mardi 20 décembre 2005
Le divertissement occupe la faculté de penser et met, de ce fait, en suspens une pensée ou une idée désagréable, il est un des moyens de ce phénomène que nous appelons l’évitement. La marque du caractère tragique de l’homme est son incapacité à penser à lui-même et le divertissement lui permet d’éviter ce face à face avec un futur squelette et un homme d’ores et déjà blessé. Pascal ne blâme pas l’homme qui évite, il y a fort à parier qu’il suppose l’homme incapable d’éviter l’évitement, mais il déplore qu’il ignore la nature de cet évitement, qu’il s’illusionne sur l’objet de la quête, et qu’il confonde l’objet après lequel il court et la course (principe de l’évitement). Pourtant, si la course est plus importante que le but, l’un et l’autre sont nécessaires, afin d’entretenir l’illusion (l’évitement ou le divertissement) : « Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. » Il joue à se faire peur ; le divertissement est une espèce de jeu de rôle qui fragmente l’homme et lui donne l’occasion de s’oublier. L’homme qui joue n’est pas en danger, mais il aime à faire semblant de l’être. Il ne risque que sa vie imaginaire. Ce faux risque le détourne provisoirement de celui, réel, qui n’est autre que la vie elle-même. Le risque et l’ennui sont les deux limites qui circonscrivent notre appétit de vivre.
Le contraire de l’évitement (ou du divertissement) serait le repos. Par ce mot, Pascal entend la satiété de l’esprit, le bonheur d’être en soi, sans ouverture vers un monde extérieur au for intérieur. La description de l’âme humaine et de ses inévitables tourments par Pascal ressemble à celle de Schopenhauer, pour qui nous oscillons entre la douleur du désir et l’ennui. Le divertissement rend mobile la pensée et, de ce fait, elle devient inapte à tout autre usage. Pascal établit une sorte d’équation entre la pensée et le malheur. Le malheur nous est « naturel », attaché à notre condition misérable. La pensée ne nous rend pas malheureux mais elle le réveille, comme un faux mouvement éveille une dent malade. Penser véritablement, c’est-à-dire à soi, c’est se condamner à la conscience de notre malheur. Celle-ci appelle une consolation qui ne peut être trouvée, ce qui signifie que l’homme n’est pas en mesure de supporter cette pensée qu’il ne fait qu’effleurer. L’ennui n’est pas proportionnel à la puissance de l’individu, à sa capacité de réaliser ses désirs, ou en général à l’obtention de tous ces biens dont la possession passe pour caractériser les gens heureux. L’ennui est également partagé entre les hommes et les femmes, quel que soit leur degré de richesse, d’intelligence ou autres ; il est la phase intermédiaire avant le désespoir. L’ennui, c’est-à-dire la pensée inoccupée par les objets du divertissement redevient libre pour la pensée de soi, donc pour la conscience de l’étendue de notre malheur.
Le divertissement pascalien est souvent mal compris. Pascal le juge nécessaire et ne cherche aucunement à nous en guérir, une telle tentative se révèlerait plus dommageable que le mal dont elle serait censée être l’antidote. Sa critique ne porte pas sur cet « instinct secret » qui nous pousse au bruit et à la fureur, mais sur la méconnaissance que nous avons de notre nature et qui nous aveugle sur le besoin que nous avons, celui du divertissement, et non des objets qu’il nous propose d’obtenir. La vanité de l’homme , seul reproche de Pascal, consiste autant à croire que des biens matériels ou intellectuels le rendront heureux – quand il est métaphysiquement malheureux - que de blâmer ceux qui recherchent ces biens, croyant de ce fait témoigner de sa sagesse ou de sa lucidité par ce blâme, car dépossédés de l’instinct de cette quête, l’homme sombrerait dans un insurmontable désespoir. Ceux même qui remarquent la vanité des biens convoités sont encore plus à plaindre de leur bêtise que les autres, car ils s’imaginent n’être pas vains… Le Quohélet ne dit rien de plus, rien de moins. « Tout est vanité », ce qui signifie que rien ne peut échapper à cette condamnation, pas même la condamnation…
Pascal ne croit pas en la sagesse, ou tout au moins en une sagesse absolue qui nous permettrait de nous contenter de notre état et d’être heureux dans le repos. Non, il n’y croit pas, à peine croit-il en la capacité que nous avons de nous rendre compte du phénomène qu’il appelle divertissement – sinon, en effet, pourquoi prendrait-il la peine d’écrire ces pages ? A moins, que ce ne soit dans un but de divertissement, ainsi qu’il le laisse entendre à demi.

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