lundi 16 janvier 2006
Le fantasme commun de tout lecteur et de tout auteur est de transgresser les limites de la lecture, de briser le cadre dans lequel s’exercent les rapports de celui qui écrit et de celui qui lit.
Qui, en effet, n’a jamais rêvé de pénétrer à l’intérieur du livre, de participer d’une manière ou d’une autre à l’action, voire de prendre la place de l’un ou l’autre protagoniste ? Qui n’a jamais eu envie que le romancier le prenne à parti, lui offre une occasion d’être plus qu’un lecteur, ou bien qu’il change les règles du jeu de la lecture ?
Ces limites sont d’abord celles du temps et de l’espace. Le procédé de l’écriture et celui de la lecture sont d’évidence séparés par le temps et par l’espace. L’écriture est éloignée du fait de la lecture par un laps de temps plus ou moins long : de quelques mois à quelques années ou siècles. L’auteur et le lecteur sont également distants dans l’espace, ils peuvent même habiter à l’opposé l’un de l’autre sur le globe terrestre.
Un livre est une trace, une brique, sur la route pavée de bonnes et de mauvaises intentions du lecteur. Le livre, lui-même, est un objet étrange et ambigu : il est à la fois un espace de liberté (on peut interrompre sa lecture, revenir en arrière, sauter des pages, commencer par la fin…) et une prison (le livre est écrit selon les codes qu’a choisis l’auteur). Il impose un ordre de lecture, avec ses pages et ses chapitres numérotés ; parfois, la présence d’un signet dans des éditions plus raffinées, ou d’un marque-page ajouté par le lecteur, balise la lecture. Tout dans le livre, en tant qu’objet, suggère un parcours, une quête vers le sens, qui sera donné par le fin mot de l’histoire. Une fiction est un univers en miniature. Le roman victorien se présente en tout cas sous cet aspect.
L’autre limite, facile à percevoir, est l’impossibilité d’une interaction réelle entre le lecteur et l’auteur. Au fond, la situation limite peut être exprimée de cette manière abrupte : le romancier ne peut tuer son lecteur et réciproquement. A la limite, l’auteur peut influer sur le lecteur en suscitant en lui toute la gamme des sentiments et des émotions, il peut le faire réfléchir, transformer certains de ses jugements, ouvrir son horizon, produire un désir d’émulation, etc. Mais il ne peut l’atteindre immédiatement. La situation du lecteur est encore plus exiguë, car celui-ci ne peut avoir d’influence sur l’auteur qu’en contournant la réalité du livre.
Le pacte de lecture :
La convention tacite qui existe entre l’auteur et le lecteur est héritée du roman du XIXe siècle, même si celle-ci connut quelques coups de canif. Elle signifie que l’auteur dira la vérité, qu’il ne trahira en aucune manière les apparences ni qu’il se jouera de manière déloyale de son lecteur (de la manière dont, par exemple, Hitchcock « trompe » le spectateur dans Stage fright).
« Le contrat en question suppose que l’auteur finira par révéler ses intentions sous-jacentes et les dessous de l’intrigue – en auteur en qui le lecteur peut avoir toute confiance, même s’il a été mené de surprise en surprise et constamment taquiné par les rebondissements de l’action. De nos jours, la fiction de qualité est beaucoup moins encline à expliciter ses mobiles, et même à avouer “ce qui se passe vraiment” dans le livre. Le caractère explicite du roman tel qu’on le concevait à l’époque victorienne se trouve compensé par l’extrême réserve dont il fait montre sur toute une série de sujets, dont bien évidemment, le sexe, mais aussi sur d’autres questions jugées indignes de mettre le lecteur en appétit : la folie humaine, les lieux d’aisance, le quotidien des pauvres. On glissait là-dessus, histoire de conforter ce mythe commode : que de telles horreurs n’existaient tout simplement pas. (1)
J’ai voulu bouleverser ces conventions dans le Quinconce en composant un livre qui puisse – à première vue – se lire comme un roman victorien, mais où les questions occultées par ce principe seraient agités en coulisse, menaçant à tout instant de faire irruption sur le devant de la scène, de déranger le noble tissu des apparences, dont l’idéologie victorienne, comme toute idéologie, se plaît à draper la réalité. » (2)
La morale qui pourrait s’appliquer à un roman tel que Le Quinconce est la suivante : « La vérité prend du temps », formule héritée d’une série américaine, parmi tant d’autres.
