dimanche 30 juillet 2006
Contes de la folie ordinaire Vidéo envoyée par misshollygolightly
Inspiré très librement, avec une raison poétique et saine, des Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski - que j'admire avec la même douleur que Céline, et vis-à-vis de qui le premier fait preuve de dévotion - Marco Ferreri livre un film sans concession, presque exempt d'humour, mais non sans espoir. A condition de comprendre que l'unique espoir de l'homme réside dans l'acceptation d'une condition sans issue.Le malaise s'est emparé de moi en de nombreux instants du film, car le réalisateur - qui mêle son univers à celui de ce grand ivrogne, frère d'âme de John Fante ou de Dostoïevski - n'épargne rien à personne. Il oeuvre ici, dans un certaine mesure, pour ce que Ionesco appelait "le désapprendre à vivre". Ornella Muti, figure de la pute et de la sainte, qui s'ouvre la gorge ou s'enfonce une immense épingle de nourrice dans les joues, qui s'ampute d'un embryon au moyen de ce même objet barbare et purificateur, vous déchirera en mille morceaux. Vous n'échapperez pas au poison qui est contenu dans les images et dans le texte magnifique en voix-off. Si votre âme ne se brise pas, vous êtes déjà mort. L'héroïne est trop belle pour le monde, qui est une fange, d'où peut seul peut se dépêtrer celui qui ne tient que par la beauté (faussement) rédemptrice des mots.
Nous sommes seuls et les plus seuls d'entre nous sont encore ceux qui, peut-être, le sont le moins, puisqu'ils ont pour compagne la mort, qui ne leur fera jamais défaut...Ce semblant de monologue qui ouvre le film dit ce que je n'ai jamais su écrire.
Vivons et crevons avec style, mes frères !
samedi 29 juillet 2006
Cindy Sherman au Jeu de Paume, exposition du 16 mai au 03 septembre 2006. Je n'ai qu'une très lacunaire éducation en matière d'art contemporain. Et, très honnêtement, je ne sais qu'aimer ou haïr lorsqu'il s'agit d'art. Je crois bien que tous mes discours ne sont que fausseté car ils n'existent que pour justifier un penchant, une inclinaison viscérale, qui n'ont que l'instinct pour raison. Je pourrais reprendre ce fragment kantien de La faculté de juger, "L'Analytique du beau", mais je crains de ne pas trouver un meilleur point d'appui pour exprimer ce qui relève davantage d'une brutalité de l'émotion que d'un raisonnement ordonné. Par conséquent, je ne possède guère d'aptitudes pour parler de cette artiste que je considère pourtant comme tout à fait exceptionnelle. Tour à tour modèle, photographe (presque peintre lorsqu'elle reprend à son compte thèmes, lumière et composition des Maîtres anciens), cinéaste, elle a la particularité de ne mettre en scène qu'un objet : elle-même, avec la distance inquiétante d'un moi devenu étranger et protéiforme. Toujours autre sans cesser de modifier et de magnifier cette altérité, jusqu'au point de rupture : dans la grimace simiesque du clown ou la dislocation d'un double, d'un pantin. Héroïne hitchcockienne, façon Marnie,

dans la ville ou dans une chambre d'hôtel, pin-up agressive, ménagère prenant la pose, stéréotypes divers, abritant tous les personnages d'un muder mystery, clown à la Stephen King (dans Ça),
poupée déglinguée, obscène et plastique,
Cindy Sherman n'a pas de visage propre car elle les possède tous, les composant parfois au moyen de prothèses. La plupart de ses oeuvres ne s'affichent pas sous des titres personnels ; mais elles sont regroupées en séries et ma préférée est celle qui a pour thème les contes de fées. Cindy Sherman propose alors sa série la plus effrayante, morbide et fascinante. Putréfaction. Cadavres. Etrangetés. Perdition. Le cauchemar sous la verdeur du conte. Cindy Sherman est une sorcière. L'univers des frères Grimm lui donne l'air qu'il lui faut. Et ce n'est pas pour rien...
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La Mare au Diable
Vidéo envoyée par misshollygolightly

« Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare au Diable. C'est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour. - Je ne vous parle pas de ça, dit Germain en s'approchant d'elle et en criant à tue-tête : n'avez-vous pas vu passer dans le bois une fille et un enfant ? - Oui, dit la vieille, il s'est noyé un petit enfant ! Germain frémit de la tête aux pieds ; mais heureusement, la vieille ajouta : - Il y a bien longtemps de ça ; en mémoire de l'accident on y avait planté une belle croix ; mais, par une belle nuit de grand orage, les mauvais esprits l'ont jetée dans l'eau. Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare au Diable. C'est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour - Je ne vous parle pas de ça, dit Germain en s'approchant d'elle et en criant à tue-tête : N'avez-vous pas vu passer dans le bois une fille et un enfant ? - Oui, dit la vieille, il s'est noyé un petit enfant ! Germain frémit de la tête aux pieds ; mais heureusement, la vieille ajouta : - Il y a bien longtemps de ça ; en mémoire de l'accident on y avait planté une belle croix ; mais, par une belle nuit de grand orage, les mauvais esprits l'ont jetée dans l'eau. On peut en voir encore un bout. Si quelqu'un avait le malheur de s'arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais en sortir avant le jour Il aurait beau marcher, il pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver toujours à la même place. On peut en voir encore un bout. Si quelqu'un avait le malheur de s'arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais en sortir avant le jour Il aurait beau marcher, il pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver toujours à la même place. » Chapitre XIV
En route vers la Mare au Diable Vidéo envoyée par misshollygolightly
Enfant des alentours de Nohant, je ne suis pas une grande admiratrice de la "bonne dame"... Mais j'ai décidé d'entamer une révision de son procès, où je l'avais condamnée. Le coeur de Musset m'était trop cher pour que je ne lui fisse pas payer très cher les tourments du poète.
vendredi 28 juillet 2006

