dimanche 22 novembre 2009
Il y a quelques années, Andrew Birkin, grand défenseur de la cause barrienne et l'un de mes chers amis, une personne que j'admire et que je respecte infiniment (ils sont rares ces êtres), m'avait envoyé une adaptation de Peter Pan, qui avait l'originalité et le mérite de tenir compte de toutes les versions de la pièce (elles sont nombreuses), du roman et des Carnets de l'auteur, James Matthew Barrie. En sous-titre de la pièce, il reprenait l'un des premiers titres que Barrie avait choisi : "The Boy Who Hated Mothers" - "Le garçon qui haïssait les mères". J'avais dévoré la pièce, dans la journée, et j'étais devenue fébrile au fur et à mesure que les scènes se jouaient devant mes yeux, dans mon théâtre imaginaire. Je savais que j'étais en train de lire un Peter Pan parfait, un Peter Pan selon mon cœur, qui faisait vivre tous les paradoxes et les ambiguïtés du personnage et de l'histoire. Et, lorsque le dénouement arriva, je me mis à pleurer, pétrifiée et ravie de la fin qu'Andrew avait imaginée, et ce dans le plus grand respect de Barrie, tirant au clair une conclusion que Sir James avait simplement imaginée.
Je savais que je traduirai cette pièce, un jour, ne serait-ce que pour mon plaisir personnel.
En juin dernier, alors que je me rongeai les sangs et donnai des coups de pied à chaque jour qui me séparait de ma soutenance de doctorat, je reçus un courriel d'un metteur en scène marseillais, Alexis Moati. Ce dernier me demandait quelques renseignements sur Peter Pan. Ses questions étaient précises et manifestaient un réel intérêt, une sensibilité, une sorte de pudeur, quelque chose d'alarmé et d'élégant dans les accents de sa prose, quelque chose de personnel en somme, qui me contraignirent à lui répondre, alors que d'ordinaire j'ai tendance à expédier - exécuter - ceux qui m'écrivent et qui, en général, ne cherchent qu'à tirer un parti ou un autre, sans la moindre sincérité. Bien sûr, je fus d'abord méfiante, mais j'ai très vite décidé de lui accorder ma confiance. Il avait en tête l'idée de porter à la scène Peter Pan et se demandait quel texte adopter. Très vite, avec la permission d'Andrew, je lui ai parlé de cette fameuse adaptation. J'ai rencontré Alexis à Paris et la confiance s'est nouée et l'amitié est née, j'ose le penser et le dire. Maintenant, j'ai hâte d'être spectatrice !

En ce moment, Alexis conduit les répétitions avec son équipe.


[Photographie d'Alexis.]

Il a choisi pour incarner Peter Pan une danseuse comédienne. On ne peut mieux faire et penser.
La première aura lieu en début d'année prochaine. Je vous tiendrai au courant, bien entendu, amis barriens. Probablement aurai-je l'exclusivité de quelques images dans les semaines à venir. Pour l'heure, je n'en dirai pas plus, puisque le projet est en construction et que le mystère doit demeurer.
Je suis profondément bouleversée, excitée, angoissée, curieuse et confiante. J'escompte me rendre sur place lorsque les répétitions seront bien avancés, puisqu'il est hors de question pour moi de gêner qui que ce soit. À chacun son travail !
J'ai écrit un petit texte pour Alexis. Je ne sais s'il l'utilisera pour sa plaquette de présentation de la pièce, mais j'avais le désir de le partager avec vous qui me lisez - à visage découvert ou en cachette... Vous n'y apprendrez vraisemblablement rien de nouveau, puisque j'ai abondamment commenté le sujet ici et là. L'absolument inédit viendra plus tard, dans ma biographie...

***

Peter Pan et la haine des mères
ou le souvenir d'un enfant jamais (jamais jamais) né

« Peter laisse mourir les enfants dans les bois, il jubile et s’en va (pour le dire à leur mère). » (James Matthew Barrie)

[Photographie des « tombes » des enfants perdus, diligemment enterrés par Peter Pan, dans les Jardins de Kensington. Photographie de Céline-Albin Faivre]

