jeudi 24 mai 2007
"The ceremony of innocence is drowned." (W.B. Yeats, The Second Coming)

***

Scellons les passionnantes et invisibles associations d'idées qui nous conduisent d'une pensée l'autre, dans les drapés de ce faux hasard que nous provoquons, d'un état l'autre, de l'extase à la dépression, de l'excitation vibrionique d'instants égarés à l'ennui provoqué par la conscience de notre vanité et par la stérilité promise des échecs passés. Mais le pire n'est-il pas encore de ne pas essayer ? Je n'épouserai pas la honte de finir inachevée. Jamais, je ne renoncerai. Je réussirai peut-être car je suis désormais, paradoxalement, détachée du désir de victoire. Je réussirai au-delà de mon refus et de mon appréhension à dépasser ce carrefour. Le trop grand appétit est un mors. Le manque d'appétit est une mort.

Sachez simplement que, pendant que je rédige ce billet et que je manque par la même occasion à certaines de mes obligations, j'écoute Le tour d'écrou, l'opéra de Benjamin Britten.



Cette confession n'aura peut-être pas de sens, pour la plupart d'entre vous, mais l'un de mes lecteurs (je n'aime pas beaucoup ce terme qui me paraît prétentieux, car je ne donne rien à lire mais plutôt à observer) avait compris le sens de ma démarche - et il est le seul - et m'avait écrit ceci :

"Je ne sais pas si vous mesurez vraiment ce que vous faites qui me semble être une véritable expérience artistique, la construction publique et quotidienne d’un univers mental ? Je ne sais pas si le mot est le bon. "

Je fus stupéfaite par la facilité avec laquelle je fus trouvée et démasquée, sur ce point et d'autres plus sensibles. Je n'ai pas encore répondu à cette lettre qui date d'avant mon voyage en Ecosse et je le ferai. Je suis incapable d'écrire à mes amis en ce moment et je leur en demande pardon. Patience.
Ce billet est donc en lien avec le précédent, dans cette chaîne, qui, de maillon en maillon, aboutit jusqu'à ce jour de mai. L'enfance mise à nu, l'enfance dissimulée, l'enfance perdue et retrouvée. Nous y sommes, avec ce très beau film initiatique et onirique, doux et effervescent, simple et multiple, pur et indécent.