Le musée Maillol offre une bien belle exposition, jusqu'au 30 octobre, pour les amoureux de la divine Marilyn. Il s'agit d'une très petite sélection de 59 photographies de Bert Stern sur une totalité de 2571 clichés, qui appartiennent à des particuliers. Le catalogue de l'exposition est disponible aux Editions Gallimard. Les photographies que je propose ici en sont extraites. Le texte inséré dans le livre est celui du photographe. J'avoue avoir été sur le point de pleurer en pénétrant dans ce mausolée éphémère. Impression de troubler la tranquillité d'un fantôme qu'on ne laissera jamais en paix, de me faire voyeur (au masculin), d'être indigne. Envie de recouvrir ce corps trop malmené de son vivant. Les photographies de nus ont été refusées par Vogue. Suivra une seconde séance de photographies acceptée par Marilyn, plus habillée. Elle mourra un jour avant la publication du reportage, en 1962, dans les conditions troubles (ou troublées par l'esprit pervers des journalistes) que tout le monde sait.
Non, je n'ai pas troqué un ange (Julia R.) contre un autre. D'ailleurs, les courbes de Marilyn et sa tristesse sont tout ce qu'il y a de plus terrestres selon moi... Il suffit de la contempler dans cette pose, qui évoque une veuve, une femme de marin perdu en mer peut-être... L'imaginaire prend son envol. Mélancolie à perte de vue.
Mais Marilyn a toujours su m'émouvoir car je la crois très incomprise. Excellente actrice, beaucoup n'ont vu en elle qu'une ravissante idiote - rôle qu'elle endosse mieux qu'un chèque. Mais s'il ne s'agissait que de cela... Son dernier film, inachevé, celui de Cukor, la met dans une lumière qui dit une douleur que son sex-appeal ne dissimule plus. Marilyn exhibe le péché et la peccabilité, la blessure (comme cette cicatrice qui biffe chaque photographie, due à une récente opération de la vésicule)...
et la vulnérabilité, l'acte et la potentialité.
Y compris dans des poses indécentes - et il suffit de regarder attentivement cette bouche pour y apercevoir autre chose qu'une bouche -, Marilyn ne me choque pas. Elle m'émeut aux larmes. J'ai l'impression que sa solitude m'atteint au-delà du temps et de l'espace qui nous séparent. Ces courbes, amoindries par le chagrin et un état valétudinaire, ne sont-elles pas la huitième merveille du monde ?
Pourquoi publier et montrer les photographies que Marilyn ne désiraient pas voir figurer dans la sélection destinée à Vogue ? L'une d'entre elles est scarifiée - le commissaire de l'exposition y voit l'anticipation de sa mort prochaine, une forme de crucifixion ; l'image est belle mais elle manque de pudeur et est faussement symbolique - et elle figure au programme. Est-ce respectueux ? Marilyn... A qui pouvais-tu faire confiance ? ************************** 
"Kiss me tiger", extrait :
  Marilyn.
jeudi 27 juillet 2006
Suite à cet ancien billet (ici) et à plusieurs demandes de lecteurs via des courriers électroniques à mon adresse, je me résous à publier cet extrait de mon étude sur La bibliothèque de Villers de Benoît Peeters, Ed. Labor, 2004.
Je mets en garde le lecteur qui ne connaît pas cet ouvrage de ne point lire ce qui suit. Sous aucun prétexte. Il me semble même trahir l'auteur en révélant ce que je crois avoir compris, par moi-même, et encouragée par d'autres lumières, autrement puissantes.
Extrait donc d'une parcelle, qui entre en ligne de compte dans ma thèse de philosophie :
Ce minuscule roman policier est un chef-d’œuvre de perversité, pour peu que l’on définisse la perversité comme le fait P. Vignoles (1) : « Le pervers veut que l’autre se “fasse avoir”. » Il faut comprendre cette formule en ses deux sens, propre et figuré : prendre l’être de l’autre et ne lui laisser que le choix d’avoir et non plus d’être (2), le réduire à être un objet, et par cette dépossession, avoir le loisir et le champ libre pour le tromper. La lecture est un acte dangereux, car elle s’attaque à l’identité de celui qui lit. La fiction joue avec la réalité et ce qui est en jeu, précisément, est l’identité, à la fois celle du réel en question et celle de ceux qui participent à ce réel. Le lecteur peut-il demeurer lui-même en lisant ? Non, bien sûr, car comment pourrait-il demeurer l’homme ou la femme qu’il est, dans sa vie ordinaire, et s’abîmer dans la lecture ? Pour lire, il faut renoncer à être soi : il faut devenir un lecteur, c’est-à-dire un être poétique. Lire, c’est devenir autre. C’est devenir auteur et personnage à la fois, être et avoir. Le lecteur se met à la place de l’auteur, en reprenant à son compte le processus de création, car il anticipe (notamment dans le roman policier, mais pas uniquement, même si c’est plus flagrant dans ce cas) le déroulement de l’histoire et les actes des différents protagonistes. C’est aussi se découvrir un pouvoir d’identification et de compassion à l’égard des personnages. Cette transposition de mon jugement et de mes émotions vers un autre être est une sorte de métaphore.
Sous des dehors très comme il faut, tant au point de vue du fond que de la forme, au point que l’on pourrait presque trouver le livre trop prétentieux dans la proposition qu’il nous fait de le lire. La première lecture est innocente et l’on ne comprend que lors des dernières lignes combien la lecture peut être un acte dangereux. Ce livre est conçu comme un piège pour le lecteur, un défi de lecture. Il élimine par sa structure même ceux qui sont incapables de réellement lire. Lire véritablement, c’est écrire en même temps que lire. La lecture dévoile un texte imprimé, qui constitue déjà un tout, renfermé dans cette entité qui a pour nom « livre ». Or, ce dévoilement se vit plus qu’il ne se lit ; il faut refaire le chemin tout entier qu’a accompli le narrateur, ou l’auteur s’ils ne font pas semblant de se confondre. Il y a une réelle identification entre le lecteur et celui qui le mène par le bout des yeux.
Peeters s’inspire, entre autres influences, du texte de Borges « La mort et la boussole » et des Huit coups d’horloge de Maurice Leblanc, pour produire un texte qui ne demande pas à être interprété mais à être déchiffré, ce qui ne revient pas au même. L’interprétation amène de l’extérieur des éléments pour extirper le secret de l’œuvre, quand le déchiffrement suppose que le secret est contenu à l’intérieur du texte. Ce petit roman rappelle sans sa composition Le motif dans le tapis de Henry James. Frank Kermode, un auteur britannique, a écrit un livre follement excitant sur l’acte de la lecture, The genesis of secrecy (3), où il expose une théorie selon laquelle tout texte littéraire est destiné à deux types, pour ne pas dire deux genres, de lecteurs, qui n’ont aucune parenté entre eux : d’une part, ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas ; les premiers, savent déjà ce qu’il y a à comprendre - parce qu’ils présent une communauté d’esprit avec le texte - et ils sont déjà à l’intérieur du texte, et ceux qui restent à l’extérieur ou au bord du texte et qui n’ont que l’illusion de sa compréhension. A cette conception renvoient les derniers mots de La bibliothèque de Villers : « Dans ce récit, le mot de l’énigme ne sera jamais livré, car le texte en son entier ne cessera de l’épeler pour désigner l’étrange objet dépassant celui-là qui le conçut à l’initiale. Ainsi ceux qui véritablement le liront seront seuls à même de comprendre. Les autres n’auraient de toute façon jamais pu saisir la solution. » (4) Il n’y a rien d’élitiste ou de désinvolte dans ce refus de parler, de donner le fin mot de l’histoire ; au contraire, l’auteur engage ceux qui le lisent à opérer une révolution dans leur lecture. Le lecteur doit s’unir au texte afin de faire partie intégrante de l’organisme qu’il constitue ; la lecture devient un des rouages de la production de sens. La solution de l’énigme dont il est question est surinscrite dans la lettre même du texte. Le texte a ses lois propres qui répondent aux contraintes qu’a choisi de s’imposer l’auteur, en bon disciple de l’O.U.L.I.P.O. Si le lecteur ne se soumet pas aux mêmes contraintes, il sera incapable de lire le texte.
Cette fin qui est censée apporter assez de frustration pour décider le lecteur à devenir lui-même enquêteur, fait partie de la structure du texte. En effet, le texte consiste en un cercle. C’est parce que la fin est refusée que la relecture est possible, et ce à l’infini. Le texte est vivant parce que le lecteur le fait vivre. Peeters qui a une conscience aigue de son travail d’auteur écrit les lignes suivantes à propos d’Agatha Christie (5) : « L’importance d’un événement est avant tout fonction du nombre de lignes qu’il occupe. C’est une des forces d’Agatha Christie de l’avoir pressenti. Le référent de l’enquête n’est jamais chez elle le réel dans son irréductible profusion, mais bien le texte, c’est-à-dire l’ensemble des événements relatés. Un “présage” ne peut donc y être autre chose qu’une prédiction. Cela seul est à même de fonder la lecture comme autre chose qu’une suite de devinettes plus ou moins heureuses. Enquêter, dans les romans d’Agatha Christie, ce n’est pas se mouvoir dans les méandres d’un concret fantasmé, c’est repérer dans le corps du texte les signes qui y ont été disposés. Bref, osons le dire, enquêter, c’est apprendre à lire. Le coup de génie du roman policier à énigme est de faire fonctionner l’identification du lecteur à l’enquêteur, comme un adjuvant de la lecture. » Mais ce qui limite cette identification est le fait que le détective ait « toujours le dernier mot dans cette participation » (6), piège auquel échappe Peeters ici, puisque le lecteur est la fin du texte. En effet, une « conclusion trop explicite, attendue par le lecteur, opère comme une manière de dispense de “travail” et lui ferme le livre au nez. A quoi bon lire vraiment puisque le texte finira par lui-même se relire ? » (7) Un texte fermé est un texte qui renvoie à lui-même, un texte ouvert renvoie à quelqu’un, tout en renvoyant à lui-même, parce qu’il n’est pas complet sans la tierce personne qui doit se l’approprier.
« Il n’est pas impossible d’imaginer, en prolongeant cette idée, un roman dont la fiction serait suffisamment passionnante pour que le lecteur ressente, avec une très grande intensité, le désir de connaître son dernier mot. C’est ce dernier mot qui, précisément, lui serait refusé, le texte ne renvoyant, en sa fin, qu’à lui-même et à sa relecture. Le livre serait ainsi offert une seconde fois au lecteur qui pourrait alors, le relisant, y découvrir ce que, dans la fièvre première, il n’avait pas su lire. » (8)
La lecture doit se faire désir.
Le titre du roman est ambigu : il indique à la fois un lieu (la bibliothèque), un lieu dans un lieu (la bibliothèque de Villers), mais également une appartenance si l’on prend la locution « de » pour un complément du nom. C’est à la fois un lieu fictif (autant que ce qu’il contient) qu’un lieu réel.
De la dédicace, à la citation de Mallarmé mise en exergue, tout dans ce livre insiste sur le fait que rien n’est laissé au hasard : le fond et la forme sont liés pour dire ce qui ne sera pas dit ailleurs que dans la lecture personnelle de celui qui se prêtera au déchiffrement de l’énigme. La dédicace « Pour A. (B.) C. » renvoie au roman d’Agatha Christie, et à Agatha Christie elle-même, par ses initiales. Avant même que le roman ne se mette en marche, le premier indice est donnée : la solution sera une histoire de lettres. La citation de Mallarmé incite à la clairvoyance du lecteur et lui expose que tout est écrit (dans le sens aussi bien de destin que d’inscription en caractères d’imprimerie) noir sur blanc. La dualité chromatique du noir et du blanc est perceptible à chaque page. En premier lieu, celle des lettres sur la page blanche, comme dans la majorité des livres, mais également par un champ lexical très étendu qui met en contraste chaque fragment de la réalité les uns par rapport aux autres, et même qui oppose les personnages, en leur attribuant la couleur noire ou blanche. La partie d’échec qui va se dérouler dès les premières pages entre le narrateur et le bibliothécaire sera exemplaire de cette distribution de la couleur entre les deux personnages et une sorte de modèle pour le reste de l’histoire. Les échecs ont également eu la faveur de Lewis Carroll, comme chacun sait, dans De l’autre côté du miroir, mais l’usage qu’il en fit fut d’un autre ordre. Au narrateur (anonyme, et le fait qu’il ne soit pour nous qu’un « je » s’énonçant toujours au présent, permet une identification aisée avec lui) échoient les blancs et le bibliothécaire, qui a pour nom Lessing (qu’il faut comprendre par « les signes ») le met en garde, après qu’il ait remporté la partie : « (…) il est une chose qu’on néglige trop aux échecs : c’est de tenir compte de la couleur des cases. » (9) Cette déclaration elliptique insinue qu’il ne faut pas seulement s’attacher à la couleur que l’on porte ou que l’on incarne mais aussi à la couleur sur laquelle on avance. Or, aux échecs seule une pièce, qui porte une couleur, ne se pose toujours que sur la couleur contraire, le cavalier. Et, seule une pièce de ce jeu ne se pose toujours que sur la couleur qui est la sienne, le fou. Assurément, le narrateur est le fou et le bibliothécaire, le cavalier. En effet, le bibliothécaire est toujours décrit comme ambivalent, noir et blanc en même temps. Tandis que le narrateur, bien que possesseur des blancs, dans cette partie, n’est jamais définitivement connoté par une couleur ailleurs au cours du récit.
Les lettres qui importent dans cette composition sont au nombre de cinq : I. V. R. E. L. Mis à part le S. (qui trouvera son explication plus loin), elles composent déjà le nom de Villers. Ensuite, la pension où logera le narrateur se nommera ELVIRE et toute une série d’anagrammes formés à partir de ces cinq lettres prend place dans le livre. Celui-ci est d’ailleurs construit en quinconce : cinq chapitres, une étoile à cinq branches qui est le motif récurrent qui signe les meurtres, etc. Tout se passe comme si le chiffre était magique. Les noms des cinq victimes ne sont, bien sûr, pas innocents :
Ivan Imbert
Virginie Verley
René Roussel
Edith Ervil
Lessing (Albert)
Le cinquième nom diffère des autres, dans la mesure où il n’est que signe et parce que sa fonction est différente des quatre autres, qui ne sont « que » victimes. Si on lit l’acrostiche en commençant par la dernière lettre, on obtient le mot « livre ». Le fait que le L se place en dernière position suggère la circularité du procédé qui est engagé et auquel, maintenant, par le fait de la lecture, nous appartenons.
La série de crimes de La bibliothèque de Villers fait écho à celle de La dame à la hache de Maurice Leblanc ; dans cette nouvelle, toutes les femmes assassinées ont un prénom qui commence par un « h » et comprend huit lettres et elles sont toutes assassinées au moyen d’une hache et la lettre h est bien sûr la huitième de l’alphabet. Il doit y avoir huit victimes, la huitième étant le meurtrier qui doit se suicider pour parachever le motif.
Le motif qui gouverne donc cette série est numéral. On retrouve le même schéma chez Peeters, avec des variantes et quelques difficultés supplémentaires, afin de brouiller les pistes. Les analogies doivent être découvertes par le lecteur, lors de sa relecture. Suivant l’implacable logique, le meurtrier doit avoir un nom en cinq lettres. La logique de Peeters laisse plus de blancs dans le texte que celle de Leblanc. Il y a également une série de mises en abyme qui donnent presque la nausée ou le vertige : le narrateur enquête sur une ancienne série de cinq crimes survenus il y a vingt-cinq ans afin d’en créer le matériau pour un livre ; le bibliothécaire écrivait des policiers et s’essaie à la rédaction d’un livre qui lui échappe ; dans ce livre-ci, il est question d’une série de crimes et l’assassin se nomme RIVELLE (on retrouve une composition à partir des cinq lettres). C’est Lessing qui a commandité la venue du narrateur afin d’étudier sur l’ancienne série de crimes. Il est le suspect jusqu’à ce qu’il soit lui-même victime, mais sans possibilité qu’il se soit tué lui-même. Le crime reste insoluble. Si l’on peut lui imputer à bon droit les quatre crimes précédents, il n’est pas l’auteur de son meurtre. L’anonymat du narrateur le rend capable d’être qui il veut, finalement. Il est une pièce de la machinerie qui est en marche. Il prend peu à peu tous les rôles possibles : témoin, détective, complice (il ne donne pas tous les éléments qu’il a en sa possession à la police, et s’étonne lui-même de ne pas voir tout dit), et même victime potentielle (il croit être la cinquième victime). Mais, progressivement, à mesure que disparaissent les différents protagonistes, il ne reste plus que lui comme meurtrier possible. Nous sommes face à une fiction autodiégétique (le narrateur est aussi le héros de l’histoire) ; « la diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit » (Gérard Genette, Figures III) : Dans la terminologie propre à la narratologie, il s’est avéré utile de distinguer le contenu du récit, l’histoire et l’acte par lequel le récit « se narre ». En effet, cette distinction permet de s’interroger sur les rapports entre le narrateur et l’histoire qu’il raconte. Le terme diégèse est directement emprunté à Étienne Souriau par Gérard Genette qui lui donne un sens différent de celui que Platon et Aristote lui assignaient : ceux-ci opposaient mimésis et diégésis, couple « boiteux » pour Genette qui nie la pertinence de la notion d’imitation artistique.
Le narrateur est coupable, mais certainement pas de la même manière qu’il a pu l’être dans le roman d’Agatha Christie, Le meurtre de Roger Ackroyd. Le pacte implicite, qui lie toujours le lecteur et le narrateur, ne peut être brisé sous peine de détruire la fiction ; en effet, si le narrateur ment, tout ce qu’il a dit ne vaut rien. Or, si le narrateur de La bibliothèque de Villers ment et que l’on ne peut plus compter sur lui, la lecture perd tout son intérêt, de même si la fiction n’a pas de fin. Pourtant, Peeters réalise le prodige de rompre chacun de ces pactes et de donner à lire la plus cohérente et jouissive des fictions. Le meurtrier est le LIVRE et, par procuration, on peut supposer que le narrateur a tué et tuera à cause de ce livre dont il est prisonnier. En effet, la lettre L placée à la fin de l’acrostiche suggère un mouvement circulaire infini, de même que le S de VILLERS qui indique une pluralité de livres. Dans vingt-cinq ans, le narrateur prendra la place de Lessing et accompli quatre crimes selon le même modus operandi.
Le rôle du lecteur est de dire ce qui ne peut être dit par le livre ; en effet, le narrateur est prisonnier de cette vérité et seul le lecteur peut la prononcer.
Le narrateur ne travaille pas pour son compte, mais pour un autre (c’est un nègre, il est donc noir), qui ne sera jamais nommé, mais qui, on le découvrira à la fin, est le nouveau narrateur qui doit prendre sa place, de même que le narrateur va prendre la place de Lessing.
L’intérêt de ces fictions qui provoquent l’interrogation quant à la nature même de la fiction, aux univers qu’elle rend possible ou renferme, est de nous donner une image du fonctionnement de la pensée humaine et de nous montrer in concreto comment il est possible de se représenter le monde, comment on peut construire une représentation. La fiction permet de grossir les mécanismes à l’œuvre dans les théories cognitives, aussi bien que dans les univers créés par les malades mentaux, névrosés ou psychotiques.
Le hasard est la notion la plus fascinante. Borges, dans le recueil Fictions, écrit ceci dans la nouvelle intitulée « La loterie à Babylone » : « Cette pièce de doctrine observait que la loterie est une interpolation du hasard dans l’ordre du monde, et qu’accueillir des erreurs n’est pas contredire le hasard, mais le corroborer. (…) si la loterie est une intensification du hasard, une infusion périodique du chaos dans le cosmos, ne conviendrait-il pas que le hasard intervînt dans toutes les étapes du tirage et non pas dans une seule ? » (10)
Le hasard doit être entier sinon il est aboli par l’ordre. Mais cette intensification du hasard conduit à une infinité de tirages au sort : « Aucune décision n’est finale, toutes se ramifient. D’infinis tirages ne nécessitent pas, comme les ignorants le supposent, un temps infini ; il suffit en réalité que le temps soit infiniment subdivisible (…) » (11)
Le hasard est impossible à penser hors de l’ordre dans lequel il vient s’encastrer. L’ordre ne peut exister sans un certain degré de désordre à l’intérieur, car sinon comment pourrait-il prouver son existence ? Les habitants de Babylone se soumettent à une loterie qui décide pour eux des événements de leur vie, de toutes les circonstances qui affectent les divers éléments de leur existence. La vertu morale du hasard est ressentie comme nulle.
La seule solution pour cultiver le hasard est d’introduire volontairement des erreurs dans le réel, comme on le ferait dans un texte, dans celui-ci par exemple … D’un autre côté, des historiens et probablement d’autres corps de métier ont la charge de relever et de corriger ces erreurs, afin d’équilibrer l’ordre du monde, mais en y introduisant d’autres erreurs, et ce à l’infini, bien sûr. Ce qui importe est d’introduire une variation dans la réalité, supposée ordonnée à bon droit. Cette nouvelle très troublante, qui appartient au registre de la science-fiction, prend le contre-pied de ce que l’on imagine couramment : le monde n’est pas ordonné et il faut forcer le hasard à se plier à une structure que l’on veut introduire dans le monde, de force. Le hasard tel que le conçoit Borges ici est synonyme d’absurde, d’arbitraire. Il est le fait d’individus singuliers, exécutant - volontairement ou sans qu’ils soient conscients de leur obligation - les ordres de ce qu’il nomme la Compagnie, qui est une sorte de gouvernement cosmologique et une métaphore du Dieu.
1 La perversité, Essai et textes sur le mal, Ed. Hatier, Paris, 2000, p.121.
2 Cf. Gabriel Marcel, Être et avoir
3 Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979.
4 Op. cit., p. 62-63.
5 Op. cit., « Tombeau d’Agatha Christie », p. 92-93.
6 Ibidem.
7 Ibidem.
8 Ibidem, p. 94.
9 Ibidem
10 Fictions, Ed. Folio, trad. P. Verevoye, Ibarra et Roger Caillois, Paris, 2004, p. 65-66.
11 Ibidem, p. 67.
mercredi 26 juillet 2006
Tournage dans un jardin anglais réalisé par Michael Winterbottom. Le titre anglais est tellement plus explicite qu'il est dommage de ne pas le citer :
  • A Cock and Bull Story
Ma (fausse) pudeur m'interdit presque de traduire ce qu'un simple dictionnaire vous dira, puisqu'il s'agit de l'anatomie masculine ainsi exhibée en larges lettres. Bien entendu, il est possible de concevoir l'autre sens (premier et bienséant) de l'expression : "une histoire abracadabrante". Tristram Shandy est un roman que j'adore. L'édition française, en Garnier-Flammarion, est très bien annotée, car c'est souvent le cas. Il me réjouit toujours par son audace, son caractère mutin et facétieux, son intelligence et ses secrets - car il en possède beaucoup, je le sais. Vous imaginez bien, pour ceux qui l'ont lu, que le roman est inadaptable, puisqu'il n'est que digressions en sarabande. La simple naissance du héros dure pendant plusieurs livres ! Le réalisateur, qui est aussi le scénariste sous un nom d'emprunt, a adopté une excellente et brillante solution pour remédier à la difficulté : raconter le tournage de cette impossible mise en images ! Ainsi, nous plongeons toujours plus loin dans diverses mises en abyme : des scènes du roman prétendument adapté, les digressions des comédiens, leur vie personnelle en dehors du tournage. La nuit américaine de Truffaut transpercée par des saillies qui clignent comme celles des Monty Python, et l'on joue à faire du pied ici et là (et du plat également) à l'industrie cinématographique et télévisuelle. Le propos est réjouissant et très malin. Je ne prétendrai pas qu'il s'agit là d'un très grand film mais sans conteste c'est un bon film qui mérite l'attention du spectateur et je gage que vous rirez et serez ravi, y compris si Tristram Shandy est votre livre de chevet. Rien n'est trahi. La célèbre page noire du roman y est, à sa façon, reproduite... Si Michael Winterbottom n'a pas autant d'esprit que Laurence Sterne - et qui aurait le front de le lui reprocher ? - il lui rend pourtant un hommage sans faille en étant digne de sa fantaisie. Et, pour mettre un point final à ce propos miniature, relisez donc Jacques le fataliste de Diderot et vous constaterez ce que chacun sait : l'encyclopédiste l'a plagié ouvertement et avec bonheur.
  • La fille à la valise de Valerio Zurlini Parisiens ! Profitez ! Deux films de Zurlini sont remis à l'affiche : La fille à la valise

