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dimanche 3 mars 2013
Amour de Michael Haneke (2012) 


L'Amour, c'est ce qui nous reste lorsqu'il n'y a plus rien d'autre à saisir ou à comprendre en ce monde ; c'est le dernier refuge de l'humain s'il est humain ; l'Amour, c'est ce qui demeure lorsque le cri même et le geste sont impossibles, mais doivent malgré tout être crachés et accomplis. L'Amour est notre limite et, pourtant, notre horizon. L'une coupante, l'autre doré ; l'une abîme, l'autre légende. Si la limite de l'amour est perceptible a priori (ceux qui disent : « J'espère que notre amour durera longtemps...» et non pas « toujours » et qui espèrent au lieu de croire fermement ; ces gens qui estiment normal, sain, raisonnable ou rationnel... de guérir de l'amour mort, au propre ou au figuré, ceux qui prétendent aimer plusieurs fois, mais différemment, les explorateurs, les collectionneurs, etc.), ce n'est pas l'Amour. La limite de l'Amour, on ne la connaît jamais à l'avance, car c'est la limite de notre capacité à donner ; et l'on ne sait jamais ce que l'on contient, à quel point on est rempli ou vide, car c'est l'autre et la situation qui nous le révèlent. Mais on doit vouloir cette limite impossible à tracer. On doit vouloir l'infini. Sinon, cela ne vaut rien. L’Amour, à l’instar de Dieu, n’existe qu’à la faveur de notre foi absurde – sourde, inconditionnée et inconditionnellement. L'Amour – le mot et la réalité jamais atteinte qu'il signifie – est aussi indéfinissable que l'âme. 

Amour et âme. 
Ce sont deux mots creux, aux parois glissantes, inventés pour dévoiler cette part, en nous, d'invisible, part éclipsée par le moi conscient – et donc toujours coupable. Coupable de se surprendre dans le geste gratuit, qui ne l'est déjà plus lorsqu'il est éclairée par la conscience. La part invisible, c’est la part du pauvre, celle que l’on réserve, en secret, sans en connaître la teneur et l’importance, et que l’on enterre dans un endroit inconnu de notre être. La part invisible ne l’est que pour nous. L’Amour la trouvera peut-être ; elle n’est destinée qu’à lui. « Amour » et « âme », ce sont des mots en forme de paume auxquels toute notre vie nous devons donner chair et contenu, de ces mots auxquels il manque le tain du miroir, des mots rares dans lesquels on peut s'entrevoir un instant, si l'on est patients, tels que l'on est, tels que l'on est cachés – à tous et d'abord à soi.
Le film de Michael Haneke est un miroir tendu dont nous sommes à la fois le tain, la lumière et, in fine, le reflet. L'Amour, c'est ce que nous faisons et découvrons en le faisant. L'Amour, c'est la part divine – réelle ou fantasmée, qui sait ? Mais cela revient au même… – en nous ou, pour le moins, son exigence. L’Amour est notre nécessaire folie. 

Haneke filme ici un tragique et banal huis clos : la petite valse triste de deux âmes fragiles et jointes (Jean-Louis Trintingnant et Emmanuelle Riva dans les rôles de Georges et Anne), le lent et pénible adieu à la vie de deux personnages qui, sur les pulsations toujours interrompues de Bach, de Schubert et de Beethoven, fait naître en nous la vision de la plus pure philia (φιλία) (1) – le dernier degré de l’amour conjugal, le plus beau, le plus rare, celui que peu d'entre nous atteignent, car il requiert une ascèse que l’on subit plus que l'on ne la recherche – fort logiquement. La sainteté ou la pureté sont, pour moitié, toujours accidentelles. Le corps doit probablement se déliter pour laisser passer le chant de l’âme. Et, nous, pour l'entendre, nous devons renoncer aux limites de notre bien-être supposé et feint, celui du corps, mais aussi celui de l'esprit. Il faut se craqueler pour que la mélodie humaine nous pénètre. Il faut se briser pour libérer notre chant. Le corps déchoit, mais l’âme s’élève – immanquablement. 



Au plus haut.

Pour disparaître.

Je ne sais où.

Dans notre silence.

Dans le silence de Dieu.

L’âme ne fait pas de bruit.

Lorsqu’elle tombe.

De toute façon.

Elle chute à l’envers.

Dans les Cieux.

