lundi 15 avril 2013
« Il existe des rapports incessants entre l'instinct et le destin, ils se soutiennent l'un l'autre, et ils rôdent la main dans la main autour de l'homme inattentif. Mais tout être qui sait diminuer en lui la force aveugle de l'instinct, diminue tout autour de lui la force du destin. Il semble qu'il crée une sorte de lieu d'asile, inviolable en proportion de sa sagesse, et ceux qui passent par hasard dans la zone éclairée de sa conscience acquise n'ont rien à craindre du hasard tant qu'ils s'attardent en cette zone. »
« Un être ne grandit que dans la mesure où il augmente sa conscience, et sa conscience augmente à mesure qu'il grandit. »
Maurice Maeterlinck, La sagesse et la destinée
***
À
l’époque, j’étais un fleuve agité qui n’en finissait pas de ne pas trouver la
mer.
Disgrâce
absolue.
Rencontre
impossible, en moi, de deux eaux. Tout n’est que rencontres. Bonnes ou
mauvaises — essentiellement, cela ne dépend que de nous.
Et
je n’étais pas encore mer. (Ni mère.) Mais j’étais déjà presque barrienne — l’ignorant
cependant un petit moment encore.
J’errais,
prisonnière à la fois des caprices de mon désir et de la fermeté de ma volonté.
Prise entre deux courants contraires et d’égale tyrannie.
Hélas,
il m’arrive encore de courts instants, mais trop souvent, de me retrouver au
gré de cet état de l’âme passagère, errante, flottante, crispée entre deux flots
— et, bien sûr, je ne manque jamais de m’y noyer à l’envi.
Chaque
retour à la terre promise était (est) une résurrection. Parfois, il semble
qu’il me faille, de temps à autre, rechuter et reprendre le cours à cette étape-là,
la naissance, pour me sentir vivante.
J’étais
perdue, pour la première fois de ma vie. Et Barrie m’a trouvée.
Il
trouve toujours ses Enfants — moins perdus qu’égarés, dans les Limbes ou happés
par les îles du Jamais et du Jamais-Plus. Il m’a bien repêchée ! Il a bien
saisi de son hameçon — celui qui lui sert également à écrire, il lui suffit de
le tremper dans cette encre spéciale qui est le sang de l’enfance — ce grand jeune
homme à l’allure de poète qui rêvait de Jardins anglais, de faunes, de fées et
de Mary A—. (Oui, cher Rémi, je parle de vous.) Parfois, Barrie prend une autre
identité que celle, trop familière, sous laquelle nous le connaissions déjà. C’est
simple ; c’est tout. Ce fut l’un de ces petits miracles quotidiens, parmi
tant d’autres, que notre âme malformée ne prend jamais la peine de considérer ;
sinon elle trouverait, dans cette contemplation, des trésors de beauté et s’effondrerait
de honte devant eux. Peut-on être aveugle à ce point sans être un peu
coupable ? Tout ce qui nous arrive nous arrive parce que nous y
consentons. Les circonstances, les rencontres, les accidents et même les
miracles ne sont qu’extrapolation de notre âme secrète. Si nous en sommes là,
Rémi et moi, c’est parce que Barrie l’a voulu tout autant que nous. Lui plus
que nous, certainement.
Prenez
donc en main, à présent, inconnu et inconnue, Le Petit Oiseau blanc, roman né en 1902 en Angleterre et traduit,
pour la première fois, en français, un siècle plus tard ; serrez-le contre
votre cœur et fermez les yeux, puis songez un peu à tout cela…
Cher
lecteur, futur spectateur, votre rencontre, ou pire votre non-rencontre, avec
ce grand roman oublié en France dépend de tant de choses imprévisibles qu’il
est impossible d’essayer de les imaginer ou même de les dénombrer. Ma rencontre
avec ce texte était tout autant improbable — pensais-je, alors — que ma
rencontre avec Rémi Prin — des années plus tard.
Improbable ?
C’est faire bien peu de cas de « Maître Hasard » — comme j’aime à le
nommer.
Dieu
est-il le plagiaire du Hasard ou bien signe-t-il ses œuvres d’un patronyme anonyme lorsqu’il écrit sous le pseudonyme
du Destin ou du Hasard ? Barrie se voyait bien en Anon. Je vois, désormais,
Dieu sous les traits de Barrie et j’acquiesce par avance à (presque) toutes les
rencontres qu’il me promet. Rémi fut l’une de ces rencontres et j’ai le
sentiment que l’avenir me dit déjà : « Ce fut une rencontre
importante. » Pour Barrie, pour moi, pour lui aussi, je l’espère. Mais,
avant tout, pour le public de ce spectacle toujours en couveuse au moment où j’écris ces lignes — prise de vertige et
d’enthousiasme devant cette folie qui est la nôtre.