(à l'Arlequin, dans le VIe) et Eté violent (toujours dans le VIe, au Saint-Germain-des-Près entre autres salles, que je n'ai pas eu le temps de voir, hélas...). Moins innocente que Holly Golightly* , le personnage de Claudia Cardinale, est difficile à saisir au vol. Est-elle une ingénue, pourrie au coeur malgré elle, ou une calculatrice de sang-froid, désinvolte et cruelle par inattention, qui anesthésie le coeur d'un jeune homme qui aime, vraisemblablement, pour la première fois ? Toute l'habileté du cinéaste est de ne pas répondre tout à fait à cette question et de faire de notre jugement une girouette. Probablement que rien n'est aussi simple à décider dans l'existence. Longtemps, j'ai vu la vie en noir et blanc, en une dichotomie serrée et aiguisée, quand tout le monde me répétait qu'elle était grise. Hélas, mes propres fautes m'ont conduite à fraterniser avec ceux que je méprisais de ne pas savoir choisir leur camp... Et j'ai pris la couleur de la cendre et de la poussière qui m'effrayait tant et j'ai failli. Pan ! Mais jamais je n'ai accepté cet état de compromis. Probablement ai-je, là encore, succombé à cette illusion qui s'empare de tous ceux qui blanchissent paradoxalement leur conscience au contact de la noirceur étalée et striée de ce qu'ils pensent être la norme. Cette conscience de la pureté est l'indice de ma déchéance, de la vôtre peut-être (sûrement, hélas), et le symptôme de mon échec. L'innocence ne se pense pas. Tout comme l'amour et le temps qui se détruisent dès qu'on les serre de trop près. Il faut la distance d'une forme d'inconscience bénie des dieux. "L'inexpérience est ce qui permet à la jeunesse de réaliser ce que la vieillesse sait impossible" disait Tristan B. Je suis persuadée que le premier amour
est celui qui va donner la forme au suivant- qui ne devrait peut-être pas exister car il nous rend définitivement mortels s'il n'est pas totale rédemption. Cette matrice du jouir et du pleurer est le squelette sur lequel viendra se greffer, lambeau après lambeau, les fruits du remords et de la chance, de l'impuissance et de la grâce. Pauvre enfant, qui sait bien qu'il n'est pas l'homme de la situation, comment pourras-tu aimer aussi bien dès lors ? La dernière image du film, lorsque l'angelot Perrin tend une enveloppe à la très jeune Claudia Cardinale et que la fausse ingénue demande s'il s'agit d'une lettre, il répond par l'affirmative. Précédemment, elle avait posé la même question, mais l'on comprenait qu'elle espérait de l'argent. Il lui avait dit qu'il s'agissait de billets, ne trouvant pas indélicat de l'aider aussi franchement. La vérité ne pouvait offenser puisque le coeur qui l'exprimait était pur et s'offrait à un autre coeur supposé aussi beau. Ici, elle réitère la question. Il répond cette fois qu'il s'agit d'une lettre. Il part. Elle ouvre le rectangle de papier qui ne contient que des billets. Son regard est triste. Le jeune homme a menti. Il a appris cette délicatesse qui, finalement, est offense et chute. Ce film m' a attristée parce qu'il dit trop bien ce que nous sommes. La sincérité n'est blessante que lorsque notre lâcheté nous a trop bien appris la politesse.

