vendredi 17 mars 2006
Lucrèce :
« L’enfant ressemble au matelot qu’ont rejeté des flots cruels ; il gît à terre, nu, incapable de parole, dépourvu de tout ce qui aide à la vie, depuis le moment où la nature l’a jeté sur les rivages de la lumière, après l’avoir péniblement arraché au ventre de sa mère. Il remplit l’espace de ses vagissements plaintifs, comme il est naturel à l’être qui a encore tant de maux à traverser. »
(De la nature, V, v .223)
Barrie dit quelque chose de semblable.
Si tel est le cas, il a d'illustres prédécesseurs.
Prosaïquement, à mes yeux, Schopenhauer est simplement un homme lucide, doué d'un sens de l'autodérision peu commun.
Sa philosophie, qui est pour une part un commentaire et un corrigé de la philosophie kantienne, fait preuve de son talent d'écrivain et de son humour (noir). Il est donc d'excellente compagnie pour les désespérés.
S'il est pessimiste, son humeur me sied davantage que l'optimisme béat de quelques autres.
C’est au XIXe siècle qu’apparaît le mot et que se développe le concept avec Schopenhauer (devancé par Léopardi) et son disciple Hartmann. Mais Schopenhauer ne se serait jamais désigné comme tel, et à vrai dire, il ne me semble pas légitime de lui attribuer un tel adjectif.
Un élément biographique, aussi instructif qu’amusant, permet d’expliquer le « pessimisme » de Schopenhauer comme la conséquence d’un délire de persécution :
« Schopenhauer avait peur de la petite vérole, de la phtisie, de la lèpre et de toutes les autres maladies. Il portait un gobelet de cuir dans sa poche afin de ne pas s’exposer aux contagions en buvant dans des verres inconnus … Il avait peur des procès, des voleurs, des incendies, des révolutions, du poison, de ses amis, de son ombre. Il couchait avec une épée et des pistolets chargés, sautait dessus au moindre bruit. A partir de 1836, il ne logea plus qu’au rez-de-chaussée, pour se sauver plus facilement quand la maison brûlerait. Il n’osa jamais se faire faire la barbe , de crainte que le barbier ne lui coupât la gorge … Pendant une année entière, il faut obsédé par l’idée qu’on allait l’accuser d’un crime et lui faire un procès. Une autre fois, il se crut tout de bon empoisonné dans une prise de tabac. En 1813, il s’imagina qu’on voulait l’enrôler de force. Il fut poursuivi toute sa vie par la crainte d’être enterré vif. » (Arvède Barine, Le père du pessimisme contemporain, Revue bleue, 18 juillet, 1885.)
Pour Schopenhauer, la philosophie est une sorte de cosmologie qui, doit nous apprendre à comprendre l’essence du monde, sans toutefois nous expliquer le pourquoi, ni l’origine ni la destination de ce monde ( le woher et le wohin ne l’intéressent pas) . En vérité, seul le présent importe, une sorte de présent éternel :
« La philosophie est essentiellement la connaissance du monde, son problème est le monde ; c’est de lui seul qu’elle s’occupe et elle laisse les dieux en repos, elle espère qu’ils en feront de même à son égard. »
Le monde est pour lui comme une inscription tracée en caractères inconnus dans une langue mystérieuse qu’il s’agit de traduire : mais si la volonté est « aveugle » comment expliquer la composition de ce texte à déchiffrer qu’est l’univers ?
Le monde de Schopenhauer est la volonté qui se réfléchit dans l’intelligence comme dans un miroir ; l’univers est un phénomène cérébral.
«Oui voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup de manière à plonger d’un même coup dans la nuit le monde qui y est enfermé. Et ce monde n’existerait plus, si cette sorte d’objets ne pullulaient sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant, et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tout, dont ils expriment cette identité par le mot d’objet. »
Autre affirmation surprenante de la part du philosophe : nous sommes responsables de notre être (de notre caractère) et non de nos actes qui en découlent (puisque ces actes s’inscrivent dans le monde physique, celui de la causalité, où il n’y a pas de place pour la liberté) ; on aurait pensé l'inverse ; il n’y a de liberté morale que métaphysique, là où la volonté, qui se manifeste dans un individu particulier, n’a aucun lien avec la connaissance, puisqu’elle lui est antérieure. La connaissance sert à l’individu à développer l’essence de l’être qu’il s’est choisi, en lui présentant des motifs d’agir.
« L’operari d’un homme donné est déterminé, extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et cela d’une façon nécessaire ; chacun de ses actes est un événement nécessaire. Mais c’est dans son esse que se retrouve la liberté. Il pouvait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c’est d’être ce qu’il est. Car quant à ce qu’il fait, cela en résulte jusque dans le détail comme corollaire. » (Le Fondement de la morale).
L’être humain doit peut-être simplement accepter les conséquences de ce que Schopenhauer appellerait son « caractère empirique. La vraie liberté consisterait alors dans la connaissance des causes qui nous déterminent, bien que cette connaissance soit impuissante à nous changer de caractère. Nous retrouvons par ce biais Spinoza.
Kant a posé le problème, dans La critique de la raison pure : si la liberté doit exister comme cause, elle ne peut pas commencer au sein de la série des causes et des effets qui précèdent l’acte dit libre, sinon ce dernier est déterminé. Or, un tel acte semble impossible, car il faudrait sortir de la chaîne causale où nos actes sont entrelacés. Kant accomplit un saut : l’acte libre va relever du caractère intelligible de l’individu et non de son caractère empirique (distinction peu facile que va reprendre par la suite Schopenhauer). Le caractère empirique peut être compris comme la somme des dispositions empiriques, conditionnées par la nature, tandis que le caractère intelligible serait ce qui se manifeste dans la série totale et entière des phénomènes qui tissent la trame de son caractère empirique. « (…) on dirait de lui très exactement qu’il commence de lui - même ses effets dans le monde sensible, sans que l’action commence en lui-même [i.e. comme l’effet d’une cause déterminante antérieure] (…) »
Or, une telle liberté ne peut se connaître… Kant, en platonicien, reprend le mythe d’Er à son compte : les âmes vont renaître, après avoir choisi leur « lot », celui-ci est un ensemble, dont on ne peut accepter certains fragments et en refuser d’autres : les âmes imprudentes vont passer leur vie à en découvrir le contenu fatal, au fur et à mesure. Il y a eu un libre choix, mais celui-ci ne se produit qu’une fois et il est impossible de revenir dessus. Qui veut la fin veut les moyens, et vice-versa. C’est un agrégat. Le destin est ce qui découle de ce libre choix… Ce choix est souverain, intelligible, on ne peut en demander raison au sujet. Le tragique se situe sur cette larme batavique. Cassez-en la pointe et tout s’écroule, tout s’émiette, tout se désagrège, tout perd son sens. Mais ce choix unique, premier et dernier, a-t-il été éclairé ?
Quelques chapitres...
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