jeudi 7 septembre 2006

"The Flying Dutchman, with a crew of ghostly clients imploring all whom they may encounter to peruse their papers, has drifted, for the time being, heaven knows where. " Charles Dickens, Bleak House

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J'ai toujours été hantée par les bateaux et les histoires de pirates. Je ne sais pas très bien à quoi tient ce goût particulier pour la flibusterie et les bouteilles jetées à la mer, mais il a toujours existé en moi et ma mémoire, à ce sujet, jette très loin ses amarres. Je racontais déjà des histoires de tempête et d'îles mystérieuses lorsque j'étais une petite fille trop sage. Jules Verne et Stevenson attisaient ce feu de mon imaginaire mal nourri. La configuration d'un bateau me paraissait poésie, image résolue d'une âme en péril. Pourtant, l'eau n'est définitivement pas mon élément. La raison de mon trouble, probablement... Dernièrement, j'ai lu un magnifique roman, qui sera bientôt publié, dont l'histoire se déroule en partie sur un étrange bateau fissuré, auquel je ne cesse de penser.
Le Hollandais Volant est l'une des histoires de bateau les plus captivantes et les plus célèbres.
Mon cher Wagner lui-même consacra une oeuvre, Le vaisseau fantôme, à cette légende.
Extrait de l'ouverture : Wagner
Ses versions et prolongements sont innombrables. Deux histoires se partagent au coeur de cette légende tenace la part du roi.
Le navire du Capitaine Van der Decken.
Imaginez le XVIIe siècle. Le navire du Capitaine Van der Decken quitte l'Angleterre pour l'Australie. Un très long chemin attend tout l’équipage. Le « Hollandais Volant » parcourt les mers lentement. Surgissent mille problèmes à bord. La famine et les maladies font bombance. L'équipage est, peu à peu, décimé. Les survivants supplient le Capitaine Van der Decken de faire une halte. Mais ce dernier, désireux de rattraper le temps perdu, refuse obstinément de s’arrêter dans un port.
Le navire approche du Cap de Bonne-Espérance, lorsque le Capitaine entre dans une terrible crise de rage. Il se met à blasphémer, vociférant et injuriant Dieu. Soudain, une terrible tempête éclate. La réponse de Dieu. Le bateau ne résiste pas et s'abîme. Dieu condamne ensuite le Capitaine et son équipage. Ils erreront éternellement sur les eaux.
Le navire du Capitaine Barent Fokke.
Vers l’an 1650, le Capitaine Barent Fokke vivait à Amsterdam. Cet homme était célèbre pour deux raisons : son caractère exécrable et son bateau, qui passait pour être le plus rapide au monde. La rumeur voulait que le capitaine eût passé un accord avec le Diable afin d'obtenir un vaisseau aussi puissant... Un jour, lui et son équipage disparurent en mer. Le navire revint intact, non dépossédé de sa cargaison. La légende s'inscrivit d'elle-même : maudits, le capitaine et ses hommes avaient été condamnés à voguer sans trève sur les mers et les océans.
Ceci nous renvoie à d'autres énigmes, enflées par la levure du folklore, dont le mystère de la Marie-Céleste (the Mary Sellars), qui fut repérée navigant au coeur de l'océan atlantique, sans équipage, le 4 décembre 1872.
Elle fut retrouvée par l'équipage du Dei Gartia, commandé par Morehouse. Tout avait disparu : corps et biens. Plusieurs hypothèses rationnelles étaient possibles. Mais il était plus fécond pour l'imaginaire, sûrement, d'inventer des détails romanesques et fantastiques, tels le chat noir soir seul à bord, la soupe encore chaude... Ces bateaux existent d'une façon ou d'une autre dans notre inconscient collectif et évoquer l'un d'entre eux, c'est craquer une allumette sur notre imagination et embraser l'esprit romanesque que tout un chacun possède, parfois sans le savoir. Une légende qui perdure n'est jamais, quand on y songe un peu, qu'un éclat de mémoire, une trace fantomale des songes éclos depuis la nuit des temps, depuis que l'homme est en mesure d'inventer des histoires pour réécrire ce qu'il n'a parfois fait que subir au lieu de le combattre et d'en être le maître. L'origine des contes de fées est sûrement le fait d'un enfant triste, confiné, bien plus tard, dans un vieux châssis d'adulte... Les contes de fées sont le charnier de l'enfance reconstituée. L'inconscient s'y frotte dangereusement, plus que contre n'importe quelle autre oeuvre d'art.