  • L'argent de la vieille (1972) - Lo Scopone scientifico est typique de la comédie italienne : exubérance, bavardage, hystérie collective et privée, humanité. Un des meilleurs films de Comencini selon moi !

Bette Davis, les dents jaunies par les ans, blanchie à la peinture satinée, est redoutable dans cette chance qu'elle étrangle d'une main de fer et qu'elle refuse de laisser aux autres. Joueuse de gros calibre, elle détruit sans pitié et avec le sourire un couple de chiffonniers qui pensent avoir moyen de la plumer, d'année en année. En vain. La couple Bette Davis et Joseph Cotten n'est pas sans rappeler celui incarné par Gloria Swanson et Erich von Stroheim dans Boulevard du crépuscule... Est-ce le destin du jeune Perrin évoqué plus haut ou bien se transformera-t-il en Lovelace ? La chute est un régal, facile à prévoir. La morale est que les enfants ont horreur de l'injustice. Et qu'ils sont de petits dieux, prêts à tout pour rétablir ce que la chance ou l'arbitraire leur vole ! * En 2005 est sorti un roman inédit de Truman Capote, retrouvé par hasard dans une boîte en cartons, qui annonce la nouvelle Breakfast at Tiffany's ! Il s'agit de ceci :
Je n'ai pas encore lu, puisque je l'ai acheté à Venise, mais je suis ivre de cette découverte. Je vais attendre pour le déguster. J'ai d'ores et déjà un programme de lecture concocté par Gaëlle.

J'ai acheté une vieille revue et j'ai trouvé des clichés qui m'inspirent. J'ai envie de partager mon enthousiasme. 
G.B. Shaw, une sacrée langue de pute (pardonnez l'expression facile et grossière mais qui correspond à la réalité, bien que lesdites langues doivent être plus généreuses que la sienne !), un esprit brillant, que j'aime et déteste à la fois... Sa nécrologie de Barrie (que je vais traduire pour le site de Barrie - je me remets en marche...) comporte à la fois des mots sublimes et une certaine incompréhension, que j'ai du mal à lui pardonner, car elle me paraît inspirée par un manque de tendresse.
Une Jane Eyre... Je ne sais pas qui est cette jeune femme qui prend la pose. Je lance une enquête...
De quelle Alice s'agit-il ? Celle du film de 1933, dans lequel joue Cary Grant ? [Je crois avoir trouvé ce film très rare et être en mesure de proposer des extraits ici même ! ] Peu probable puisque les photographies de Charlotte Henry ne semblent pas conduire à cette conclusion... Mais qui est-elle ? Dites-le, je vous en prie !
mardi 25 juillet 2006

Holly vous salue en son palais provisoire… Le carrosse se transformera bientôt en citrouille. Et j’aime autant la seconde, car les choses trop parfaites blasent vite. Je demeure muette mais je souris intérieurement. Et ce sourire est adressé à « Igor », qui se reconnaîtra par l’intermédiaire d’un autre…qui me l'a présenté, un jour.
J'espère pouvoir récupérer les vidéos des salons de l'inestimable Gritti - j'y ai croisé l'ombre de Julia Roberts et de Woody Allen ; ils l'avaient oubliée derrière eux... et je me propose, telle Wendy, de la recoudre - et surtout la vue de sa terrasse qui ouvre une vue inimaginable sur la Douane de mer, la Salute... Dîner ou prendre un petit-déjeuner sur le Grand Canal est presque irréel. Je n'oublierai jamais.
Jamais. Jamais. Jamais.
Et si l'éternité a un sens, à notre échelle microscopique d'homoncule, je l'ai vécue à un instant précis, lorsque le soir est tombé là-bas.
Je vous offre, pour finir, cette photographie d'une photographie (impossible double à la Hoffmann) de Julia à Venise...
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Venezia
Vidéo envoyée par misshollygolightly