« J’ai surtout pris des libertés avec le modèle romanesque victorien en ce sens que j’ai laissé régner l’ambiguïté sur certains points relatifs à l’intrigue et à mes intentions. Une ambiguïté qui tient moins à l’insuffisance d’explications qu’à la redondance voulue de celles-ci : j’entends par là que le lecteur se voit offrir une explication parfaitement plausible au premier degré, mais qu’il en devine une autre en filigrane, qui n’est pas moins vraisemblable. » (3)
« (…) je conçois le roman – ou toute forme d’écrit destiné à la publication – comme un vecteur de significations possibles que le lecteur a le droit d’interpréter à sa guise. Il se peut donc que je n’aie pas plus percé le sens du livre qu’un autre lecteur. Il semble même que je n’ai pas mieux percé le sens de mon livre que n’a pu le faire le premier venu. » (4)
« Pour reprendre le mot fameux de Henry James, les romans victoriens ne sont pas loin d’êtres des “monstres ventripotents et flasques”, au lieu que la littérature moderne privilégie une structure formelle mûrement réfléchie – ainsi qu’il apparaît par excellence dans l’Ulysse de Joyce. Je voulais écrire un roman qui communique au lecteur cette impression de démesure “monstrueuse” propre à la littérature du réel – débordant, brouillon, “gratuit” -, tout en lui révélant peu à peu les lignes d’un projet soigneusement dessiné et pensé, l’effet final visé pouvant prétendre à la noble dénomination de dialectique, par le jeu que j’introduisais entre les forces du hasard et celles de l’intention, entre accident et dessein, entre canevas anciens et modèles contemporains. Cette tension - à mes yeux rien de moins que l’axe central du roman – n’était-elle pas, au surplus, accordée à la grande interrogation qui était celle des contemporains du début de l’ère victorienne, lesquels voyaient l’idée d’un monde ordonné par la divinité (le Dieu des chrétiens ou quelque autre Grand Horloger) battue en brèche par l’effrayante notion darwinienne selon quoi l’existence de l’univers ne serait pas le fruit d’un dessein mais le produit d’une longue interaction de hasards et d’accidents ? (…) Le monde ainsi défini n’a ni sens ni finalité autres que ceux que nous voulons bien lui trouver ou lui inventer. Dès lors la distinction entre “réalité” et “fiction” s’estompe, tandis que reviennent en force les vieux mythes réconfortants : fables chrétiennes, ou superstition du progrès. » (5)
La parole est plus proche de la pensée. L’écriture est un signe d’un signe. Elle ferait perdre ce qui reste dans la parole et constitue le signe en tant que tel : le sujet pensant. Extériorité de l’écriture qui élève l’objet à la dignité de la chose. La page devient un lieu, un destin, un manque, un impossible.
Pourquoi Bartleby a-t-il cessé d’écrire tout à coup ? Pourquoi Bartleby ne parle-t-il qu'au conditionnel ? Deleuze a écrit quelques lignes intéressantes sur le sujet.
"I would prefer not to" est un des plus grands mystères de la littérature, celui qui m'importe le plus, assurément.
*************
(1) On peut émettre des réserves sur ce jugement, si l’on évoque Wilkie Collins par exemple et même Dickens, dans une certaine mesure. L’un et l’autre ont abordé de front certains de ces thèmes dérangeants.
(2)Charles Palliser, Le Quinconce, Trad. Gérard Piloquet, postface de l’auteur, tome V, Ed. Phébus, Paris, 2003, je souligne.
(3) Ibidem.
(4) Ibidem.
(5) Ibidem.

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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