ici et là, le portrait de Holly G, personnage histrionique et facétieux, désespérément heureux, que certains d'entre vous connaissent mieux que d'autres, mais qui n'a jamais donné, volontairement, une image fallacieuse d'elle-même. Holly, c'est moi, même si je suis heureusement plus vaste qu'elle. Holly G. est, cependant, le marionnettiste de Céline F., quand, raisonnablement, on s'attendrait à l'inverse...
Il n'y a peut-être que ma Fauna qui peut tirer chacun des fils, à la fois parce que ce film lui est aussi cher qu'à moi - et c'est peu dire, car je sais à quel point ce film surligne au point de croix ses pensées - mais aussi parce qu'elle connaît l'essentiel de ma personne, ignorant les aspects les plus prosaïques et matériels, qui ne sont réalité que pour ceux qui vivent dans l'apparence, qui n'est pas là où on l'estime en général.
Qu'est-ce que le réel ?
Le film s'ouvre sur une citation légèrement contrefaite d'un poème de Poe, "un rêve dans un rêve" (''a dream within a dream"), qui énonce la clef du mystère, si mystère il y a... Pique-Nique à Hanging Rock est un film qui met dos à dos toutes nos tentatives pour le pénétrer rationnellement. Il se vit de l'intérieur ou alors vous passez à côté de lui. Ce film est une ode à la vie intérieure qui ne se possède pas mais dans laquelle on est possédé. Il n'y a donc aucun mystère pour moi sinon celui de la pureté de l'enfance dérobée par l'adolescence qui est l'hallali de toutes les promesses de la vie première, celle de l'imaginaire qui se fracasse contre Anankè. Miranda est un ange de Botticelli ; elle est la poésie ultime de notre monde, qui ne peut que la rejeter, car elle en sait trop. Elle hante le film de bout en bout, alors qu'elle n'est présente qu'une demi-heure. Elle laisse la trace de son empreinte en nous. Sa disparition sera notre douleur et elle ne répondra pas mieux à la question du sens de notre vie, puisqu'il s'agit de cela et de rien d'autre.
Ce thème de la disparition est on ne peut plus barrien (Mary Rose, par exemple) et propre à un certain folklore anglo-saxon. En revoyant ce film, pour la énième fois, j'ai été inspiré par un rapprochement que je développerai certainement un jour.
Mais revenons, un instant, aux apparences, pour enfin dire la substance du film, pour ceux qui l'ignorent.
Pendant un pique-nique, disions-nous,
dans le bush australien, trois jeunes filles virginales, et leur professeur, une vieille fille, disparaissent mystérieusement, sans que jamais elles ne puissent être retrouvées. Une seule d'entre elles reviendra, amnésique. Si elle se souvenait, elle ne pourrait plus appartenir au monde des hommes. Cette disparition bouleversera la communauté entière, l'émotion s'étendant au-delà des frontières de l'école de Mrs Appleyard, ce monstre sensible - on pressent qu'elle se force à la dureté et qu'elle se contraint à accomplir ce qu'elle croit être le devoir de sa position. Ne répète-t-elle pas le discours cruel qu'elle va énoncer à la jeune personne qu'elle chasse, car son entretien n'est plus payé ? Elle suicidera après avoir conduit cette pensionnaire, la fragile et passionnée Sara, orpheline et abandonnée par son tuteur, à se tuer.
Tel un ange, Sara rend visite en rêve à son frère (qui se révèle être Albert, le valet de Michael), perdu de vue, avant d'être emportée ailleurs par les puissances de la mort. Et le film meurt bientôt sur cet adieu, sur le chant du cygne (le symbolisme celtique de cet animal envahit l'écran) de l'enfance évanouie à jamais.
La beauté de ce film sombre réside dans le parti pris résolument esthétique de la photographie, qui est l'oeuvre de Russell Boyd. Un voile de mariée aurait été placé devant la caméra et la musique lancinante, une flûte de pan, entretient l'atmosphère qui hante le coeur du spectateur, pour toujours.
En 1998, le film sera remonté et amputé de 15 minutes, essentiellement coupées sur le dernier tiers de l'histoire, ce qui précipite la fin et la gaine d'un noir encore plus impénétrable. Cette version seule est désormais disponible en DVD. De même, l'image sera retravaillée et le filtre jaunâtre - procédé courant dans les années soixante-dix pour donner une patine ancienne aux films qui se déroulent dans le passé - disparaîtra, pour laisser imploser les couleurs vives et joyeuses du film.
Le film est adapté, avec liberté, du roman de Joan Lindsay (1896 - 1984). Cette dernière a épousé son peintre de mari le jour de la Saint-Valentin, qui est aussi le moment précis où débute l'histoire. Patricia Lovell, la productrice du film, a découvert le livre en 1972 et c'est grâce à elle que le film a pu voir le jour. Il faut lui rendre hommage, car elle a bataillé pendant 3 ans pour ce film. C'est grâce à elle aussi si les ventes du roman ont décollé, permettant à son auteur de vivre confortablement les dernières années de sa vie. Le film et le roman ont des différences importantes, ne serait-ce que l'âge des demoiselles, qui sont moins enfantines dans le film que dans le livre. Ce que l'on perd d'un côté (une image trouble de l'enfance), on le gagne de l'autre (une sensualité de gestes et de regards, le sentiment d'une imminence de la chute, d'une seconde chute originelle ; l'adolescence est l'immonde incarné). Le roman devait résoudre l'énigme du film de manière peut-être décevante. Seuls les mystères véritables sont beaux. L'éditeur avait d'abord coupé les dernières pages avant la publication du livre. Cette fin ne fut connue qu'en 1987, soit vingt ans après la publication du roman, dans un livre intitulé The Secret of Hanging Rock. En six pages jusques alors inédites, nous apprenons que les demoiselles, Marion, Miranda et Miss McCraw, ont été en quelque sorte "appelées" par l'immense rocher. Elles se sont débarrassées de leurs corsets, de leurs vêtements inutiles, et ont découvert une faille spatiale, puis se sont transformées en serpents ou en lézards, en se faufilant entre deux rochers.
Toujours, avant cette révélation un peu absurde ou risible, l'auteur avait entretenu le mystère, entourant de silence les questions concernant la véracité du récit. Aujourd'hui, on sait que tout ceci n'était que fiction et nous le regrettons. Cependant, Hanging Rock existe réellement, en Australie, non loin de Melbourne. Cf. cette page en anglais très détaillée et dévolue au roman complété.
Dominic Guard, l'inoubliable messager de Losey
est captivé à jamais par la vision des jeunes filles en fleurs qu'il n'a fait pourtant qu'apercevoir et par le mystère de leur disparition. Il nous ressemble.
Il est nous et sa présence révoltée, puis combattue, est une image de notre propre échec.
Libellés :cinéma,Peter Weir,Picnic at Hanging rock
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