On peut acheter ou louer de sublimes costumes pour le Carnaval. Je m'extasie devant les vitrines. Un facteur passe à côté de moi et se met à siffler mon air... Je n'ai pas rêvé ? Il s'adresse à Holly... Le hasard est beau.
lundi 24 juillet 2006
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Le Florian
Vidéo envoyée par misshollygolightly

J’ai tout de suite adoré les rideaux. C’est la première chose que j’ai remarquée et aimée sur la Place. Je crois que ce sont des objets symboliques pour moi. Ils ne sont pas aussi frivoles que moi car ils ont une fonction utile : ici, ils protègent de la chaleur ; je ne peux pas ne pas songer qu’ils dissimulent également des secrets et des vieilles blessures. Ils sont aussi poétiques que le reste, aussi incongrus que ce campanile qui m’a toujours paru collé de force sur la place en désaccord avec la Basilique… Le Florian est un de mes lieux de prédilection. A l’extérieur, sur la Place Saint-Marc, sous les arcades ou bien, l’hiver, dans les superbes salons passementés de velours, de glaces et autres luxes. J’y demeure une partie de mes journées lorsque je suis à Venise. J’aime son allure distinguée et ses personnages étouffés. On dirait des silhouettes découpées dans de la feutrine, mais elles sont toujours rigides, car il faut un poignet ferme pour tenir sur trois doigts les lourds plateaux d’argent. Quelle grâce chez ces hommes ! Casanova venait y faire tomber les belles. Lors du Carnaval, qui ne dure guère longtemps de nos jours, alors qu’il s’étendait sur des mois il y a très longtemps, il est exquis d’y rencontrer les vénitiens costumés si naturellement qu’ils ne semblent pas jouer le moins du monde. J’y retournerai un jour en robe blanche et en cape de velours crème, chaussée dans des bottines avec des rubans en soie en guise de lacets. Je serai princesse d’un jour ou d’une nuit. C’est promis. Il y a peu de visages, parmi les serveurs, qui me sont étrangers. Et leur prénom n’est point un secret car je suis un bon détective. Certains me reconnaissent. J’aime cette complicité latente qui ne consiste qu’en un sourire discret et en une demi-révérence. J’ai remarqué que les plus aguerris d’entre eux portent un nœud papillon noir (le nœud papillon est un objet hautement érotique à mes yeux) tandis que les plus jeunes au service arborent le même artifice mais en blanc. Lorsqu’ils s’interpellent entre eux, ils produisent un drôle de son mouillé qui ressemble à s’y méprendre à un baiser. Tendez l’oreille. Ils sont très regardés et photographiés et prennent la pose de bonne grâce. Lors de la belle saison, il y a des musiciens. Chaque année, j’ai peur de ne pas retrouver « mon » accordéoniste, celui que je viens écouter depuis le premier jour. S’il partait, mon plaisir serait amputé de quelque chose d’essentiel. Ce serait un mauvais présage. Je déteste lui annoncer mon départ et je ne le fais presque jamais. Ainsi, il me voit arriver mais jamais m’enfuir. Je ne viens qu’aux heures où il joue, car il y a, bien sûr, deux équipes de musiciens qui se relaient pour le bon plaisir des passants. La plupart d’entre eux ne les écoutent pas et oublient de les applaudir. Cela me révolte et je les rétribue de toutes mes forces au moyen de deux mains gauches. Au loin, on entend ceux du Quadri (l’autre grand café – plus viennois, moins élégant, mais qui possède un bon restaurant au premier étage et ses mérites), qui leur font écho. Leur travail est une besogne de forçat si l’on considère la chaleur aux pires heures du jour. Mon accordéoniste paraît souvent fatigué mais je sais qu’il aime jouer dans son cœur et jamais interprétation de New York New York ne me fit autant d’impression que lorsqu’il me l’offre. Il la joue avec des petites cuillères… en effet, il maîtrise un certain nombre d’instruments de musique. Le soir, lorsque le frais recouvre la Place, il reprend vie et joue le Concerto d’Aranjuez à la clarinette.
Venise, campano San Giovanni e Paoli Vidéo envoyée par misshollygolightly
J'ai rêvé Venise avant de la connaître physiquement si tant est que les rêves ne soient pas corpusculaires, émanations épicuriennes qui vrillent la rétine... De toute façon, je vais mourir là-bas, puisque mes cendres y seront déposées. Je veille au grain, c'est le cas de dire... bien que celui de ma vie soit davantage papier de verre que poudre de riz. Je me demande si mes cendres teinteront une seconde la lagune. La douane de mer m'a longtemps servi de reposoir, pour mes lettres secrètes et mes souvenirs qui n'en étaient pas encore, qui n'étaient alors que des œufs à la coque où tremper le bout de ma mémoire. J'aime beaucoup Jean d'O. parce qu'il est désuet, brillant et cultivé. Cet homme est d'une extraordinaire gentillesse - à moins qu'il ne s'agisse que de politesse, d’une formalité, quoique ses yeux bleus soient trop bons pour n'être pas un peu véritables. Mais il n'est pas un écrivain que j'admire, pour qui je me damnerais, en qui je me reconnais. Il possède de l'esprit mais cela ne suffit pas à faire de lui, à mes yeux, un romancier. Or, le roman est mon genre ou mon sexe, si l'on peut considérer que les écrivains (y compris les ratés dont je suis) sont désignés par leur genre (essai, roman, étude, biographie, monographie, etc.). De ce point de vue, je suis peut-être bisexuelle, car l’essai est aussi ma tentation suprême. J'ai fait la connaissance de Venise, il y a dix ans. Ce fut mon premier voyage hors de la sphère de mon petit et tyrannique moi intérieur. Je ne fus pas enfant voyageur et je n'avais pas vogué hors du giron natal, excepté pour mes examens de philosophie, une fois par an, puisque j'ai toujours étudié seule. Ma force et ma faiblesse, l'une à cause de l'autre. Venise m'a choquée, claquée et mise en demeure de l'aimer. Chaque année, je lui rends visite comme à une vieille dame fatiguée, coquette et cruelle. Elle est belle, ridicule et minaude. Cette année, je la fête autrement. Je l'aime et m’autorise une distance à travers l’œil de la caméra. L'été est réputé pour être la saison la moins agréable selon les sybarites. Je n'acquiesce pas. Certes, les touristes (et pourquoi m'exclure de ce commun vulgaire sous prétexte que nous nous connaissons un peu intimement ?) sont des hordes qui menacent de vous écraser sans l'ombre d'une pitié sous un soleil martien. Le Pont des Soupirs est l'endroit par excellence où vous menacez de rendre l'âme. Bel hommage aux prisonniers des Plombs ! Venise est un cliché. Si vous parlez d'elle, vous devenez ridicule et balbutiant. Je prends le risque ; je n'ai pas tant d'estime pour moi et puis je zézaie déjà depuis des lustres. Les déclarations d'amour sont toujours stupides ou touchantes ; tout dépend du moment où elles se présentent dans l’esprit de celui qui les reçoit. Je suis de celles qu'elles rendent souvent désespérées. Venise-cliché mais réalité. Celui de l'amour et de la mort, exacerbés et tiraillés par cette berceuse, par ces mains qui vous frottent entre ciel, terre et mer, qui prennent et nouent ces trois pans. Thomas Mann, Ruskin, Byron, Casanova et consorts. Venise est impossible. J'aime sa démesure et sa désinvolture, ses eaux stagnantes et, parfois, légèrement puantes, sa verdeur et ses arcs-en-ciel. Poupine, ronde et raide, Venise est un échec pour dire, penser et vivre. A peine autorise-t-elle des rêves qui vous trouent le crâne dès que vous lui tournez les talons. Venise donne des crampes à mon imaginaire, brutalement sevré par un départ précipité en bateau-taxi. A Venise, comme à New York (différemment), je m'autorise à me croire autre. Et, n'étant pas femme pour rien, je deviens alors moi-même, pour (la) contredire. Je suis un rôle, une pierre, une éraflure dans ses fondations. Je me jette du haut du Campanile et je me demande si je serai clémente envers mes buts inavouables. Je suis là pour elle ; je guette ses signes et je singe George Sand, quelque part, dans un mauvais coin de ma tête. Pauvre Alfred ! Cette année, j'ai emporté un manuscrit au lieu du traditionnel Dickens. J'ai été bouleversée de lire ce roman, qui sera bientôt publié. Son auteur se reconnaîtra. Je n'avais jamais lu un livre avant sa naissance officielle. Plongée in utero même si l’enfant est bel et bien présent. Le lire à Venise me paraissait une belle idée, une manière de lui faire prendre les couleurs de l'Italie, de lui forger un berceau porte-bonheur. Il n'en aura pas besoin, car il est heureux, dans tous les sens du terme. Je t’aime, joli roman ; je t’ai même embrassé. Je peux publiquement avouer que j'aimerais écrire un livre qui ait autant de force, de beautés, de tendresse, de cruauté, qui parle autant à l'enfance qu'aux adultes, à notre moi profond et à celui qui se cache, couard et roublard. Moi, je mégote ; lui il m’indique la voie. C'est un livre courageux. J'ai l'outrecuidance de prétendre le comprendre, car il me parle avec une violence, une vérité, et une douceur dont j'ai besoin. Je prédis que son auteur connaîtra la reconnaissance qu'il mérite. J'ai vécu intensément, à son rythme, cette histoire, qui dit ce que je ne sais que gueuler ou souffler. J'ai eu la désagréable surprise de constater que je ne pouvais pas extraire la totalité des mes films vénitiens (Guérine, si tu me lis, pardonne cette dénomination : en guise de film, on a droit à un flux et un reflux d'images saccadées qui donnent l'impression que je suis parkinsonienne !!!) des DVD ! Je peux les lire sur mon téléviseur et sur mon ordinateur mais point les extraire pour les transmettre ! J'ai seulement pu sauver quelques prises en les refilmant sur mon écran d’ordinateur ! Je suis mortifiée, car j'avais reconstitué des scènes de Mort à Venise version Holly sur les lieux : à l'Hôtel des Bains et sur la plage privée du Lido qui lui est attenante - la seule où je pose mon postérieur (et en robe de soirée, si possible) ! Vous auriez pu entrevoir Holly s'enfonçant dans les eaux (je ne sais pas nager), vêtue d'un de ses célèbres jupons noirs, corsetée jusqu’à l’asphyxie ! Ce film-ci ne répond plus sur le disque. Cette vidéo débute sur le Campano San Giovanni e Paolo, non loin de la librairie française. La tenancière, en dix ans, n'a jamais consenti à un sourire. Je suis toujours frappée par ce manque d'hospitalité et de chaleur chez les êtres. Son mari est nettement plus avenant ; hélas il n’était pas là et je n’ai pu lui parler de Corto Maltese, que j’ai envie de découvrir. Nous nous situons près de l'hôpital, qu'il suffit de contourner pour apercevoir l'embarcadère où arrivent les ambulances et les pompes funèbres. Chaque année, j'y croise un mort. Le cimetière, sur l'île de San Michele, qui s'impose à vous, sur sa longueur rose et orange, est juste en face. Dommage que mon extrait ait mêlé les couleurs dans un fondu infâme. Je contemple deux petites culottes qui sèchent sur un fil. J’aime cette exposition de l’intime rendu publique et anodin. Je mesure le dérisoire de nos vies. Je suis heureuse.
Post-scriptum : une "private joke" à un ami écrivain, un clin d'oeil involontaire à Sept ans de réflexion et quelques cameo appearances à la Hitchcock !
dimanche 23 juillet 2006
Bonjour mes tendres amis et lecteurs ! Vous m'avez manqué ! Petit message personnel. Je suis de retour et ma hotte déborde d'idées, de vidéos et de billets. Je vais tenter de redescendre sur terre, de remettre en place mon centre de gravité et de me jeter dans la rédaction de mon JIACO, délaissé le temps d'une trêve vénitienne et parisienne. En tout cas, à Venise, dans une boutique que j'adore (où je colle ma pupille sur chaque objet que je dévore des yeux mais je n'achète jamais rien, parce que le choix est trop difficile et onéreux), j'ai rencontré Peter Pan ! Une preuve ?
Et je n'ai guère résisté à ceci : un Peter Pan articulé en porcelaine !