Je l'avais déjà effleuré ici, d'un cil. Ma Fauna m'avait parlé la première, en juin dernier, de cette histoire. Je m'étais empressée d'acheter, puis de voir ce film, mue par ma confiance en cette jeune personne qui allait devenir mon amie.
Autrefois, j'étais comme cette fillette nommée Alice
personnage du film au coeur de ce billet. La belle enfant désire à tout prix être choisie parmi les autres, afin de sortir plus vite. Sortir d'où ? Le sait-on mieux qu'elle ? De sa vie présente, de son enfance, de ce destin provisoire qui lui a mis les fers. Il ne faut rien précipiter. Il des êtres qui prennent plus de temps que d'autres à mûrir, à vivre, déliés. Le temps n'est rien si on vit intensément, en l'oubliant, en s'amusant avec lui comme on le ferait avec une corde à sauter ; il est tout si on le laisse nous voler l'innocence et entailler notre durée.
La nature est un autre visage du temps vivant ; elle est le modèle que doivent suivre les petites demoiselles, obéir à son ordre et à son rythme, sans compter les heures, comme les papillons qui ne le sont qu'après un certain nombre d'étapes. Jusqu'à ce qu'ils soient, plus tard, parfois, mis en boîte, sous verre, par les mains délicates de celle qui n'est jamais sortie, le professeur de sciences naturelles. Pénétrante image d'une métamorphose impossible que cette femme estropiée, condamnée à demeurer en cette place, à inculquer les lois de la nature qu'elle a dû refuser autrefois, en voulant faire fi des médiations. Elle fut punie (la jambe cassée) pour avoir manqué à ses obligations d'enfant.
Alice, elle aussi, a sauté par-dessus le mur. Elle a commis la suprême faute, renouvelant celle de son ancêtre, Eve. Elle ne reviendra jamais. Sûrement est-elle morte ou perdue. Mais, déjà, on entend les chasseurs et le loup dans le bois. Non, décidément, je ne suis pas comme elle. Pas plus que je ne ressemble à la délicate Iris 
qui aimerait toujours demeurer dans l'instant et le prolonger, jusqu'à certainement l'user. Bien sûr, je suis Bianca, comme chacun d'entre vous. Dans le présent, grosse du passé et avide de l'avenir.
Une école, quelque part, on ne sait où. Il pourrait tout aussi bien ne s'agir que d'une allégorie de l'enfance et de ses mues ou encore d'une seconde vie où arrivent les enfants morts dans la nôtre, avant d'être replongés (image de l'eau grouillante de poissons, à moins qu'il ne s'agisse de spermatozoïdes... La caméra ne le dit pas précisément.) dans le flux vital, un cycle différent, qui se prolongera dans l'amour et la maternité. Une autre vie ou bien la première, recommencée à un autre moment du cycle. On songe d'abord à une forme de purgatoire ou de paradis éventé. Rapidement, nous laissons de côté les explications et nous nous abandonnons au latent du film, appréciant le manifeste, souffle court et gorge serrée, émue de beauté et de tristesse.
Un cercueil s'ouvre et une enfant presque nue en sort, comme d'un second ventre. Elle est entourée de plusieurs petites filles d'âges différents. A chaque âge correspond une couleur. Les fillettes échangent leur couleur. Chaque nouvelle arrivante modifie la hiérarchie. Les plus âgées s'occupent des plus petites. Le film s'annonce au départ sans adultes, dont la présence se confirmera plus tard et au second plan. Il ne s'agit pas d'une société d'enfants comparable à celle représentée dans le roman de William Golding,









[images extraites du film de Peter Brook]



Les enfants ne singent pas les adultes. Ils doivent accomplir leur enfance et sont conduits jusqu'à la fin du voyage, pour être remis ensuite entre les mains de ce que Michel Tournier appelle la "fée puberté". Il n'y a que deux jeunes femmes professeurs, interprétées par Hélène de Fougerolles et la très sensible Marion Cotillard, qu'il suffit de regarder pour avoir envie de deviner et d'accueillir en soi la tragédie qu'elle porte en elle, dans la douceur et le silence de ce visage d'enfant grand. Elle enseigne la danse et son corps dit ce soupçon de grâce qu'elle insuffle à ses élèves.



On ne sait la raison de sa présence ici. On l'imagine à vieillir, comme les servantes grises des enfants, ou peut-être condamnée à une éternité de jeunesse. Ou peut-être fut-elle graciée et obtint-elle le privilège de demeurer spectatrice de ce vert paradis baudelairien. Qui sait ? Est-elle le fantôme de cette autre fillette, un peu cruelle, qui mourra noyée ou suicidée ?


Ce film, qui puise une petite part de son inspiration dans Pique-Nique à Hanging Rock, est celui de Lucile Hadzihalilovic, d'après une nouvelle de Frank Wedekind intitulée Mine-Haha, ou l'éducation corporelle des jeunes filles, que l'on peut lire dans certains recueils de nouvelles (parfois épuisés) de l'auteur allemand, ou mieux encore ici, en version originale.

Aimez-le !

" Une nuit, Naema vint près de mon lit, releva la couverture et m'emporta toute nue. Dehors elle me coucha dans une caisse étroite exactement à ma mesure et ferma le couvercle. Puis je ne sais rien de plus que d'avoir vu tout à coup la lumière du jour briller à travers les trous de la caisse. La caisse fut alors redressée et ouverte. J'en sortis. "


*


" Lorsque aujourd'hui je repense à ces sept années, elles me paraissent absolument dénuées de toute dimension temporelle, comme un instant, presque comme le rêve d'une seule nuit (...). D'aucune des filles ne m'est restée en mémoire leur façon de parler. Je sais seulement encore comment elles marchaient. "

Bande-annonce du film :


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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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