vendredi 7 décembre 2007
L’interstice tragique
L'envie s'empare de moi aujourd'hui de revenir à l'une des plus belles expressions donnée par Keats.
[John Keats]
FILL for me a brimming bowl
FILL for me a brimming bowl
And in it let me drown my soul:
But put therein some drug, designed
To Banish Women from my mind:
For I want not the stream inspiring
That fills the mind with--fond desiring,
But I want as deep a draught
As e'er from Lethe's wave was quaff'd;
From my despairing heart to charm
The Image of the fairest form
That e'er my reveling eyes beheld,
That e'er my wandering fancy spell'd.
In vain! away I cannot chace
The melting softness of that face,
The beaminess of those bright eyes,
That breast--earth's only Paradise.
My sight will never more be blest;
For all I see has lost its zest:
Nor with delight can I explore,
The Classic page, or Muse's lore.
Had she but known how beat my heart,
And with one smile reliev'd its smart
I should have felt a sweet relief,
I should have felt ``the joy of grief.''
Yet as the Tuscan mid the snow
Of Lapland dreams on sweet Arno,
Even so for ever shall she be
The Halo of my Memory.
Traduction rapide, littérale et sans beauté, pour les non-déchiffreurs d'anglais (je suis hermétique à la poésie traduite) :
Remplis pour moi à ras bord une coupe
Et laisse-moi y noyer mon âme
Mais ajoute un philtre dans l’intention
De bannir les femmes de mon esprit
Car je ne veux pas du flot inspirateur
Qui remplit l’esprit d’un désir tendre
Je veux boire autant
Que jamais l’on a bu de l’eau du Léthé
Afin de charmer mon cœur désespéré et de chasser
L’image de la plus belle femme
Qu’aient jamais vue mes yeux enchantés
Que mon imagination vagabonde ait jamais rêvée
En vain ! Au loin je ne peux chasser
La douceur éthérée qui fait fondre celui qui le regarde
La luminosité de ces yeux brillants
Ce sein - le seul paradis sur terre
Ma vue ne sera plus jamais autant bénie
Car tout ce que je vois a perdu sa gaieté
Je ne peux non plus avec délice explorer
Les livres classiques ni la tradition de la muse
Si seulement elle avait su comme mon cœur battait
Et comment, avec un sourire, elle soulageait ma douleur
J’aurais ressenti un doux réconfort
J’aurais ressenti « la joie de la peine»
Pourtant, à l’instar du Toscan, au milieu de la neige
De Laponie, qui rêve du doux Arno
Elle demeurera toujours
Le Halo de mon Souvenir
(Merci à Jim, mon inestimable ami, qui a corrigé mes bêtises.)
*********************************************************************************
« The joy of grief » est la « joie de la douleur » ; ce n'est point la douce mélancolie mais plutôt l’ivresse de la douleur, qui est telle qu’elle rend presque euphorique : parvenue à un certain degré la douleur ne peut plus augmenter, elle stagne et sécrète son propre antidote. Le paroxysme de la douleur rejoint paradoxalement l'acmé du plaisir : de même qu’un grand plaisir physique est aux confins de la douleur, de même une grande douleur devient bientôt quasiment source de jouissance. [Cf. ce petit billet sur les grandeurs négatives]
"La joie de la douleur" est la joie gravée dans la douleur, c'est la nervure de l'âme éplorée quand elle sent monter en elle l'écume de la peine. La joie mousse sur la peine. C'est ainsi que, au plus bas niveau de ce plaisir un peu sadique, la petite fille se fait pleurer devant la glace pour se satisfaire de cette ambiguïté.
La douleur et le plaisir, lorsqu’ils ne peuvent plus augmenter ni diminuer, anesthésient le sujet qui les éprouve. Un équilibre provisoire s'installe avant un retournement contradictoire. Ainsi, d’un point de vue physique du moins, ce n’est pas tant, dans un premier temps, de « joie de la douleur » dont il convient de parler que de l’apaisement d’une conscience qui comprend qu’elle ne subira rien de pire. C’est aussi l’insoluble et incompréhensible paradoxe des grands plaisirs et des grandes douleurs que de sembler sur le point de verser en leur contraire. Plaisir et douleur se rejoignent et se fondent en un point. Psychiquement ou moralement, on pourrait retrouver les mêmes réflexions : ce qui procure une (trop) grande joie laisse abattu et apathique, dépressif (qu’y a-t-il de pire que de ne plus rien désirer ? qu’y aurait-t-il de plus ennuyeux que la perfection dans la durée ?), de même un grand malheur, un accablement extrême, une douleur insurmontable peuvent éveiller dans le sujet désespéré une envie de revanche, voire de vengeance, un esprit de défi face au malheur ou à l’extrême souffrance. C’est cette rébellion du sujet à l’encontre de ce qui l’accable, voire de cette jubilation qu’il en éprouve que naît cette belle expression de « joy of grief ».