Et je ne me suis pas ruinée car les jolies petites choses à quelques euros voisinent avec des choses nettement hors de prix mais magnifiques. Je n'ai jamais compris pourquoi ces poupées excessivement chères ont toutes l'air si triste... N'ont-elles personne pour les cajoler ?

J'ai mis la main sur ces mignons oursons dans leur petite boîte. Une édition limitée à vingt exemplaires m'a indiqué fièrement le vendeur. Il me faudra faire comprendre à mes chats que le cadeau ne leur est* pas destiné...

Mon bonheur tient à ces quatre planches de bois où mon sourire est enfermé !
* Charmant lapsus noté par Siréneau : j'avais écrit "ai" à la place de "est".
mercredi 12 juillet 2006
Un nouvel opus d'Alan Moore est toujours en soi un événement. Le livre est quasiment inédit mais pas neuf car l'oeuvre a été entamée il y a une quinzaine d'années... Ce livre me touche de plus près puisque le célèbre excentrique et provocateur du monde des comics a commis une oeuvre délictueuse, qui met en scène trois figures féminines bien connues de la littérature... Wendy (Peter Pan), Alice (Alice au pays des merveilles) et Dorothy (Le magicien d'Oz). Là où le bât blessera certains, c'est que l'ouvrage est pornographique. Disons-le clairement. On ne se cachera pas derrière les dentelles du mot érotique, qui me paraît très hypocrite, donc encore plus impudique. Je ne suis pas coutumière de ce genre de littérature, qui m'ennuie au plus haut point, qui est rarement excitante même pour les peineux, mais connaissant Alan Moore, je suis persuadée que le livre vaut le détour. Cet homme est réellement brillant et cultivé et l'un des rares auteurs de comics qui ait un authentique talent d'écrivain. Je lui accorde par avance ma confiance. Sortie prévue fin juillet, si les ligues de vertu n'organisent pas un autodafé d'ici là... J'en connais déjà qui hurlent au scandale, un certain hôpital par exemple, alors qu'il n'est pas gêné outre mesure de commanditer une suite à Peter Pan... Je me demande bien où se situe le respect dû à l'oeuvre de Barrie dans ces considérations financières...
"L'essence de la "nouvelle", comme genre littéraire, n'est pas très difficile à déterminer : il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question "Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?" Le conte est le contraire de la nouvelle, parce qu'il tient le lecteur haletant sous une toute autre question : qu'est-ce qui va se passer ? Quant au roman, lui, il s'y passe toujours quelque chose, bien que le roman intègre dans la variation de son perpétuel présent vivant (durée) des éléments de nouvelle et de conte." Deleuze - Guattari, Mille Plateaux.

Je n’étais pas particulièrement prédisposée à lire Kleist (1777 - 1811). Je l’ai connu en lisant la superbe trilogie de Philip Pullman, puisque ce dernier s’y référait, au moins implicitement (Iorek l’ours imbattable à l’épée, la dichotomie entre l'expérience et l'innocence...). Mais mon travail sur la tragédie m’a jetée sur la route des grands auteurs qui maniaient les sentiments en fusion – dont Kleist. Je devais donc le rencontrer quoi qu’il advînt. En effet, Kleist est l’un des grands tragiques de l’histoire littéraire. C’est une âme torturée, romantique et difficile à attraper au lasso de la pensée. C’est une âme en souffrance qui souffla son génie aux quatre vents. Le drame profond de Kleist est peut-être d’exister trop intérieurement, comme ces boutons de rose qui n’arrivent pas à maturité suffisante pour s’expulser de leur coque verte et pourrissent, à moins qu’elles ne languissent, à l’intérieur du berceau végétal, retardant tellement leur explosion qu’elles perdent mesure du temps, de l’inexorable. Le développement s’achève dans une immobilité stérilisante. Certaines reines abeilles meurent ainsi, cloquées dans leur alvéole. Kleist est inachevé ou il le croit tant que cela revient au même. Il vit dans la nostalgie d’un irréel, celle d’un état antérieur qu’il n’a pourtant pu connaître ailleurs que dans ses songes, dans un avant sans matérialité.

La chute originelle est celle du savoir qui corrompt tout ; aucune action pure n’existe en ce monde. La sincérité d’un cœur est indicible. Nous sommes les mercenaires d’une fausseté consentie depuis l’aube des temps. Nous nous soumettons à cette fatalité car nous ne pouvons la briser. L’innocence retrouvée est celle de l’instant d’inattention à soi. Jankélévitch est celui qui a le mieux parlé de cet infinitésimal. L’enfant est déjà talé car il sait aussi bien maniérer que l’adulte. Observez les petites filles qui s’entraînent à cette odieuse forme de séduction – celle-ci n’est pas tout à fait abjecte, car l’enfance possède une grâce accidentelle, et on lui pardonne. Mais cette grâce est davantage esthétique que morale, vous en conviendrez peut-être.

Le théâtre des marionnettes (1810) peut presque se lire comme un délectable essai phénoménologique ou bien comme une réflexion ajourée, de portée métaphysique. La mécanique de la conscience est exposée par la médiation de la poupée. Malgré l’extrême concision d’un texte qui ne dépasse pas quinze pages, il est indéniable que Kleist donne vie à une conception de l’existence humaine qui, si elle n’est pas originale, a le bon goût de s’exposer dans la finesse d’une métaphore parfaite. Il fait jouer devant nos yeux un mouvement et expose notre ressort. Il devient l’instrument de notre autoscopie. Il y a paradoxe. Comment dire de l’intérieur ce qui ne se montre que de l’extérieur ? Deleuze, je m’en rends compte à l’instant, écrivit ceci :

« C’est que les éléments de son œuvre [celle de Kleist] sont le secret, la vitesse, l’affect. Et le secret n’est plus chez lui un contenu pris dans une forme d’intériorité, au contraire il devient forme, et s’identifie à la forme d’extériorité toujours hors d’elle-même. »
(Deleuze et Guattari, Mille plateaux)

Là où Bergson définissait à juste titre ce qui provoquait le rire comme la résultante du mécanique plaqué sur du vivant, Kleist n’agit pas différemment en invoquant un inverse, le vivant qui se superpose à la matière. Dans La double vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, le marionnettiste, Bruce Schwartz (marionnettiste dans la vie réelle), nous donne peut-être ce que Kant nous a toujours refusé : une intuition intellectuelle. Il est très remarquable de constater que cet homme de l’art ne cache pas ses mains dans des gants noirs, car nous finissons par ne plus voir ses mains. La magie du geste sublime rend aveugle au prosaïsme. Il est possible que Bergson ait eu connaissance du texte de Kleist, mais rien n’est sûr, car il donne un autre aperçu des rapports entre le vivant et le figé.