Albert Lewin, lui, s'inspire de la légende du Hollandais Volant pour réaliser son plus beau film, qui est le film culte des amoureux d'Ava Gardner. J'avoue lui préférer James Mason, agité et flamboyant, accablé par une douleur qu'il ne peut exprimer, sous l'effet d'une malédiction qui l'attache à la vie éternelle. Il y a du Tristan et Yseult dans leur histoire. Le creuset d'où sortent les oeuvres fortes est toujours identique : quand l'impossible et le nécessaire se jouent et se nouent. L'amour véritable est toujours la mort (de l'ego, par exemple) et cela ne tient pas simplement, dans notre langue, à une concordance phonique. Le film est d'une rare esthétique, les couleurs puissantes vous agrippent. Mais cette beauté formelle, qui essouffle un peu, sert parfaitement le propos. L'une des premières images
est d'une splendeur douloureuse : les deux cadavres des amants rejetés sur le sable. L'amour et la mort confondus, unis, dans le sublime d'une légende (le livre du héros, qui contient sa confession). Nous sommes en lévitation sur une fêlure, celle qui scinde le réel et l'univers des songes. Entre Calderon et Shakespeare, si nous devions tracer une croix sur la cartographie des fictions. L'argument a la violence d'une tragédie, où le conflit ne peut trouver réconciliation que dans la mort.
Une histoire d'amour et de mort, tel est le sujet de Pandora. Un conte où s'affrontent une femme incapable d'aimer et un homme incapable de mourir. Lewin s'inspire dans sa réalisation des surréalistes, comme en témoigne la participation discrète de son ami Man Ray à ce film (Cf. la photographie de Pandora).
Pandora est une femme fatale, dure, et peut-être malheureuse, que l'amour n'a jamais effleuré. Elle est prisonnière de sa beauté qui n'inspire que des passions dénuées de vérité. Les hommes meurent pour elle. Hé bien qu'ils meurent ! Ce n'est pas d'amour qu'ils périssent mais de vanité. Ils ne sacrifient rien, puisque l'amour propre leur tient lieu de sentiment. La vie ne vaut que par l'amour. L'un d'entre eux se suicide car elle refuse de l'épouser. Pandora demeure dans sa superbe. Elle vole, ensuite, presque par défi, un fiancé à une gourde éplorée mais aimante. Elle exige de lui qu'il lui sacrifie la chose qu'il aime le plus au monde, désirant mettre à l'épreuve la force de son sentiment, car elle pressent bien que l'amour se doit d'être exclusif et extrême ; elle est d'autant plus consciente de cette nécessité qu'elle ne donne naissance qu'à des passions brutales qui n'ont pour objet que sa beauté, que la peau de son être jamais atteint. Elle est inflexible mais Dieu lui-même n'exigea-t-il pas des sacrifices impossibles ? Le prétendant de Pandora, champion de course automobile, jette à la mer, mais à contre-coeur, sa voiture de course... Elle lui donne sa main, promettant de l'épouser bientôt, et lui permet de repêcher son bien, ce qu'il s'empresse de faire... Pandora se libère à cet instant de lui. Mais il l'ignore encore.

Puis, quelque part en mer, elle aperçoit un magnifique bateau qui l'attire irrésistiblement. Elle se dévêt et nage à sa rencontre, mue par la curiosité et la foi d'une enfant.
Un homme mystérieux, seul à bord, peint un portrait de femme, le sien. Comment est-ce possible puisqu'il ne se sont jamais rencontrés ? Sur cette toile, elle tient la boîte de Pandore dans ses mains. Au fond de cette boîte, la mythologie grecque nous dit qu'il ne subsiste que l'espoir et Pandora est réellement le salut du hollandais. Il est de ces portraits de femme au cinéma que l'on n'oublie jamais : celui-ci, celui de la Laura de Preminger,
et celui de Lang dans La femme au portrait...
La femme encadrée ne l'est que parce qu'elle ne cesse de se dérober, à elle-même, mais aussi aux autres. Un destin dispense d'identité. Pandora porte le sien : il l'arrête soudain dans la trajectoire de cet homme qu'elle semble connaître de toute éternité. La rencontre bouleverse Pandora. L'homme demeure calme, fort du savoir qui n'est pas celui, ordinairement, des héros tragiques. Pandora est une réincarnation de la femme qu'il a aimée au XVIIe siècle et qu'il a assassinée, la supposant à tort infidèle. Dieu le condamna à ne jamais mourir et à revenir périodiquement sur terre jusqu'à ce qu'une femme donne sa vie pour lui, ce qui briserait l'enchantement terrible.
L'amour se mesure à ce que nous sommes capables de sacrifier pour lui, un des personnages répète cette sentence. Rien de plus juste n'a jamais été dit. Bien des affections seraient détruites si on les révélait à la lumière de cette question cruciale. Peu d'êtres osent s'y soumettre. Je les comprends. Je les méprise, parfois. Je les plains davantage, toujours. La vie est notre bien ultime, à condition qu'elle ait une valeur pour celui ou celle qui y renonce. Cette valeur est offerte par la conscience de l'éphémère, elle-même née de la peur de perdre. Au début du film, Pandora ne se soucie guère d'être en vie, car son existence est vaine et vide. Elle ne pourrait en faire cadeau à personne car cette offrande n'aurait aucun sens. L'amour qui l'inspire tout à coup la fait pénétrer dans la temporalité. Oui, sa vie est précieuse, car désormais le temps compte et est compté ; il est l'ennemi et l'obstacle qui sépare ceux qui s'aiment. Il est la mort possible de l'amour. L'image du sablier entre les deux amants est une belle idée, qui dit tout ceci infiniment mieux que moi. L'éternité glacée et abstraite, ou plus exactement l'immortalité absurde du héros ne peut être brisée que par la temporalité d'un humain. Une des plus belles phrases de Proust, que tout le monde connaît, exprime quelque chose qui ressemble à cette idée :
"L'amour, c'est le temps et l'espace rendus sensibles au coeur."
Pour le héros damné, doté de la vie éternelle, son salut est ce bien absolu. Il ne peut sacrifier à son amour que la paix de son âme, masi il ne veut pas voler la temporalité de Pandora pour se débarrasser de son insupportable éternité. Il fera tout ce qu'il est en son pouvoir afin de fuir Pandora, qu'il pressent capable de l'aimer à ce point. Ce mouvement en arrière est la rédemption du héros, qui mérite enfin l'amour véritable et pur d'une femme. Il ne peut être aimé que parce qu'il est capable de renoncer à son amour par amour. Le sablier se brise. Le bateau disparaît dans les flots et l'on imagine les amants unis dans une autre éternité, désincarnée cette fois-ci, ailleurs.
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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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