Haneke nous bouleverse, parce qu’il nous invite ici, très simplement, très précisément mais avec une économie de gestes et de paroles, à des noces à l'envers : épouser la fin, la maladie, la merde, la déchéance, la mort, et non l’instant merveilleux de la rencontre, celui des possibles en gerbe. Embrasser la rose fanée et non humer le frais et délicat bouton en train d’éclore. Cueillir la nuit et son crépuscule plutôt que l'heure dorée d'un beau jour d'été. Entrer en hiver. Épouser son impuissance, son désarroi, le désespoir ; épouser le passé et non l’avenir. Épouser l’instant présent en sachant qu’il se suffit désormais à lui-même. Épouser la douleur infinie du présent, sans autre désir que d’être là et de faire de son mieux, d’atteindre sa limite sans l’atteindre, non pas « malgré tout » mais « parce que ». Mais ce moment présent qui contient la fin du monde et le doux visage de l’être aimé en train de pourrir en médaillon, retient aussi, encore, tout ce qui a précédé : le beau temps de l’Amour vécu. Oui, le beau temps de l’Amour vécu, donné, reçu, partagé… La belle saison.
L'Amour, même s’il a toujours été là, modeste et fort, ne s'ouvre vraiment que lorsqu'il ne présente plus le visage aimable, si séduisant, d'Éros, lorsque le corps joyeux exulte, mais la face effrayante (et néanmoins fascinante) de Thanatos. Est-ce à dire que ceux qui ne vieillissent pas ensemble et / ou qui ne sont pas éprouvés par la maladie et la mort sont incapables d’atteindre la philia ? Non, mais… Il est d’autres épreuves et chaque jour en est une, si l'on a conscience que cet instant est peut-être le dernier. La philia se construit nécessairement dans la durée, que cette durée soit réelle et comptable en jours et en décennies, ou simplement vécue comme réelle, parce que le temps presse et que la mort accélère et compte toujours double ou triple. C’est, au moins, l’intention pure de la durée qui permet d’accéder à la philia


Je ne sais s’il s’agit d’une grâce ou d’une fortification de l’âme par l’âme, si cela est donné ou acquis, ou les deux à la fois. En revanche, je sais que cet état n’advient pas sans notre volonté et notre désir de donner plus que de recevoir, lorsque l’on a davantage peur de soi que de l’autre.


Georges et Anne forment un couple que l'on qualifierait facilement avec un adjectif trop convenu : « uni » ; mais il s’agit bien de cela, toutefois, et c’est suffisamment rare pour que l’on soit touché par la beauté du phénomène… Ils sont sédimentés et comme fondus l’un en l’autre par des décennies de vie commune et leurs gestes simples et attentionnés, leurs silences, leur langage posé, leur retenue même, jusqu’à leur appartement, témoignent de ces strates d’émotions, de partages, traversées par une même vague de tendresse… L’appartement est d’ailleurs l’un des trois personnages principaux de ce film ; tous les autres n’étant que des intrus au sein de leur Amour-forteresse, y compris la fille du couple (Isabelle Huppert),
 
qui incarne, à mes yeux, leur exact contraire : la médiocrité du couple (son mari aime plus ou moins une altiste et, elle, elle « croit » qu’elle l’aime tout de même) et des sentiments, l’aveuglement au sublime (n’étant portée que par l’efficience face aux situations données, elle ne comprend donc pas qu’il n’y ait rien d’autre à faire pour sa mère que d’attendre sa mort et de l’aimer en l'attendant), l’impossibilité d’atteindre l'éther dans lequel gravitent ses parents, ces deux astres simples et beaux… Elle est une étrangère, de même les concierges qui aident Georges pour les courses ou bien les infirmières. Georges n’a qu’une envie : se débarrasser de tout ce petit monde, pour veiller seul et être seul témoin de sa femme. Tous sont malvenus. Georges renverra même une infirmière sans lui expliquer ce qu’elle est, selon toute évidence, en effet, incapable de comprendre (il lui dit d’ailleurs l'inutilité de lui donner ses raisons) : elle traite Anne comme une enfant, sans le moindre respect, avec de surcroît, une totale inconscience de ce manque de respect. Elle la coiffe et lui dit ce genre de choses : « Oh, vous êtes toute belle… Votre mari va en tomber à la renverse »... Les conneries ordinaires que l’on entend dans les hôpitaux, lorsque le personnel se permet des familiarités infantilisantes face à des êtres trahis par leur corps, prisonniers de leur lit : « Alors, jeune homme, ça va ? », par exemple, à un vieux en train de crever dans sa merde. Des mots et une fausse insouciance, quand seuls le silence et la délicatesse invisible du geste qui aide sont à la hauteur de la situation… Pour avoir, hélas, été souvent témoin de cela, le réalisme du film m’a bouleversée. Mais la grandeur et le mérite d'Amour ne sont pas là, bien évidemment. 

Le début du film, qui indique déjà la fin, s’annonce sous la forme d’une effraction : des pompiers entrent brutalement dans un appartement qu'ils doivent forcer. Ils trouvent le corps d’une vieille femme, presque momifié. 

La morte a été minutieusement (tendrement) préparée par l'époux qui a disparu : s'est-il enfui ou bien suicidé ? Certains indices nous laisseront plus tard à penser qu'il s'agit de la seconde hypothèse. Le corps est entouré de fleurs coupées et, à présent, séchées. Il est plusieurs fois question d'effraction de l'appartement : dès les premières scènes, lorsque Georges, au retour d’un concert de musique classique (celui d’Alexandre Tharaud, qui apparaît dans le film, dans le rôle d’un ancien élève d’Anne), 
constate que quelqu'un a essayé de pénétrer chez eux, puis à la fin. Nous sommes enfermés dans cet appartement où personne n'entre facilement, pas même leur fille, pas même lorsqu'ils l'ont enfin déserté. Et Georges calfeutrera la chambre mortuaire avec un épais scotch marron, après l'avoir fermée à clef, plus tôt dans le film, pour empêcher sa fille d'y pénétrer et de constater l’état de déchéance de sa mère. 
« Tout ne doit pas être montré » ! Georges assénera brutalement ces mots à sa fille, Éva. Étrange déclaration écrite par un cinéaste qui n’a de cesse de transformer ses spectateurs en témoins – impuissants témoins.