Lecteur de Kant qu’il comprend mal, Kleist s’imagine que ce dernier renonce à la connaissance humaine ; puis, il songe que la conscience nous prive du bonheur. Ce thème est celui, bien entendu, de la Genèse mais aussi du Paradis perdu de Milton. Kleist est persuadé que la raison est une malédiction. Mais la conscience de sa propre damnation ne permet-elle pas à un accent divin de s’élever, au sublime d’éclore sur le fumier de l’âme humaine ?

Cet opuscule s’inscrit dans un horizon rousseauiste idyllique. Le propos est simple : un danseur d’opéra prétend que les marionnettes possèdent plus de grâce que n’importe quel danseur car elles ne subissent pas cette malédiction qu’est l’affectation, autre nom d’une conscience trop consciente d’elle-même, qui ne fait plus porter le poids de son attention dans la précision du geste mais dans le regard intérieur ou dans celui du spectateur. La matière brute et les deux dieux seuls possèdent cette innocence gesticulatoire. C’est ainsi que l’on en revient à mon précédent billet consacré au jeu de rôle ou à la mauvaise fois sartrienne de la coquette. Que serait une conscience pure, qui ne se dédoublerait pas ? Poser la question est impertinence et déjà une faute.

« Chaque mouvement avait son centre de gravité ; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure ; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique.

Il ajouta que ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes (…) cette ligne était extrêmement mystérieuse car elle n’était rien d’autre que le chemin qui mène à l’âme du danseur ; et il doutait que le machiniste puisse la trouver autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, ou en d’autres mots, en dansant. »

(Trad. Jacques Outin, Ed. Mille et une nuits)

Ce texte me paraît une image possible du créateur littéraire.

Un an après l’écriture de ce texte, Kleist se suicidera avec son aimée, Adolfine (rebaptisée Henriette) Vogel, qui était atteinte d’un cancer sans espoir de rémission. Les suicidés sont mes frères. Ils sont, pour certains d’entre eux, comme des adultes mort-nés, qui sont entrés dans notre monde par erreur. Trop tôt ou trop tard. Ils clopinent dans les interstices.

lundi 10 juillet 2006

En retrait de L'image-mouvement et de L'image-temps, mais de manière complémentaire, Deleuze a donné des cours à Paris VIII consacré à cet objet singulier qu'est le cinéma dans une perspective bergsonienne. Il invente ici une philosophie du cinéma. Le propos est étincelant. Gallimard édite en CD 6 heures de cours. Je vous propose un long extrait, dans l'espoir que cela donnera à certains l'envie de le lire ou de l'écouter. J'espère avoir l'occasion de vous proposer bientôt un billet digne de ce nom sur ce sujet. deleuze. Pour les commander, c'est ici.
jeudi 6 juillet 2006
[Petit fragment pendant qu'un peintre s'occupe de mon plafond. Et tant que mes mains sont propres...] Impossibilité de se laisser prendre tout à fait au sentiment des autres, aux siens en propre. On vivote entre deux eaux. Il y a une distance entre soi et la représentation que l'on donne, mi-conscient mi-innocent de cette dualité ou duplication de l'être qui s'expose et se retire instantanément. Sartre en a exposé magistralement les mécanismes de la mauvaise foi et du rôle dans L'être et le néant. La coquette à son premier rendez-vous et le serveur.
Dans la mauvaise foi, il n’y a pas mensonge cynique, ni préparation savante de concepts trompeurs. Mais l’acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est. Or le projet même de fuite révèle à la mauvaise foi une intime désagrégation au sein de l’être, et c’est cette désagrégation qu’elle veut être. C’est que, à vrai dire, les deux attitudes immédiates que nous pouvons prendre en face de notre être sont conditionnées par la nature même de cet être et son rapport immédiat avec l’en-soi. La bonne foi cherche à fuir la désagrégation intime de mon être vers l’en-soi qu’elle devrait être et n’est point. La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi.
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux, expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyables des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.
Lorsque le je distant, offert au regard et à la perception et le je intérieur, insondable, inviolable se rejoignent, à de rares instants, il y a comme un léger trouble ou un recul de soi en soi-même. L'impression est celle que l'on éprouve dans le viseur d'un appareil photographique. Préhension et appréhension. Perception et aperception. Je songe à Kant. Il me faudra parler de lui à ce sujet. Un autre jour. On peut reconnaître dans le jeu cette mise à distance et en présence des diverses instances du je. Un court texte de Freud dit magistralement tout ceci autrement. Mais la relation me paraît évidente, bien que forcée ici par un manque de temps pour la dire comme je le désire. Le psychanalyste n'est pas phénoménologue. Il ramène tout à un présupposé, à un priori, qu'il suppose vrai ou pour le moins vraisemblablement efficient et véridique. J'ai longtemps eu le sentiment que Freud pouvait lire entre et dans mes pensées. Ce sentiment doit être partagé par ceux qui le lisent en ayant la sensation de se découvrir. Le petit essai de Freud Der Dichter und das Phantasieren est le genre d'études freudiennes subtiles et pertinentes que j'aime lire. Freud explique que nos fantaisies quotidiennes, nos rêves éveillés procèdent d'un mécanisme identique au jeu enfantin et à la création littéraire. "Je crois que la plupart des hommes, en certaines périodes de leur vie, forgent des fantaisies." Le propre de ces fantaisies est leur caractère plus ou moins tabou pour ceux qui les créent ou les abritent, car ils s'imaginent déchoir de leur statut d'adulte en s'y adonnant, présentant instinctivement la parenté de ces "rêves éveillés" avec le jeu de l'enfant, devenu condamnable. Or, Freud expose magistralement ici le lien qui unit le mécanisme du jeu à celui de la création littéraire (par exemple). "(...) chaque enfant qui joue se comporte comme un poète." Il faut entendre le mot de poésie dans son étymologie grecque, bien entendu. Le jeu de l'artiste est aussi un faire valoir pour les désirs étouffés de l'être qui trouvent alors moyen de s'exprimer, voire être satisfaits pour une part, dans cet univers illusoire (mais sérieux, car ce n'est pas le sérieux le contraire du jeu, mais la réalité) ouvert par l'oeuvre. Jeu, fantaisie (rêve éveillé par exemple, mais il en est d'autres à la portée du sujet qui s'ignore artiste de l'instant) et création ont en commun une nature identique, qui engage imitation, consolation et sublimation de l'inflexible réalité. "Les désirs insatisfaits sont les forces motrices des fantaisies."
mardi 4 juillet 2006

J'ai été très impressionnée par cette photographie datant des années 30.

Aujourd'hui, il me semble qu'il n'existe plus de telle salle, parce que le nombre d'étudiants est très important. Observez bien cette photographie. J'y ai entrevu l'enfer. Je comprends mieux Louis-Ferdinand Céline versus le Docteur Destouches et la crudité de ses écrits.
Un flot d'idées surgit en moi.
dimanche 2 juillet 2006