Lorsque
Rémi Prin m’écrivit pour la première fois, j’oscillais dangereusement entre la
prudence la plus extrême et la folle déraison qu’inspire en moi le désir de
donner tort à cette prudence (dont je ne me dépars qu’à regret). Je lui ai
immédiatement téléphoné au lieu de lui répondre par courriel interposé — ma
voix ne se donnant pourtant jamais mieux à entendre qu’étendue noir sur blanc,
comme un écho ou un accord plaqué sur vélin. Je craignais probablement que la
rédaction de ce courriel ne me donnât le temps de la réflexion et ne m’inspirât
le désir de la fuite. J’ai dérobé depuis belle lurette la clef des champs, vous
savez…
En
effet, lorsque l’on évoque le simple nom de Peter Pan devant moi (et il
s’agissait de cela : Rémi frappait à ma porte avec le nom de Peter en
bouche), je me mords les lèvres au sang, afin de ne pas crier, préventivement,
et ce, sur tous les tons, quelques injures. Je sais, par avance, que l’on ne
manquera pas de salement m’éclabousser avec tous les clichés possibles et
imaginables, charriés par plus d’un siècle d’aveuglement. La première, et non la
moindre, de ces fausses évidences serait de dire que Peter Pan est « un
garçon qui ne voulait pas grandir » ! Bien rares sont ceux qui sont
capables d’avoir une vision pure du personnage et de son univers. Tous (ceux
qui veulent lui faire la peau et les poches, en le mettant en scène, en
l’illustrant, en l’écrivant — toute cette clique, donc), ou presque, ces
gredins (parfois au féminin) sont contaminés par la même maladie de l’enfance
trahie, assoiffés du mythe — ce mythe frelaté, qui a si peu à voir avec le
personnage de Sir James. Incurables bêtes !
Rémi
Prin a eu la chance ou l’intelligence — mais nous savons, avec Maeterlinck,
dont L’Oiseau bleu doit beaucoup au Petit Oiseau blanc de Barrie, qu’il
s’agit de la même chose, à savoir d’un état de conscience dans sa plénitude — d’évoquer
illico presto Barrie et la biographie
fantasmée que l’homme lui inspirait, suggérant même le cousinage possible du
génie écossais avec la fantaisie d’un Cocteau. Se dessinaient alors devant moi
les étapes possibles d’un voyage à travers les brumes de l’Écosse ; je
pris une goulée d’air frais entre deux bouffées — purement imaginaires, cela
s’entend — de tabac Arcadia ! Je décidai assez vite de donner une chance au
projet de Rémi et de lui accorder ma confiance, prenant soin, toutefois, de le
détourner de sa première idée, qui était, je crois, de mettre en scène la pièce
Peter Pan — je connaissais parfaitement
les écueils de l’entreprise et n’avait aucune
envie de me replonger dans ce texte-là, après la merveilleuse
expérience vécue auprès d’Alexis Moati (qui s'avéra être, par la suite, un parfait gougnafier – et je pense pire que ce mot) et de son équipe, lorsque nous donnâmes
l’adaptation barrienne d’Andrew Birkin, Peter
Pan, le petit garçon qui haïssait les mères.
Rémi
savait bien qu’il existait un autre Peter, celui qui vivait dans les Jardins de
Kensington, né avant son alter ego
qui, lui, avait élu domicile dans une contrée bordée par le terrible et
implacable Jamais. Il ne fallut aucun effort pour le convaincre de s’intéresser
d’abord à ce bel enfant trop
longtemps négligé…
L’une
des qualités de Rémi Prin est de se vouer avec une réelle ardeur (trop rare,
malheureusement, à notre époque) au texte. Il y a en lui, me semble-t-il, une
capacité d’entente et, mieux encore, d’écoute du texte. J’ai toujours pensé
qu’il était vain de vouloir mettre en
scène un texte (ou même de le traduire ou encore d’en ouvrir les pores, afin de
le révéler aux autres, dans sa nudité) si l’on n’entendait pas, à travers lui, très
distinctement, la voix de l’auteur. Il faut, littéralement, être hanté par le
texte. Et avoir la modestie et l’intelligence de reconnaître que l’on ne
possède jamais un texte. Il nous possède et il faut se laisser prendre tout
entier. Pas de demi-mesures dans la vie et encore moins au théâtre !
Entendre
la ou les voix d’un texte, c’est également une question de rencontres (seuls
certains êtres entendent certaines voix, de cela je suis convaincue), et donc d’affinités électives. Et Barrie, plus
que nul autre, est maître dans l’art de provoquer ces affinités-là. Sous
couvert de Hasard.
L’élément
le plus important est, comme souvent, lorsque l’on a affaire à un personnage de
la trempe de Barrie, le plus invisible qui soit. Le secret est dans la béance,
l’interstice, dans le temps d’attente auquel nous contraint souvent le voyage
entrepris en terre barrienne.
Le
narrateur du Petit Oiseau blanc, le
Capitaine W—, laisse tomber une Lettre dans la rue afin qu’un jeune homme la
ramasse et aille la poster ; ce faisant, il lui permet de retrouver
l’amour de sa vie, qui l’attend au coin de la rue. Il provoque une rencontre. Notre
destin nous attend toujours à cet endroit de la rencontre. Barrie ne dit pas à
qui cette lettre était adressée. C’est pourtant le seul détail qui vaille et,
peut-être, la raison secrète de ce spectacle. Mais nous ne le découvrirons qu’à
la fin, cher Rémi. Lorsqu’il sera trop tard pour revenir en arrière. Barrie laisse
le soin au lecteur d’écrire sur l’enveloppe le nom du destinataire. Dieu ?
Oui, probablement. Qui d’autre ? Ou J. M. Barrie ? Vraisemblablement.
Qui d’autre ? Ou encore vous, lecteur ? Nul doute possible. Qui
d’autre ?
Mais
cela revient toujours au même.
Il
y a des êtres qui se rencontrent et des voix qui se répondent.
Et
je crois que ma relation à Barrie, et aujourd’hui à Rémi Prin, est de cet
ordre.
Céline-Albin Faivre
*J'imagine ainsi les Enfants Perdus poursuivis par Pilkington / Hook dans les Jardins de Kensington...
Quelques chapitres...
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- Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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