mardi 27 décembre 2005
T. S. Eliot, The Sacred Wood : Essays on Poetry and Criticism, 1922, « Hamlet and His Problems »

(Traduction par C.-A.F., c'est-à-dire votre humble Holly G.)


T. S. Eliot voyait dans Hamlet une pièce ratée car, disait-il, elle présente un personnage «dominé par une émotion qui est inexprimable parce qu’elle excède les faits tels qu’ils apparaissent.» Difficile d’interpréter cette déclaration : n’est-ce pas toujours le cas d’une émotion ? T.S. Eliot explique qu’il n’y a pas de correspondance entre les faits objectifs et les sentiments d’Hamlet. Sur quoi se fonde-t-il pour déplorer ce manque ? Quelle faculté pourrait assurer une correspondance légitime ?
Le principe que T.S. Eliot admire dans les autres pièces de Shakespeare et qu’il ne retrouve pas dans celle-ci est le suivant : « The artistic "inevitability" lies in this complete adequacy of the external to the emotion », un tissage entre les faits et les mots, un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur. Il convient de reprendre le texte dans son intégralité :

«Le seul moyen d’exprimer l’émotion dans la forme de l’art est de trouver un "corrélat objectif" ; en d’autres mots, un ensemble d’objets, une situation, une chaîne d’événements qui seront la formule de cette émotion particulière ; de telle manière que, quand les faits extérieurs, qui doivent aboutir à une expérience sensorielle, sont donnés, l’émotion est immédiatement évoquée. Si vous examinez n’importe laquelle des tragédies les plus célèbres de Shakespeare, vous trouverez cette exacte équivalence ; vous trouverez que l’état d’esprit de Lady Macbeth marchant dans son sommeil vous a été communiqué par une ingénieuse accumulation d’impressions sensorielles imaginaires ; les mots de Macbeth apprenant la mort de sa femme nous frappent comme si, donnant l’ordre des événements, ces mots étaient automatiquement déclenchés par le dernier événement dans la série. L’"inévitabilité" artistique repose sur cette adéquation complète entre les manifestations extérieures et l’émotion ; et c’est précisément ce qui fait défaut dans Hamlet. Hamlet (l’homme) est dominé par une émotion qui est inexprimable parce qu’elle excède les faits tels qu’ils apparaissent. Et l’identité supposée d’Hamlet avec son auteur est authentique de ce point de vue : l’embarras d’Hamlet devant l’absence d’équivalent objectif à ses sentiments serait un prolongement de l’embarras de son créateur en face de son problème artistique. Hamlet est confronté à la difficulté que son dégoût est occasionné par sa mère, mais sa mère n’est pas un équivalent adéquat pour celui-ci ; son dégoût l’enveloppe et l’excède. C’est donc un sentiment qu’il ne peut comprendre ; il ne peut l’objectiver, et c’est pour cette raison qu’il demeure dans une vie empoisonnée et dans l’action enrayée. Aucune des actions possibles ne peut satisfaire cela ; et rien de ce que Shakespeare peut faire avec l’intrigue ne peut exprimer Hamlet pour lui. Et il doit être souligné que l’exacte nature des données du problème empêche l’équivalence objective. Avoir augmenté la criminalité de Gertrude aurait fourni une formule pour une émotion totalement différente chez Hamlet, c’est simplement parce que son personnage est si négatif et insignifiant qu’elle fait jaillir chez Hamlet le sentiment qu’elle est incapable de représenter.
La "folie" d’Hamlet repose dans les mains de Shakespeare ; dans la pièce précédente, elle est une simple ruse, et à la fin, nous pouvons supposer qu’elle est comprise en tant que ruse par le public. Pour Shakespeare, c’est moins que la folie et plus que la feinte. La légèreté d’Hamlet, sa répétition de la phrase, ses jeux de mots ne sont pas une part d’un plan délibéré de dissimulation, mais une espèce de soulagement émotionnel. Dans le personnage d’Hamlet, c’est la bouffonnerie d’une émotion qui peut trouver aucun échappement dans l’action ; chez le dramaturge c’est la bouffonnerie d’une émotion qui ne peut s’exprimer dans l’art. L’intense sentiment, extatique ou terrible, sans objet ou excédant son objet, est quelque chose qui chaque personne sensible a connu ; il est indéniablement un objet pour les pathologistes. Il se produit souvent dans l’adolescence : l’individu ordinaire laisse ces sentiments dormir, ou émousse son sentiment pour s’adapter à la marche du monde ; l’artiste le garde vivant par son habileté à intensifier le monde pour ses émotions. L’Hamlet de Laforgue est un adolescent ; l’Hamlet de Shakespeare ne l’est pas, il n’a pas cette justification ou cette excuse. Nous devons simplement admettre qu’ici Shakespeare s’est attaqué à un problème qui l’a mis à l’épreuve au-delà de ses forces. Pourquoi en définitive a-t-il essayé est une énigme insoluble ; sous la contrainte de quelle expérience il essaya d’exprimer l’inexprimable horrible, nous ne pouvons pas savoir. Nous avons besoin d’un grand nombre de faits dans sa biographie ; et nous aimerions savoir si, et quand, et après ou en même temps que cette expérience personnelle, il lut Montaigne, II, XII, Apologie de Raimond Sebond. Nous aurions, finalement, à savoir quelque chose qui est par hypothèse inconnaissable, car nous assumons que c’est une expérience qui, dans la manière indiquée, excédait les faits. Nous aurions à comprendre des choses que Shakespeare lui-même n’a pas compris. »
Le texte de T.S. Eliot suggère l’idée que l’art est une chimie (il s’agit de trouver une «formule ») et, d’autre part, qu’il est la suggestion d’une émotion par l’agencement de faits et de mots (qui produisent un impact sur nos sens). L’art est une série causale en quelque sorte, où le spectateur est le dernier maillon ou le récepteur. La scène est un espace imaginaire où des faits et des mots se produisent et empruntent une existence illusoire.



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