Nous consumons notre vie à la flamme de nos violents songes d'enfance, pour oublier la réalité qui nous tuera ; car vivre n’est que faire l’expérience de cette simple vérité : on ne peut que déchoir du bonheur, comme de l'enfance. Patatras ! Un jour, on est touché par la grâce, mais une seule fois, quand on ne sait même pas qu’un tel état existe. Accident ! Là est toute l’ « innocence » de l’enfance ; ici est l’entière méprise des adultes : rechercher un vert paradis qui n’a jamais existé en tant que tel ; s’adonner, les soirs d’automne, à une nostalgie qui n’a pas d’objet réel, mais a seulement pour fond un idéal fantasmé, imaginé abandonné comme un jouet cassé, par lâcheté. L'adulte est dans l'enfant et l'enfant est dans l'adulte, mais sans commune mesure ; l'enfant est le père de l'homme, nous dit Wordsworth (la réciproque n'est jamais vraie). L'adulte n'enfante plus rien de sérieux. Il croit renoncer à l'enfance, quand c'est elle qui le quitte avec mépris. C'est le transvasement de l'enfant dans l'adulte, cette espèce de division cellulaire ou de dégénérescence, que cette pièce nous donne à contempler. C'est cela qui m'importe vraiment : non pas une idéalisation de l'enfance, par illusion rétrospective d'un état inaccessible, mais une immersion dans les profondeurs d’un univers, certes différent du nôtre dans ses apparences les moins sensibles, mais qui en est le négatif véritable. Peter Pan est le creuset de nos songes, de notre inconscient ; il permet toutes les projections du for intérieur. Peter Pan n'existe pas de notre existence, mais il vit en chacun de nous.
Andrew Birkin, l'auteur de l'adaptation théâtrale que j'ai traduite, le merveilleux connaisseur de l'œuvre barrienne, parle à très juste titre de « génial sadisme » quant à l'esprit si singulier de l’écrivain auquel il a consacré une part importante de sa vie. Un article du Times qu’il cite dans les premières pages de sa « biographie kaléidoscopique » résume assez bien la complexion littéraire de l’enchanteur écossais : «Barrie peut être sans cœur, aussi cruel que la mort, aussi cynique que le Démon. (…) La cruauté vient de sa vision intellectuelle, la tendresse de son cœur chaleureux, confiant, mais sensible jusqu’à la peine. »
Cette tendresse cruelle et cette tendre cruauté sont incarnées à la perfection dans l'histoire de Peter Pan. Le petit garçon sans cœur n'est-il pas celui qui s'écrie : « J’oublie les gens après que je les ai tués. » ? Il faut prendre l’expression « sans cœur » littéralement, semble-t-il, et pas seulement dans un sens métaphorique… Et seulement, peut-être, à ce moment-là, pourrons-nous comprendre à quel point Peter Pan est aussi ambigu et insaisissable que son créateur.
Peter Pan est une histoire qui ne parle, en vérité, que de la maternité et de la mort, mais aussi de l'ambiguïté des êtres humains celle des femmes, surtout. L'histoire d'une perte, en tout cas. Rendons grâce à Andrew Birkin, sans dévoiler certain retournement de la pièce, d'avoir eu l'intelligence, la sensibilité et le courage suffisants pour nous présenter le motif secret de l'oeuvre barrienne secret très bien gardé par le Capitaine Hook-Crochet.
Je ne suis pas une amie des mères, car les mères transmettent autant la mort qu’elles donnent la vie. J'ai de solides raisons de me méfier d’elles, comme Peter Pan, comme Barrie certainement. Je me méfie d'elles autant que je puis, hélas, les aimer quelquefois, leur reconnaissant de temps en temps ce rare mérite, qui est celui de l'inconditionné. Il est simplement dommage que la majorité d'entre elles confondent cet enfant intérieur, caché ou non dans un accroc fait à l'ombre de Peter Pan, avec celui auquel elles donnent vie. L'erreur est là, très aisée à commettre, voire tentante. Je me demande souvent si elles ont conscience, à certaine heure du crépuscule, de confondre l’amour de leur enfant réel avec l'amour d'un enfant rêvé ou l’amour de leur enfance passée. Peut-être bien. C’est pour ces raisons que l’adaptation d’Andrew m’a paru follement excitante et essentielle. Les mères sont vouées à décevoir. Qu'elles soient « suffisamment bonnes » ou qu'elles soient des sorcières indifférentes. On en veut toujours à sa mère. Dans l'insconscient, il y a davantage de mères assassinées que de pères... Et les pires mères, au fond, sont les meilleures !
Et puis, une fois pour toutes, cessons de voir en Peter un enfant qui ne veut pas grandir ! (Il n'y a bien qu'une mère pour refuser à son enfant le droit de grandir...) Tuons ce malentendu ! Barrie envisageait, comme titre possible d'une autre pièce mettant en scène Peter Pan, cette dénomination: « L'homme qui ne grandit pas (ne pouvait pas grandir) »... Peter prétend ne pas vouloir grandir – et il est si doué pour faire semblant qu'il en arrive à se convaincre lui-même d'une vérité qu'il fait advenir par son jeu, par ce jeu ou interstice qui existe soudain entre les coutures du réel et de l'imaginaire. Mais Peter sait très bien qu'il ne peut pas grandir ; et il ne le peut, car il n'est jamais réellement né, ou plutôt sa mère a presque oublié qu'il était né, un jour... Ce qui revient à n'être pas né du tout. Quoi de plus terrible que d'être prisonnier dans un pli de la mémoire oublieuse d'une mère ? S'il est vrai et peut-être un peu triste que Peter ne grandira jamais, il est tout aussi vrai et heureux qu'il ne mourra jamais. Si Peter n'est jamais né, il ne craint pas la mort. Mourir serait donc « une prodigieuse aventure », parce qu'elle ferait de lui un petit garçon comme les autres : de chair, de temps et de sang. On ne peut que s'incarner dans le temps ; on ne vit éternellement que dépossédé de la mémoire. Peter n'est pas tout à fait comme vous et moi : il ne lui arrivera jamais de se souvenir qu'un jour il fut un enfant et que, désormais, il est condamné à porter en lui la tombe de cet enfant qu'il n'est plus et ne sera jamais plus.
Roger Lancelyn Green, qui a écrit plusieurs fois au sujet de Barrie, livre cette vérité à propos de Peter Pan : « (…) il représente pourtant quelque chose qui est en chacun de nous. À l’instar de Tinker Bell, il n’est ni la lumière ni le miroir, mais le reflet, qui, seul, est visible. » Peter Pan est donc un reflet, l'esprit de l'enfance qui survit à tous les enfants morts, et c'est la raison pour laquelle il parle à chacun d'entre nous, grands ou petits. Ne doutez pas de lui ! Il reviendra vous saluer à chaque fois que vous vous retournerez sur vous-mêmes, afin de prendre par surprise l'ombre de l'enfant que vous fûtes et êtes encore quelquefois.
La preuve !
Céline-Albin Faivre

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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