Mais témoins de quoi, au juste ?

Amour est moins un film sur la vieillesse, dans le fond, que sur la maladie de l’être aimé, sur la perte et ses effets sur celui qui perd et celui qui part. Et la véritable question est la suivante : qui souffre le plus ? Est-ce que je souffre de la souffrance de l’autre ou n’est-ce jamais que ma propre souffrance ressentie ? Précisément, quelle est la nature de ma souffrance à moi, spectateur ? Car je suis bien à la fois spectateur en retrait, par écran interposé, de l'ensemble ; et, une seconde fois, spectateur, par identification avec le personnage de Jean-Louis Trintignant, et donc spectateur de la mort de l'aimée.
La pire des souffrances à laquelle ceux qui s'aiment véritablement (et il en est peu, croyez-moi, car j'en connais beaucoup de ces veufs et de ces veuves qui se consolent et se consolent même avant la mort de l'autre, ne serait-ce que dans l'acceptation mentale, secrète de l'inévitable...) seront probablement confrontés un jour est la souffrance et la mort de l'être aimé.  C'est, pour moi, je l'ai dit et écrit maintes fois, la seule question philosophique qui vaille. Au-delà de toutes les oscillations du cœur et de l'esprit qui nous éloignent d'autrui, le chagrin, la maladie et la mort de l'aimé nous séparent à jamais de lui, nous arrachent à lui de manière irrémédiable. Paradoxalement, c'est néanmoins dans cette ultime déchirure que nous pouvons trouver l'autre, véritablement. Et ce, bien que nous ne soyons, en dernière instance,  que des monades impuissantes à nous pénétrer. Il y a de l'harmonie entre ceux qui s'aiment, mais cet accord est la plupart du temps comme toujours extérieur aux deux êtres qui sont à l'unisson, sur le bord de l'âme. La dissonance, elle, est interne et invisible – fonctionnelle. 

« Froid », « pervers », « manipulateur », « clinique », on aura tout dit du cinéma de Haneke et, pire, de Haneke lui-même. Je comprends – jusqu'à un certain point – que l'on puisse penser cela de ses autres films, bien que l'art de Michael Haneke me semble mériter des interprétations plus complexes ; mais j'espérais qu'avec Amour, au moins, ces mots disparaîtraient pour laisser place chez ses détracteurs ou zélateurs imbéciles à une émotion sans la moindre arrière-pensée. On les retrouve, une fois de plus, ces mots tranchants, sous la plume de certains, même si le film a, dans l'ensemble, reçu l'accueil triomphal qu'il méritait. Cette réception positive m'a d’ailleurs réconfortée un moment et a apaisé la colère permanente que suscite l'évolution du monde dans lequel je vis et a donné assez de combustible, pour un moment de plus, à l'espoir que je conserve en moi. On peut encore faire un tel film et ce film peut être encore aimé et compris. En soi, à mes yeux, c'est une sorte de grâce et de miracle. Le dernier film récent qui m'ait autant bouleversée fut The Tree of Life de Terrence Malick (Cf. l'autre versant de mes Roses de décembre). Ensuite, après l'apaisement, est venue l'inquiétude que l'appréciation de ce film, somme toute, reposait aussi, probablement, sur un malentendu, et ce, que l'appréciation soit positive ou négative. En effet, lorsque je lis ces idiots accusant Haneke, dans son film Amour, de sadisme à l'endroit des spectateurs et de ses acteurs, je meurs de honte pour eux ; même réaction lorsque certains louent Haneke, non pour la grandeur du film, mais de se faire le chantre du « mourir dans la dignité » et le défenseur de l'euthanasie. À mon sens et, même si Haneke dit souvent que toutes les interprétations de ses films sont valables, je crois fermement que ces deux visions sont totalement biaisées par des idéologies qui n'intéressent pas vraiment Haneke – sinon de par leur fonction possible de stimuli... 

Ce sont les situations qui importent au cinéaste autrichien et les réactions des personnages (et des spectateurs-témoins, donc un peu acteurs) de ces situations que j'appelle avec Japers des « situations-limites » (2). Probablement est-ce la raison pour laquelle il existe toujours une part d'indécidable et un refus de la part de Haneke de donner une interprétation finale dans ses films : il nous laisse une place ; mieux : une responsabilité entière d'interpréter ; et cette interprétation révèle ce que nous sommes réellement, ce qui implique le présupposé que nous le savons pas vraiment ou absolument tant que l'on n'est pas acculé à une situation-limite. Et Haneke est celui qui nous oblige à  aller jusqu'au bout de cette impasse, qui bloque toutes les issues pour voir comment nous allons (ne pas) nous en sortir face au mal sous toutes ses formes (3). C'est une expérience à laquelle il nous invite, avec son regard distant de Sphinx, pour nous rappeler que le mal, c'est nous, et non pas les autres. Le mal que nous subissons ou faisons subir, mais qui nous définit, malgré tout, in fine. Appelez cela « perversité » si vous le voulez.  Haneke rend simplement visible ce qui est caché en nous et ce qui est même caché pour nous. C'est, somme toute, ce que j'attends de l'art : une révélation sur moi-même. Que l'expérience soit douloureuse, troublante, désagréable, je ne le nie pas ; mais c'est à soi qu'il faut s'en prendre et non au révélateur, qui fait office d'intermédiaire entre le silence de Dieu et notre attente…

Que reste-t-il de l’humain lorsque l’apparat de l’humain disparaît ? L'humain, dans sa monstruosité ou dans son humanité ; paradoxalement, plus ce qui rend humain (l'Amour fou, absolu, inconditionné et inconditionnel) l’être humain apparaît devant nous, plus il semble monstrueux aux yeux des véritables monstres (la plupart d'entre nous). Le chemin de croix de Georges est parcouru  sur cette ligne de crête, sur ce sentier si dangereux. 