Chers amis, Je suis soumise au vulgaire prosaïsme d'une réfection de mon bureau. Je m'imagine déjà en août dans la splendeur de cette matrice rouge sang, briquée au savon noir que je concocte à la force du poignet et de l'imagination. Quels magnifiques billets rêvés vais-je vous écrire de cet endroit qui sera tout à fait mien désormais! Mais ils ne verront le jour que dans mon imaginaire, car de l'esprit au clavier et jusqu'à vous il y a des années lumière... Ce chantier va durer quelques jours, pendant lesquels je ne serai pas aussi présente sur mon JIACO. Entre peindre (et je ne parle pas de girafe), coller des lambeaux de papier peint et écrire, il faut choisir. Mais la machine à histoires ne s'arrête pas : j'en vis presque trop en moi... Mon ordinateur va être remisé bientôt et je ne pourrai griffonner que de mon portable mais avec moins de confort et de générosité... Je demeure mais en pointillé. Je suppose que je vous lirai plus que je ne vous écrirai. Pendant juillet, je ne serai invisible qu'une semaine dutronc. et encore je parviendrai peut-être, grâce à la télépathie, à échanger avec vous. Mais peut-être que certains d'entre vous auront pris le large. Je me rends compte, depuis le 29 septembre 2005, lorsque j'ai ouvert cet espace avec le poignard subtile emprunté à Pullman, que la forme de l'ensemble a changé. Des éléments plus personnels se sont introduits presque malgré moi et je me sens liée à ceux qui viennent chaque jour m'écrire quelques lignes. Et le pire de tout, c'est que j'aime ce sentiment de fraternité et qu'il m'aide à travailler dans la solitude de mon antre. Je vous en remercie tous. On ne sait jamais ce que l'on apporte aux autres en définitive. Une étude de mon compteur m'indique que certaines personnes (un nombre fixe et parfaitement circonscrit) viennent chaque jour sans jamais franchir le pas du commentaire. Je sais leur présence et je suis intriguée par leur silence, mais je le respecte. Vider cette grande pièce d'où je vous écris est une expérience qui me met mal à l'aise : j'y retrouve sous les couches supérieures, dans les abîmes de mon univers, mes cours de première année de philosophie et même une photocopie de ma copie de philo au bac - j'en avais demandé un double, car je ne croyais pas ma bonne fortune ; je supposais qu'il y avait erreur tant la note me paraissait excessive eu égard au travail que j'avais accompli ce jour-là ! Je suis une sceptique... On qualifie déjà mon travail d'étrange. Ce mot revient souvent sous la plume et dans la bouche de mes maîtres. Je ne le comprends pas. Il y aussi des vieux courriers qui voisinent avec mille traces d'un passé à vol d'oiseau : une coupure de journal de mes 16 ans en compagnie de ma classe de seconde ; nous avions participé à un concours sur une radio nationale... Des bribes d'anciens chagrins et la présence de mes écrivains aimés : Céline, Camus, Cioran, de la poésie... Le tapuscrit de mon premier "roman", composé à la machine à écrire, quand je me prenais pour Sagan ou Bazin, celui qui avait failli avoir son heure de gloire, auréolé d'une publication, et qu'aujourd'hui je hais. Il a des tas de textes. Je vais prendre de grands sacs à poubelle. Je sais mieux aujourd'hui ce que je veux et où je vais. Je reprends un vieux Camus et je le relis in extenso : je sais que je n'ai pas changé ; l'émotion est la même. Lorsque Camus, dans Le mythe de Sisyphe, étudie les comportements de « l’homme absurde », il dit qu’« Il y a aussi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde», il faut entendre par ces mots que l’homme absurde se fond avec le monde et n’essaie pas de jaillir à sa surface. Se fondre, c'est faire corps avec un monde, lui appartenir réellement sans vouloir s'en distinguer, en s'élevant par la pensée, la réflexion, la morale, la religion, la philosophie... "Faire corps" revient à accepter de se laisser assimiler par un monde, sans restriction, à en accepter la logique, ou plus exactement le cours, puisque attribuer une logique, c'est encore donner du sens (humain, nécessairement humain) et se désassembler de l'ensemble. L'absurde se définit par l'absence de rationalité, ou par ce qui échappe au rationnel et/ou au raisonnable. Quant à parler de "bonheur métaphysique", cela n'est possible que si l'on "déshumanise" la notion protéiforme de bonheur et si l'on saisit que Camus définit par ces mots un peu contradictoires une sorte d'apaisement supérieur, de sérénité cosmique : l'homme se sent appartenir à une entité qui l'englobe et n'a pas à trouver une sens supérieur, une justification transcendante à son existence ; il est inscrit au creux d'une immanence. Cette immanence ne lui demande pas de compte et lui non plus : l'homme dans l'univers est comme le fœtus dans le liquide amiotique. L'homme absurde est véritablement anti-tragique, c'est le seul, et cet état est même involontaire.

Le déraisonnable, pour Camus, n'est pas ce qui nie la raison mais ce que la raison ne peut saisir, ce qui lui échappe mais, paradoxalement, ne remet pas en cause son pouvoir. En revanche, lorsque la raison décrète qu'une chose est irrationnelle, elle se nie elle-même, car elle se remet en cause de l'intérieur : elle avoue qu'elle ne comprend pas - ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas une explication, mais ce qui veut dire qu'elle ne trouve pas cette explication -, alors qu'en décrétant qu'une chose est déraisonnable, elle affirme, au contraire, qu'il n'y a rien à comprendre. Il ne faut pas mettre sur le même plan la question du sens (signification) ou de la valeur et celle de la logique (explication). Si l'absurde désigne effectivement ce qui est réfuté par la raison, cette scission entre, d'une part, l'irrationnel et, d'autre part, le déraisonnable exprime l'ambiguïté inhérente à la notion d'absurde : un non-sens logique (cette logique n'est pas nécessairement celle des lois du langage et de l'expression, mais celle constitutive de l'enchaînement des faits dans le monde objectif) et une certaine conception métaphysique du monde. Le premier aspect de cette définition n'est pas celui qui nous intéresse au premier chef ; ce qui nous importe, c'est l'absurde né de la confrontation de l'exigence tout humaine de fondement, de justification à son existence et son échec à les découvrir. En ce sens, l'absurde est, d'abord, l'absence - absence apparente ou réelle - de finalité ultime d'une existence qui se termine nécessairement par la mort, puis plus intimement l'absence de raison d'être d'un individu qui ne sait pas quoi faire de la durée de son séjour sur terre, et enfin, d'un point de vue plus logique, l'absence de nécessité présidant à l'apparition de mon être dans la série causale qui constitue le monde. Le tragique donne naissance à l'absurde, là où la raison échoue à séparer l'homme et le monde, là où elle se résigne à l'assimilation de l'un par l'autre (un "bonheur métaphysique" ou un homme révolté, dans le premier cas, c'est le monde qui absorbe l'homme, dans le deuxième, c'est l'inverse). Pour vivre l'absurde, il n'y plus que deux solutions qui correspondent respectivement à ces deux manières de percevoir l'absurde, à ces deux impuissances de la raison : l'imbécillité ou la création. "Décrire, telle est la dernière ambition d'une pensée absurde."Pourquoi ? Parce qu'il ne lui reste que cela comme possibilité, puisqu'elle se heurte à toute tentative d'explication, d'agencement du réel. "L'explication est vaine, mais la sensation reste et, avec elle, les appels incessants d'un univers inépuisable en quantité. On comprend ici la place de l'œuvre d'art."De la description à l'admiration et à l'amour, il n'y a qu'un pas. Tels sont les sentiments qui animent l'art. C'est pourquoi, il ne faut pas être étonné si Camus place la création au sein de sa pensée absurde. La création n'est pas un remède à l'absurde. Et si l'absurde et le tragique sont cousins, et ne se différencient que par le degré de raison en eux, il y a fort à parier que la tragédie, en tant que genre théâtral, n'est pas plus un antidote au tragique, que le roman, la pièce de théâtre ou toute autre œuvre d'art ne le sont à l'absurde. Au fond, si l'on conçoit l'art - et le théâtre en particulier -comme une manière pour l'homme (l'autre manière pouvant être la philosophie, ou la pensée dans un sens large) d'établir son existence dans le monde, dans son univers, il n'y a guère de différence entre le philosophe et l'artiste : "Il n'y a pas de frontières entre les disciplines que l'homme se propose pour comprendre et aimer. Elles s'interpénètrent et la même angoisse les confond." Toutefois, il y en a une : le corps. Et cette différence qui les sépare et qui fait de la philosophie ce que j'ai appelé AILLEURS (dans ma thèse) un "évitement", est le point d'ancrage de notre problématique : la philosophie évite et le théâtre incarne, mais ils ont besoin l'un de l'autre, comme l'homme a besoin de son corps et de son entendement. La philosophie n'évite pas tant le concret que la singularité de ce concret, mais d'une certaine manière cela revient au même, car le concret n'existe réellement que dans des singularités… Le tragique est le révélateur, à travers la pièce de théâtre tragique, "du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret" et marque "le triomphe du charnel". "Raisonner" veut dire "rendre raisonnable", c'est-à-dire donner satisfaction à la raison par un comportement qui ne heurte pas l'homme. Or, une telle volonté est le fait d'un être qui se conçoit comme fin de la nature. De ce comportement procède l'idée du tragique et même celle de l'absurde au second sens. « L’œuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel. (…) L’œuvre absurde exige un artiste conscient de ces limites et un art où le concret ne signifie rien de plus que lui-même. (…) Créer ou ne pas créer, cela ne change rien. Le créateur absurde ne tient pas à son œuvre. (…) L’œuvre incarne donc un drame intellectuel. L’œuvre absurde illustre le renoncement de la pensée à ses prestiges et sa résignation à n’être plus que l’intelligence qui met en œuvre les apparences et couvre d’images ce qui n’a pas de raison. (…) L’expression commence où la pensée finit. » Le corps est l’obstacle insurmontable pour la pensée, qui ne peut le réduire à un concept philosophique, et l’œuvre d’art absurde ne livre de ce corps qu’un fragment, mais un fragment dénué de toute enveloppe intellectuelle, même lorsque cette œuvre d’art se veut très intellectuelle ; il y a dans l’art absurde une sorte de pureté corporelle. Si cette pureté est absente, ce n’est plus une œuvre d’art, mais une parodie. Ceci ne veut pas dire que cette œuvre d’art est inintelligente ou inintelligible, cela signifie uniquement que la raison se soumet ici à la sensibilité qui la guide et se sert d’elle. L’œuvre absurde doit être gratuite, ne pas servir de justification à l’artiste ou bien viser une éternité. Si elle n’est rien de plus que le concret, elle se confond, en quelque sorte, avec le réel qu’elle représente et dont elle sort. C’est la pensée qui se fait corps. La création absurde est, au fond, plus représentation que création. Elle exprime ; elle donne la parole au corps. Elle expurge le monde de la pensée, mais après que celle-ci ait reconnu son impuissance. L’œuvre d’art absurde représente cet « impalpable » dont nous avons dit qu’il était la fin de la philosophie et son échec. Pourtant, ce corps qui parle et vit enfin, lorsque « La pensée rejoint enfin son support de chair. », et que les mots servent à dire des « vérités de chair » qu’évite la philosophie, fait appel à un usage de la raison qui n’est plus celui de la philosophie. Dans l’œuvre d’art absurde, la pensée se voue entièrement au corps, alors que dans le contexte d’une œuvre d’art impure, où le corps, le matériau, ne sont que prétextes à la glose, elle dénature le corps.
Le mythe de Sisyphe, Ed. Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1963, p. 127.
A très vite. N'oubliez pas, quoi qu'il advienne, qu'il faut imaginer Sisyphe heureux...

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