vendredi 22 février 2008
[Lady Clementina Hawarden]
En relation avec ce très ancien billet.
Fond de tiroir moisi.
Finalement, février aura connu trois floraisons, pour faire pardonner le silence de Mars.
Résultats, idées, problèmes, tomes 1 et 2, Paris, P.U.F., 1984
Freud nous livre, dans le premier tome de ce recueil de textes, une réflexion intéressante et sensible sur « L’éphémère destinée » (1) des belles choses et le deuil que nous devons faire d’elles, un jour ou l’autre. La question qui est posée est celle de savoir si leur caractère éphémère, le fait qu’elles soient vouées au néant, leur enlève ou non quelque chose de leur beauté. Freud pense que non, mais un ami à lui pense le contraire et il essaie d’interpréter cette réaction à partir d’un deuil non consommé.
La référence à Goethe indiquée dans le titre de l’article qui devait servir pour un volume commémoratif doit nous faire comprendre que ce caractère éphémère des choses est aussi (et surtout) le nôtre, il en est l’image ou le symbole. Que notre vie ait un terme et ne laisse rien, sinon d’illusoires et de tout aussi éphémères traces, la rend-elle pour autant vaine et sans la moindre valeur ?
Contre la nécessité de cette destinée éphémère, deux attitudes sont envisagées : le dégoût, plutôt passif qui acquiesce, et la révolte violente.
Freud adopte une voie médiane, qui est celle de la raison et qui consiste à adapter le temps des choses à celui de l’homme. En outre, la rareté des choses fait leur valeur : « La limitation dans la possibilité de la jouissance augmente le prix de celle-ci. » (2) Le deuil est une manière d’affronter la nécessité de la limite des choses et de notre être, puis de l’accepter ; ceux qui refusent la beauté des choses sous prétexte de leur finitude évitent la perte de ceux-ci, et donc le travail du deuil. L’amour que l’on porte à ce qui va périr contient en soi sa propre impossibilité, et il est beau et tragique à cause de cette contradiction. Il faut aimer dans le risque et la possibilité, ce n’est pas un choix, il n’y a pas d’autre voie.
« (…) l’âme se retire instinctivement de tout ce qui est douloureux, ils sentaient la jouissance qu’ils puisaient dans le Beau endommagée par la pensée de son éphémère destinée. » (3)La pensée anticipative rend présente la perte qui n’a pas encore eu lieu ; elle creuse l'absence au coeur de la présence.
« Le deuil né de la perte de quelque chose que nous avons aimé ou admiré apparaît si naturel au profane qu’il le déclare évident. Mais pour le psychologue, le deuil est une grande énigme, un de ces phénomènes que l’on ne tire pas au clair en eux-mêmes, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures. » (4)
Pourtant la raison du deuil est donnée plus loin dans son propos : au départ, l’homme est entier et il se morcelle dans ses objets d’amour qui deviennent des prolongements de lui-même, lorsque ceux-ci disparaissent, l’homme se détache de lui-même, il lui manque des parcelles de lui-même.
« Nous nous représentons que nous possédons une certaine quantité de capacité d’amour, nommée libido, qui dans les débuts de notre développement s’était orientée vers le moi propre. Plus tard, mais en réalité très précocement, elle se détourne du moi et se tourne vers les objets, qu’ainsi d’une certaine façon nous accueillons dans notre moi. » (5)
L’amour crée un monde intérieur à l'intérieur d'un monde intérieur. Une île sur une île.
« Que les objets soient détruits ou qu’ils soient perdus pour nous, et notre capacité d’amour (libido) redevient libre. Elle peut prendre pour substituts d’autres objets ou bien temporairement revenir au soi.
Mais pourquoi ce détachement de la libido de ses objets doit-il être un processus si douloureux, nous ne le comprenons pas et nous ne pouvons le déduire actuellement d’aucune hypothèse. Nous voyons seulement que la libido se cramponne à ses objets et ne veut pas renoncer à ceux qu’elle a perdus, lorsque le substitut se trouve indisponible. C’est bien là le deuil. » (6)
On peut expliquer, peut-être, le deuil par l’idée que l’homme retentit sur les autres hommes et sur le monde et qu’il ne peut être sans ces échos qui lui donnent une image de lui-même, une identité, si tant est qu’une telle chose existe.
« Je crois que ceux qui pensent ainsi [que les biens, du fait de leur perte, soient dévalorisés] et semblent disposés à un renoncement définitif, parce que le bien précieux ne s’est pas avéré solide, ne font que se trouver en deuil de la perte. Nous savons que le deuil, si douloureux qu’il puisse être, s’arrête spontanément. Lorsqu’il a renoncé à tout ce qui était perdu, il s’est également lui-même consumé, et voici notre libido de nouveau libre pour, dans la mesure où nous sommes encore jeunes et pleins de vitalité, substituer aux objets perdus des objets si possibles tout aussi précieux ou plus précieux. » (7)
Freud part de la pétition de principe que le deuil doit être consommé sinon il se transforme en mélancolie.
C'est à ce moment précis que nous nous détachons de Freud, car nous ne pensons pas que le deuil soit un travail jamais achevé si l'attachement fut réel et cet inachèvement qui gruge l'âme et l'esprit de celui qui a perdu est le commencement, peut-être, pour certains, de l'art.
Le fragment perdu ne se reconstitue pas ; l'amputation est réelle ; et c'est la meilleure chose qui puisse advenir. Combien sont à plaindre et à mépriser ceux qui achèvent la figure du deuil et qui ne savent rien des chagrins inconsolés !
(1) Vergänglichkeit. Goethe, Faust : « Alles Vergängliche ist nur ein Gleichnis » (vers 12104-12105), « Toute chose éphémère est seulement une allégorie. »
(2) tome 1, p. 234.
(3) tome 1, p. 235.
(4) Ibidem.
(5) Ibidem.
(6) Ibidem.
(7) p.236.
[Caspar David Friedrich]
Libellés :deuil,Freud,philosophie
Quelques chapitres...
Les roses du Pays d'Hiver
Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.
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