Le regard de matérialiste, de clinicien de Haneke n’exclut pas pour autant la spiritualité.  Au contraire... Mais cette spiritualité nous appartient et c'est à nous de la définir, de la trouver. Cela peut être une spiritualité sans Dieu, une foi sans cible, rien d'autre que l’Amour. Cependant, que Dieu existe ou non, peu importe, car Il ne nous est d’aucun secours à ce moment-là. Avant, après, peut-être, je n'en sais rien ; et je ne parle que de ce que j'ai vécu ; mais, pendant la traversée, pendant l'agonie, Dieu est ailleurs. Je vous l’affirme, moi qui ne crois que par exigence esthétique, moi qui ai longtemps refusé de croire. Cela ne change rien, Dieu ou pas Dieu. Lorsque j’ai assisté à l’agonie d’un être aimé, je ne croyais pas en Dieu. J’ai voulu cette agonie, c’est-à-dire que je ne m’en suis pas défendue. J’ai « assumé » comme on dit vulgairement. Dans le cours de l’agonie d’un être aimé, on est réduit au rôle de  spectateur. Un spectateur tétanisé. J’ai senti vers la fin que j’acceptais et désirais cette mort, mais je ne la désirais pas pour soulager l’être aimé, mais pour me soulager, moi. Si je pensais mon expérience unique, je ne prendrais pas la peine de la dire. Je crois que nous en sommes tous là, même les meilleurs d'entre nous. Pour le dire autrement... Personne ne meurt jamais de mort naturelle. Quelqu’un nous tue. Les autres ne meurent que parce qu’on ne les aime pas assez, parce que l’on cesse, une fraction de seconde, de croire en eux. On meurt, parce que quelqu’un nous oublie, le temps d’un battement de cil. Il suffit de si peu – de temps, d’espace, d’inattention. Un petit espace, un blanc, et le ciel a changé de couleur et cette teinte entache soudain l'univers entier. Personne ne meurt jamais que parce que quelqu’un y consent. 
Parce que l'Amour exige tout et que nous ne possédons pas la nue-propriété de notre âme, simplement un droit d'usufruit.
Parce que nous sommes fatigués de vivre.
Parce que nous sommes toujours des enfants qui veulent recevoir et non des adultes capables de donner ce que l'on n'a pas. 
Ce mouvement de l'âme qui ne s’appartient pas, qui se rebiffe contre le don, c'est la gifle que Georges donne à sa femme. Il oblige sa femme à boire pour l'empêcher de mourir, alors qu'elle n'a plus envie de vivre. Lorsqu'elle lui crache à la figure l'eau qu'il la force à prendre, le geste part. L'âme déborde de lassitude, de colère, d'effroi aussi. Il faut avoir vécu ce moment pour le comprendre – une compréhension qui n'exclut ni la raison ni la sensibilité.


Celui qui aime le plus est également celui qui tue. En silence et sans que cela soit perceptible. Presque par inadvertance. Seulement. On meurt parce qu’on n’est pas assez aimé ; on tue parce qu’on n’aime pas assez. On lâche la main de l'autre. Elle glisse hors de nos doigts engourdis par des décennies d’existence. Il le faut. Même si on ne le veut pas ou croit fermement ne pas le vouloir. On se retourne une fraction de seconde (le temps de satisfaire le maigre appétit de l’égoïsme – à l'agonie, lui aussi) et l'autre a disparu ; et on s'en veut de ce mouvement de distraction, qui était évitable, pense-t-on. Non, rien n'est accidentel, surtout pas la mort de l'être aimé. Ils sont tous là, nos fantômes, tous ceux que l’on a tués, rassemblés en un gros bouquet, comme des ballons que l’on tient d’une seule main et que l’on ne peut laisser s’envoler. On dit de Haneke qu’il est sadique, car il nous révèle le fond de notre abîme. Haneke montre donc ce qui demeure caché en nous et il y a une ambiguïté que l'on aimerait ne pas voir ou taire. Mais, lui, il la dit et, pire, il la montre. Il montre le geste fatal qui nous prend par surprise, lorsque Georges étouffe sa femme et la tue. En douceur et effroyablement. 


Georges tue sa femme, par amour sans aucun doute possible. Tout ce qui précède nous le montre (je ne parle pas de « preuves », car la preuve a toujours un aspect abstrait et démonstratif ; et l’amour se montre, dans l’innocence de son naturel, mais ne se démontre certainement pas). Le chemin de croix de Georges est lent. Ils font un voyage dans le temps, à deux, avant de franchir l’ultime gué. Sa femme redevient une enfant, une communiante, par le souvenir gravé sur une photographie ; et, lui, un enfant chétif expédié en colonie, à la faveur d'une histoire qu'il lui raconte pour l'apaiser... Jusqu’au geste inoubliable. Jusqu'à la dissolution. Il y a pourtant quelque chose d’indéterminable pour les témoins que nous sommes : est-ce un raptus ou bien un geste prémédité ? 

