mardi 6 décembre 2005
* Du heurt à la porte dans Macbeth 
 La différence entre le philosophe et l’essayiste et l’écrivain est peut-être la passion et l’obsession du détail. Non que le philosophe les ignore, au contraire son caractère d’obsessionnel et ses tendances paranoïaques le pousseraient plutôt à en avoir un grand souci, mais la passion de l’essayiste pour le détail est d’une autre nature. Quand le philosophe se sert du détail pour soutenir, peaufiner ou masquer la faille de son idée globale ou englobante, l’essayiste part du détail pour reconstituer un monde qui sortira tout entier de ce détail. Le premier justifie rétroactivement le détail quand l’autre fait l’inverse, il fait tenir son idée sur la pointe du fragment. Thomas De Quincey nous livre sa leçon sans attendre : «Ici je m’arrête un moment pour exhorter le lecteur à n’accorder jamais aucune attention à sa raison quand elle entre en conflit avec toute autre faculté de son esprit. La simple raison, encore qu’utile et indispensable, est la plus pauvre faculté de l’esprit humain, et la moins digne de confiance ; et pourtant la grande majorité des gens ne se fient qu’à elle ; ce qui peut suffire à la vie ordinaire, mais non point à des fins philosophiques.» L’intelligence que nous avons du monde qui nous entoure est perverti par la raison qui nous empêche de voir hors de nous et en nous. L’émotion, «l’effroi», « la profondeur de solennité» éprouvés par De Quincey à l’audition de ce bruit n’ont pu lui être expliqués ou justifiés par le fait de sa raison. En vérité ce bruit est l’expression, une des expressions du tragique qui se manifeste souterrainement. Or, si le tragique se comprend intuitivement, il paraît impossible à conceptualiser, à expliquer, car il parle moins à notre entendement qu’à nos entrailles d’où il tire son écho quand la raison reste en surface. Il est suggéré, et demeure muet et invisible pour la raison. La raison ignore la perspective ainsi que le démontre De Quincey quand l’œil la perçoit instantanément. Certes, la raison peut aider à comprendre comment reproduire la perspective mais la connaissance qu’elle apporte est toujours secondaire, médiate par rapport à l’intuition (lorsqu’elle n’est pas pervertie par la raison). Le thème de ce minuscule essai est le bruit produit par quelqu’un qui frappe à une porte. Mais ce n’est pas n’importe quelle porte, mais celle de la demeure de Macbeth, dans laquelle il vient d’assassiner le jeune et vertueux Duncan. Le thème de la porte est un thème qui revient souvent dans l’œuvre de Thomas De Quincey. Elle symbolise la mince cloison qui sépare le monde des vivants de celui des morts, le monde de ceux qui veillent de celui de ceux qui rêvent. La porte suggère l’effraction, l’assassinat, la cruauté, la mort. La finesse de l’analyse, à la fois psychologique et philosophique, de De Quincey présente un intérêt majeur, si on la met en parallèle avec celle d’Aristote quant à la catharsis. On nous pardonnera de préférer celle de l’auteur anglais, plus aiguë et troublante pour le lecteur ou le spectateur, car elle suppose une identification – ou une « sympathie », à savoir la possibilité de se mouler dans les sentiments des protagonistes - du meurtrier et de l’innocent amateur de tragédies. Il semble que la description que l’auteur de L’assassinat considéré comme un des beaux-arts soit très loin de considérer la tragédie comme l’occasion d’une catharsis. Il nous invite à « plonger » notre regard dans l’enfer intérieur du meurtrier. Le regard dépourvu du lest de la raison qui nous empêcherait, comme pour la perspective, de voir. Le heurt sur la porte marque le réveil de la conscience humaine et l’enfouissement ou l’endormissement du monstre en l’homme. Le moment qui précède le heurt est celui d’une suspension de la raison ou d’une hypnose de cette faculté qui permet aux autres de n’être plus sous sa tutelle et de percevoir tout ce qu’elle masque ou évite… Ce que De Quincey décrit dans ce texte est une sorte de « pause métaphysique » au sein du courant de la vie prosaïque. Le sublime kantien ressemble à cela. Stevenson nous donne à pressentir la juxtaposition de ce «cœur humain » et de ce «cœur démoniaque» dans sa longue nouvelle, Docteur Jekyll et Mister Hyde. Le heurt sur la porte est le sobre et génial artifice que Shakespeare a inventé pour symboliser ce partage entre ces deux mondes. Rien n’aurait su exprimer mieux pour De Quincey l’effet voulu par le dramaturge, surtout pas le langage de la raison qui ne laisse jamais place à la suggestion ou à l’interprétation, mais dont la qualité est de tout dire lorsqu’elle parle. Le bruit se répand de manière inconsciente dans l’être et provoque une réaction. La fin de l’essai montre combien De Quincey accorde de valeur à l’œuvre de Shakespeare, en qui il voit une sorte de divinité, dont les œuvres ne comportent aucun détail superflu : tout n’est que « preuves de dessein et d’arrangement cohérent là où l’œil inattentif n’avait vu qu’accident ! » Certes, l’interprétation de De Quincey fait appel à son propre monde intérieur et elle semblera d’autant plus raisonnable ou rationnelle qu’elle s’accordera avec le nôtre. A l’instar de toutes les interprétations, elle n’est ni juste ni fausse, mais apporte un éclairage que l’on ne peut négliger puisqu’il dit le ressenti d’un être humain, un ressenti qui a au moins une chance de faire écho avec celui d’un autre humain, le dramaturge.

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