jeudi 10 mai 2007
La liesse dans le coeur, lundi matin, j'entamais la journée, avant le travail, avec Cole Porter, des lettres, et me plongeais quelques instants dans la prose réjouissante de Cioran, qui exprime sa fascination (et la mienne) pour Elisabeth d'Autriche.
Une manière, une fois de plus, de communier avec mon amie Fauna.
«J'aimerais commencer par une citation : "L'idée de la mort purifie et fait l'office du jardinier qui arrache la mauvaise herbe dans son jardin. Mais ce jardinier veut toujours être seul et se fâche si des curieux regardent par-dessus son mur. Ainsi je me cache la figure derrière mon ombrelle et mon éventail pour que l'idée de la mort puisse jardiner paisiblement en moi." Ce sont ces quelques phrases, lues en 1935, quand j'avais vingt-quatre ans, qui ont été le point de départ de cet intérêt passionné que j'éprouve pour l'Impératrice Elisabeth (...) Ce verbe "jardiner" n'est pas dans le texte original allemand, qui dit simplement "travailler". Mais cette inexactitude au fond très fidèle ajoutait au texte une nuance poétique qui allait me poursuivre jusqu'à l'obsession. (...) Sa "philosophie" elle la tenait de Shakespeare, plus précisément des bouffons de Shakespeare. Il n'est donc pas question de nihilisme mais d'ironie suprême, de lucidité désespérée. (...) "La folie est plus vraie que la vie" a dit l'Impératrice, et elle aurait pu arriver à cette conclusion sans même le concours d'une seule déception.
Pourquoi aimait-elle tant les bouffons de Shakespeare ? Pourquoi visitait-elle les asiles de fous partout où elle allait ? Elle avait une passion marquée pour tout ce qui était extrême, pour tout ce qui s'écartait de la destinée commune, pour tout ce qui était en marge. Elle savait que la folie était en elle, et cette menace la flattait peut-être. Le sentiment de sa singularité la soutenait, la portait, et les tragédies qui se sont abattues sur sa famille n'ont fait que favoriser sa résolution de s'éloigner des êtres et de fuir de ses devoirs, offrant ainsi au monde un rare exemple de désertion. »
De ces mots-ci, que l'on ne peut lire sans éprouver un immense appel intérieur, je sautais à ceux, allègres et mélancoliques de Barrès (aujourd'hui un peu méconnu en France, pour de très mauvaises raisons... mais ne parlons pas de politique, car j'aurais trop à dire et ce n'est pas du tout mon registre...)...
Comment ne pas être brûlé vif par ces phrases qui encadrent le portrait douloureux et noble d’une femme qui faisait coudre ses vêtements, ainsi que ses deuils, à même la peau ?
La Belle Dame a inspiré tous les poètes et jamais entrée en matière ne fut plus somptueuse que celle offerte par l'élégant Paul Morand, un auteur qui savait écrire la langue exigeante de notre belle France (quand les "auteures" ou les "auteuses" ne fleurissaient pas encore sur les terres du pitoyable snobisme prolétarien ou bobo - j'emploie le mot à dessein) :
« Elle traverse à gué le Styx, sur la pointe des pieds, mouillant à peine ses chaussons à la Fanny Elssler, faisant la navette d'un trépas à l'autre, enjambant les siècles. Sans lampe ni bruit, de chaînes, cette morte toujours ressuscitée n’exige ni messes ni réparations à son mausolée, discrète même dans ses indiscrètes récurrences, toujours exacte comme un réveille-matin de l’autre vie, obéissant à on ne sait quel protocole espagnol d’outre-tombe ; vêtue d’une robe à traîne de soprano, elle reste le spectre le plus familier des Viennois. Elle a ses entrées à la Hofburg, bien qu’elle n’en ait pas besoin, puisqu’il lui suffit de traverser les murs ; elle est aussi perce-frontières, partout présente, à Yuste, au chevet de Charles Quint, présente aussi à Genève, quand elle attend, à l’entrée de la passerelle du bateau à vapeur, une autre de ses victimes, l’impératrice Elisabeth, cette colombe poignardée. « A vienne elle apparaît lorsqu’un membre de la famille impériale va mourir », confie Marie-Louise à Darlincourt, pendant une visite de celui-ci à Ischl ; elle ajoute : « Ma mère était mourante : soudain, ma jeune sœur Léopoldine aperçoit, derrière le fauteuil de la malade, le fantôme de la Dame Blanche – qui est cette dame ? demande la petite. – C’est la Dame Blanche qui vient me chercher », répondit ma mère. »
(La Dame Blanche des Hasbourg)
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Libellés :Cioran,Elizabeth d'Autriche,miscellanées,Sissi
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