Je crois inutile et faux de voir en ce film sublime une apologie de l’euthanasie, car il ne s’agit que de l’amour de deux êtres, un amour qui va au bout de lui-même. Aimer jusqu’au bout, c’est faire passer la souffrance de l’autre avant la sienne propre. Je ne sais pas jusqu'où il est possible de faire passer l'autre avant soi (toujours, ce problème de la limite évoquée plus haut), et je ne peux donc décider absolument de trancher entre le raptus et la préméditation, mais je suis certaine que Georges est allé au bout de ce qu'un être humain peut faire pour un être humain – par pur amour.

Et, lorsque le concierge dit à Georges qu'il l'admire pour ce qu'il fait pour sa femme – « Je vous tire mon chapeau...» –, Georges ne peut rien répondre, puisqu'il sait bien qu'il ne fait que ce que l'Amour exige et encore il ne peut, par essence, aller au bout de cette exigence, si bien formulée par Albert Camus. (4) Lorsque je parle d’exigence, il ne s'agit pas de devoir, mais d'Amour. On peut qu'admirer les actes accomplis par devoir ; l'Amour, lui, ne connaît pas le devoir et n’est pas admirable : il aime ou il n’est pas. La morale nous soumet à des impératifs ; l'Amour dicte ces (ses) impératifs et c'est en cela qu'il est, non pas supérieur à la morale, mais lui est presque tout à fait étranger. L'Amour est hors-la-loi.

L'euthanasie demandée pour l'autre, à sa place, est, dans presque tous les cas, une lâcheté et un acte immoral. Je sais bien qu’il n’est plus question, dans nos belles sociétés postmodernes, de morale. Le terme est suspect et ranci. Il sent le chrétien, qui, décidément, n'est plus en odeur de sainteté. Surtout dans les sociétés qui se revendiquent du « progrès », essentiellement celui de la gauche bien-pensante. Tout cela me dégoûte et j’éprouve le besoin de le dire, même s’il est déjà bien trop tard. Les médiocres, les lâches et les faibles (ce sont les mêmes : ils revendiquent l'égalité, la même chose pour tous, pour ne pas dire qu'il faut fusiller tous ceux qui ont plus et valent objectivement plus qu'eux !) ont gagné, de par leur nombre. Les faibles sont les plus forts, uniquement parce qu’ils sont les plus nombreux. (Cela me rappelle la pensée de quelqu'un...!) Leur arme est redoutable : la bonne conscience. Ils ont bonne conscience et vous accordent cette même bonne conscience si vous affirmez être des leurs, de leur avis. Et vous n’avez guère le choix : être des leurs et pour l’euthanasie, l'avortement et tout le reste ou bien être fasciste, raciste, catholique (oui, c’est devenu une insulte, assez récemment, et c'est pourquoi je suis revenue au catholicisme) et pire… Vous pensez comme eux et vous êtes quelqu’un de bien (vous avez la carte, la bonne carte, celle qui permet de faire carrière dans les lettres, le théâtre, le cinéma et même l'éducation nationale – sans majuscules, car c'est un repaire d'incultes et de vendus) ; ou bien vous êtes monstrueux, réactionnaire, pourri jusqu’à la moelle. Le choix est vite fait. On crie bien vite à l’infâme et surtout au « nauséabond » (on sait ce que le terme recouvre) et le tour est joué ! 
Il faut avoir vécu l’agonie d’un être aimé pour savoir ce que l’on pense vraiment du meurtre de l’autre, meurtre que l’on envisage, cela va sans dire, pour le bien de cet autre, que l’on décide par charité, par amour, et que l'on ne confie pas au corps médical (qui, soit dit en passant, ne pratique pas l'acharnement thérapeutique et possède tous les moyens de soulager la souffrance physique, sans que l'on ait besoin d'une loi ou d'un permis de tuer ceux qui vont, de toute façon, bientôt crever).
La frontière qui sépare ma souffrance propre (face à la souffrance de l’être aimé) et la souffrance de cet être – deux souffrances incommunicables – est très floue. La moindre des honnêtetés est de prendre en compte cette différence qui existe entre ma souffrance au carré et celle de l’autre, qui est présence immédiate.

Il y a très peu de cas où les condamnés qui veulent mourir ne peuvent pas se suicider. Haneke nous montre d'ailleurs que la mort est le désir d'Anne en une scène admirable et insoutenable, lorsque Georges rentre plus tôt que prévu d'un enterrement et que sa femme s'excuse d'avoir été « trop lente » – elle n'ajoute pas ce que l'on a compris : « pour se jeter par la fenêtre ». En montrant cela, il préserve quelque peu le mari de l'accusation que je porte à l'encontre de ceux qui prônent l'euthanasie (pour leur propre soulagement). 