Inversement, le poète Keats écrivait – et Cioran à repris cette formule – « Je ne puis supporter la souffrance d’être heureux ». Tout se passe comme si l’homme était incapable de pureté, de sérénité ou de plénitude dans ce qu’il éprouve : dans le bonheur le malheur n’est jamais loin et vice-versa. Nous tanguons mais le pire est l'immobilité. Le tragique exprime l’exacerbation de cette contradiction toute humaine. Le malheur éveille en l’homme sa force, de même le bonheur amollit l’être. Le malheur est bien plus exigeant envers l’homme que le bonheur, mais le bonheur est un état autrement plus insupportable. Le malheur suggère l’excellence de l’être qui le subit, c’est en ce sens que l’on peut comprendre l’association des mots « grandeur », « noblesse », etc. attachés à l’évocation du tragique subi par un homme courageux [1]. De même, les stoïciens pensaient que les épreuves fortifiaient l’homme et que celles-ci n’incombaient qu’à des êtres dignes de les surmonter ou, plus modestement, de les accepter. Le malheur est une grâce accordée par la divinité. Le malheur est un exercice pour l’homme sage. Un exemple de cette bonne santé psychique est le cas d’Emil Mihai Cioran ; ses écrits sont résolument empreints de cette « joy of grief » si vivifiante, si roborative.
Dans toute l’histoire de la philosophie et de la littérature, on trouve des exemples de ce traitement du malheur par la joie. Homère, dans son Odyssée et son Iliade, ne cesse de faire preuve de cet étrange sentiment, qui est le cœur du tragique. A cet égard, il n’est pas inutile de renvoyer à Emile Littré qui cite La Fontaine dans son Dictionnaire : "En cet endroit où il [Homère] fait pleurer Achille et Priam, l'un du souvenir de Patrocle, l'autre de la mort du dernier de ses enfants, il dit qu'ils se soûlent de ce plaisir, il les fait jouir du pleurer comme si c'était quelque chose de délicieux, LA FONT. Psyché, I, p. 96." [2] Tout le sens de l’expression à laquelle nous nous attachons et toute sa difficulté résident dans le « comme si », qui nous livre un indice substantiel : le tragique ou la douleur exquise n’est peut-être qu’un point de vue, le fruit d’un perspectivisme. Cela nous apprend déjà que le plaisir (ou la joie) et la douleur ne sont pas des états aussi simples qu’il n'y paraît, des sentiments stables. Cette fluctuation de la joie vers la peine et de la peine vers la joie, cette ambivalence ou ambiguïté indiquent un trouble. L'eau de notre âme est changeante et le bateau de notre esprit chavire. Notre ancre est la raison.
Homère emploie souvent l’expression « se rassasier de pleurs », « se rassasier de larmes et de deuils », « se rassasier de douleur » [3] etc. Ménélas affirme aussi au chant 4 de l’Odyssée : « je me plais à m'attrister ». Il y a dans cette manière homérique de s’exprimer comme l’affirmation d’une satisfaction à l’encontre du malheur, de la douleur, du chagrin, comme une sorte de purification par le mal. La douleur remplit les personnages d’Homère et les nourrit, les fortifie, les guérit même. Qu’est-ce à dire ? Peut-être que cette douleur donne un sens – même négatif – à leur vie et peut-être est-ce là le sens de la « joy of grief » : se réjouir de souffrir, c’est se réjouir d’être homme, de subir un destin qui me justifie en même temps qu’il m’écrase. Ce destin me laisse présupposer que quelque chose me domine et me met à ma place. Si l’homme ne souffrait pas, il ne serait qu’une chose. La douleur est aussi la condition du plaisir. Paradoxalement, nous pourrions même affirmer que la douleur est plus nécessaire à l’homme que le plaisir. C’est ce lien de la douleur et de « l’ex-sistence » que l’expression « joy of grief » contient. Et ce point de vue, que nous appelons tragique, est peut-être ce qu’il y a de plus essentiel à l’homme, ce sans quoi l’homme perdrait peut-être sa qualité d’homme. En effet, il n’y a qu’à l’homme à qui il arrive des événements, qu’il s’attribue comme lui étant personnellement destinés, tandis qu’aucun accident n’arrive pas, à proprement parler, à une chose ou même à un animal - sinon métaphoriquement. C’est alors dans ce sens que Camus écrivit ce qui suit : « Il y a aussi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde. La conquête ou le jeu, l’amour innombrable, ce sont des hommages que l’homme rend à sa dignité dans une campagne où il d’avance vaincu. »[4] Cette « joy of grief » est à rapprocher de l’ « amor fati » nietzchéen.
[1] Jacqueline de Romilly, dans son livre sur La tragédie grecque, utilise un nombre incalculable de fois le mot « grandeur » ou des mots appartenant au même champ lexical, par exemple «majesté ». Mais c’est le mot « grandeur » qui revient le plus souvent sous sa plume. Ceci n’est pas un fait anodin mais montre – à défaut de démontrer – que la tragédie est ce qui exalte l’homme, le grandit, c’est-à-dire lui ajoute quelque chose qui le fortifie. Ce « quelque chose » est la vertu au sens grec du terme.
[2] Article « Pleurer », je souligne.
[3] Nous utilisons les traductions de Leconte de Lisle
[4] Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1961, p. 127
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