                                 

Je suis contre.
Contre. 
Pas contre l’amour qui va au bout, même s'il échoue. Contre la lâcheté, contre la lassitude, contre le manque d'amour, contre le manque du don de soi, contre le confort moral et intellectuel. Contre la bonne conscience et tout ce qui la fortifie. Contre ce que l’on appelle pudiquement, avec la plus grande des hypocrisies, l’euthanasie et qui n’est, de toute façon, qu’un assassinat et la préméditation de sa propre lâcheté face à la souffrance de l'autre. La préméditation que l'on n'aura pas la force d'aller au bout et l'acceptation de sa faiblesse. Non, l'absolution. L'opinion publique vous absout d'avance ! 
Qu’est-ce que cela peut signifier de dire que l’on est « contre » quelque chose ? N’attendez pas que l’amoureuse de la philosophie que je suis se lance dans un raisonnement ou une démonstration de haute volée. Je ne crois plus en la raison et ses démonstrations depuis longtemps (je n’y ai jamais cru, dans le fond). Je ne crois qu’en l’expérience et en l’épreuve et aux contre-épreuves.  Je ne crois qu'à l'émotion. Être contre (ou pour) n’a de valeur que si l’on s’est retrouvé face à la situation-limite en question. Le reste est idéologie creuse, pétition de principe et, surtout, imagination. Les preuves logiques, les démonstrations et les professions de foi n’ont aucune valeur à mes yeux. Seul l’acte compte. Je suis peut-être une matérialiste, mais cela ne m’empêche pas d’être veinée de foi, d’illusions et gansée d’idéaux. Mais c’est la matérialiste en moi, si elle est vraiment, qui m'inspire le plus confiance, car elle n’a aucun moyen de tricher. L’acte au bord de la situation-limite ne ment pas. On ne connaît l’homme – le héros ou le salaud – que s'il est acculé à l’acte, à un acte qui le met réellement en cause, en danger, jusqu'au trognon. Tout le reste n’est que promesses et justifications. Laissons cela aux intellectuels de profession. 
Personnellement, ma conception de la mort, de la « fin de vie » comme l’appellent encore très pudiquement (Dieu qu'ils sont chochottes, soudain !) ceux qui ont peur des mots et de la réalité qu’ils cachent si mal, n’a rien à voir avec ma foi ou mon absence de foi. Notre seule dignité a dit Pavese est de mourir comme des chiens. Il n’y a pas de dignité. Ceux qui parlent si bien d’euthanasie ne savent pas de quoi ils parlent. Je n'ai qu'une envie : leur chier dans la gueule. Ceux qui parlent de dignité sont les plus indignes de tous. C’est simple : pas besoin d’adjectif ou d’adverbe ; on crève toujours bien crotté dans sa merde, sa pisse et sa peur. C’est simple. Et on crève seul. C'est encore plus simple. La mort pue. Et Georges / Trintignant de scotcher les ouvertures de la porte de la chambre de sa morte adorée. 
Oui, ça pue.

Toujours.

Et l’Amour ? 
L’Amour pue aussi. Et s’il ne pue pas, si on n’aime pas son odeur jusqu’au dernier relent de l’ordure qu’est notre corps, on n’aime pas. Je suis une intégriste de la puanteur. Haneke, lui aussi, à sa manière. Je connais un certain nombre de personnes – et parmi elles des amis très chers à mon coeur – qui m'ont affirmé ne pas vouloir voir ce film par manque de « courage », par « peur ». Mais tout cela, mes amis, n'est que... sensiblerie ! Défaut que ne possède pas Haneke. Vous refusez de vous regarder en face. Vous refusez la vie, donc vous ne l'aimez pas, car la vie, enfin, est davantage un film de Haneke qu'un film de Capra – et Dieu sait que je préfère, de loin, le second. Pire : c'est parce que la vie est un film de Haneke que Capra peut exister, mais il ne peut exister que s'il ne se ment pas et ne nous ment pas complètement ; et je crois que Capra ou McCarey, par exemple, n'étaient pas des menteurs... 
Le suicide relève de la liberté de chacun ; c’est un acte que je respecte et admire. C’est même, en quelque sorte, une mort idéale pour moi. Mais je suis en principe et en acte contre l’euthanasie, contre le meurtre de l’autre – hormis peut-être pour les animaux, car, eux, ne peuvent se suicider, et dans certains cas exceptionnels pour les humains. Et, même dans ces cas-là, j’hésiterai, étant toujours dans l'impossibilité de décider, de savoir si je soulage l'animal ou l’humain à l’agonie ou si je soulage seulement ma souffrance de le voir (et de l'imaginer) souffrir. L'une n'excluant d'ailleurs pas l'autre. Ce que je hais dans les faux débats sur l'euthanasie, c'est le manque de vérité, et l'identique mauvaise foi qui entoure la question de l'avortement (on ne tue pas un être en devenir, mais un mot – embryon, fœtus – et ce n'est, après tout, qu'un inoffensif acronyme) ou d'autres « problèmes » de ce type. Tuez tant que vous voulez, chers lecteurs, chers frères humains, mais assumez vos saloperies ! J'assume les miennes.  Je sais exactement la pourriture que je suis, jusqu'à quel point je pue. Faites-en autant, s'il vous plaît, et cessez de croire que ce qui publiquement admis et même moralement souhaitable par une majorité bien-pensante est réellement digne de l'humain en nous. Cessez de le croire avant que l'on ne nous ôte la liberté de dire publiquement que le progrès moral et humain n'est pas ce qui apparaît comme évident pour la majorité. Et que l'on ne vienne pas me seriner que cela a à voir avec Dieu ou la religion. Que l'on croie ou non en Dieu, peu importe. Il s’agit de la valeur que l’on accorde ou a envie d’accorder à la vie de l’autre.

On dit « I.V.G. » et non « avortement » ; « euthanasie » et non « assassinat ». On dit « maison de retraite » et non « bon débarras » ou « mouroir ». On peut multiplier les exemples à l’infini. On tue les vieux et les malades – les inutiles – parce que personne n’aime plus assez pour porter ou supporter la souffrance des autres. On parle toujours sentencieusement de « dignité », bien sûr. La dignité que l’on prête aux autres, parce que soi… Pas besoin d’euthanasie. L’indifférence suffit. Elle tue plus vite et plus efficacement. Les hôpitaux, les maisons dites « de retraite », les endroits où l’on ne s’occupe plus que des corps, de la machine, et surtout pas de l’âme, sont une vision très convaincante de l’enfer. La maladie et les prodromes de la mort séparent les vivants entre eux ; la maladie qui provoque la dégénérescence et le nécessaire passage d’Éros à Philia est  l’épreuve ultime pour savoir si l’on aime ou pas. Nous vivons dans une société où la mort et la maladie font peur. Très peu de personnes consentent à garder un mort chez eux et l'expédient illico à la morgue, pas plus qu’elles n’acceptent de soigner sur le long terme un malade chez elles. Pourtant, c’est tout à fait possible si on le veut vraiment. Je l'ai fait seule et je n'avais que dix-sept ans. Je vous rassure : je ne me crois pas quitte pour autant avec ma conscience et ne m'érige pas en parangon de morale ou d'héroïsme.
Imaginons ceci : une mère tue son fils, parce que celui-ci, tétraplégique, par exemple, ne veut plus vivre. L’opinion publique s’écrie : « Mère Courage ! » et se prosterne devant un tel acte de « noblesse ». Moi, in petto, je ne peux m’empêcher de penser : « Salope ! Crève ! » Je n'éprouve aucune compassion et encore moins de respect pour ceux et celles qui se revendiquent du prétendu « droit à mourir dans la dignité ». Personne n’ose dire ce que le bon sens d’un cœur simple est à même de penser : et si c’était cette mère qui ne supportait pas de le voir ainsi et qui n'avait plus la force de s'occuper de lui ? Et si elle voulait abréger sa souffrance à elle ? Souvent, l’homme enrobe son égoïsme, sa lâcheté sous des considérations humanistes, altruistes. Non, pas souvent : presque toujours. Comment peut-on décider que quelqu'un ne vit plus « dignement » ? De quel droit ? En vertu de quel cahier des charges, exactement ?
La dignité, ce serait de ne pas chier sous soi, de ne pas pisser dans sa couche, de ne pas être grabataire ? La dignité, c'est quoi ? Ce n'est jamais que ce que l'on prête à l'autre. 
Si les gens qui entourent des êtres dans ces situations-limites les aimaient davantage, ils auraient encore goût à la vie, j'en suis certaine. Au moins, une partie de ces êtres. L'euthanasie est un faux problème. Que les gens tuent s'ils le veulent, mais j’exige d’eux, de mes frères humains, qu’ils ne soient pas lâches et disent leur motif réel : ils n'en peuvent plus. 

Et qu’est-ce que vouloir ? Et qui veut ? Qui parle ?

On crève et jamais dans la dignité, car crever c'est moche et ça pue. Rien à voir avec la dignité !

Un jour, on va décider qu'à partir de tel âge, on pue trop pour vivre et, finalement, qu'il est plus digne de tuer tous les vieux. Et pourquoi ne pas tuer, également, tous ceux qui sont inutiles, par souci de leur dignité, bien entendu.
On se gave de fausse morale et d’évidence lorsqu'il n'y a pas d'amour. 
Je déplore souvent que peu d’êtres – y compris les êtres de fiction – ne meurent de chagrin. Je suis en deuil de cette absence de deuil chez les autres. C’est là mon tout petit secret. Je crois bien que, jamais, je ne me remettrai de cette révélation qui me fut faite, lorsque j’étais encore enfant : la vie continue. Le plus choquant, à mes yeux, hier et encore aujourd’hui, c’est l’absence de révolte. Tout le monde trouve cela normal. Si l’on meurt de chagrin, cela signifie que l’on est romantique, idéaliste ou un peu fêlé, voilà tout. Mais si le cœur n’est pas fêlé, il ne bat pas. Nous obtenons notre cœur de la personne qui, la première, nous le brise. La grande déception de l'amour, c'est bien de réaliser que l'on est toujours deux : l'amour est, parfois, une imperceptible dissonance et, plus souvent encore, une maladroite harmonie. Perdre son enfance n'est peut-être rien d'autre que cette défloration de l'imaginaire. J’écrivis ces lignes, il y a longtemps ; j’étais encore cette enfant-là qui ne m’a pas encore quittée. J’ajouterai aujourd’hui que,  parfois, par pur miracle, l’amour est ce qui nous révèle à nous, lorsque l’amour atteint l’inconscience de lui-même et n’est plus que don. Il faut être prêt à donner et à recevoir. Le sommes-nous ? 
Le pacte entre Georges et sa femme (elle lui fait promettre qu'il ne la mettra pas dans un hôpital ou une maison de retraite) est on ne peut plus révélateur de toutes ces questions, mais certainement pas sur le mode de l’idéologie, de la profession de foi ou de la croyance, mais sur le mode de l’exemple de deux êtres qui s’aiment. Tout simplement. Tout naturellement, a-t-on envie de dire. Personne ne meurt de mort naturelle. On meurt parce qu’on lâche ou on est lâché.
Je ne parle ni de morale, ni de religion. Je ne parle que d’amour et des limites de cet amour proclamé. Haneke ne parle également que d’amour et c’est en cela que son film est grand. 



Alors ?
Amour, oui.
Si rare.
Si pauvre, lorsqu’il est.
Mais si rare.
L’amour est nu.
Pourtant.
Mais dur.
Il est monstrueux. 
Comme le personnage de Georges, dont sa femme Anne, dit qu’il est « gentil », mais également « un monstre » – pas nécessairement dans cet ordre-là. Le monstre est toujours celui qui est capable d’aller au bout. Au bout de l’émotion. Surtout. L’amour véritable n’est pas fragile. Il est dur parce que non cassable. L’amour véritable n’est pas ébréché aux coins. Mais il est poreux à l’émotion. C’est une sorte de miracle. Mais tous les miracles ont un prix. Et plus on aime, et plus on est aimé, plus le prix est élevé. C’est normal : c’est celui qui a le plus qui donne le plus. La mort est communiste. Mais celui qui a le plus est celui qui mérite le plus et qui finit par avoir le moins. Je peux en parler : je le vis. Je peux le dire ; car je peux le crier sans crainte. Je sais que l’un de nous deux paiera le prix fort. Nous nous aimons presque trop, sans limites. La vie est étroite. La vie est mince. C’est, à chaque fois, une petite lame que l’on glisse entre les pages de ce vieux monde qui nous abrite, ce monde clos qui n’a aucun avenir parce que sa mémoire demeure vierge. On ne coupe pas grand-chose, mais on se fait saigner – souvent par accident, hélas, et rarement par nécessité. Cela pourrait ressembler à une chanson de Boris Vian ou à une tragédie d’Eschyle. Pour moi, la vie, c’est le Voyage de Céline. La vie, comme tout le reste, n’est qu’un mot qui ne recouvre rien sinon une lâcheté. On dit : « c’est la vie » pour ne pas dire « ce n’est rien ». On dit « c’est la vie » lorsque l’on consent à la mort et à toutes les saloperies qui la précèdent. Nos saloperies.

Tout ce qui ne nous élève pas, tout ce qui ne nourrit pas en nous la part divine est un droit que nous donnons à la mort sur nous.  La part divine est réelle ou fantasmée – et, avouons-le, ma foi actuelle relève davantage d’un soin esthétique que du respect dû à une présence ressentie ; mais peu importe, car le désir et même le besoin de ce qui manque est présence de quelque chose. 
Ce qui manque, ce qui a été déplacé, ce qui n’est pas né, ce qui est vacant ou absent, c’est ce qui permet d’écrire – en soi et sur la page. C’est le poinçon de la mort. C’est l’endroit où notre âme est grêlée. C’est la marque de Dieu, que Dieu existe ou n’existe pas : il a sa place et nul ne peut reboucher le trou. Que Dieu existe ou qu’Il n’existe pas, cette place a été taillée en nous par le néant. C’est ce minuscule espace en nous qui permet la naissance des mots. Ils sortent de l’âme en ribambelle. Cet espace peut se dilater jusqu’à la taille d’un univers ou se refermer sur lui-même, en un minuscule point, de la grosseur d’une tête d’épingle. À partir de ce point naît une spirale et le verbe enroule et s’enroule autour d’un motif secret, d’un fantôme. Il y a des tas de fantômes. Ce sont nos petits morts. Je connais bien les miens. Je ne les ai pas assez aimés. 

Les vieux semblent d’une autre race, semblent avoir toujours été vieux, mais seulement aux yeux de ceux qui ne le sont pas encore et n'ont pas assez d'imagination. Je suis peut-être une fille bizarre, née vieille, mais je me suis toujours sentie du côté des vieux. C’est toujours eux que j’aimais et, surtout, regardais, même lorsque je n’avais que huit ans. Je me reconnaissais en eux. Je pouvais faire abstraction de leurs rides, de leurs doigts tordus et de leurs corps cabossés. J’étais des leurs. Ils étaient du même côté que moi. J’ai retrouvé cette sensation, cette vérité intime, en regardant ce vieux couple. Le langage de leurs corps était le mien. 
Et je me suis sentie apaisée, par une belle image, à la fin du film, lorsque les deux personnages s'en vont, quittent l’appartement, comme s'il s'agissait de leurs fantômes, comme s'ils étaient encore un peu là, un moment, s'attardant dans l'orbe de leur amour défunt mais vivant...
Ils partent après que Georges ait libéré l'âme de sa femme et le mystérieux oiseau qui hante l'appartement...
Et leur fille se retrouve seule dans l’appartement vide. Hébétée et incapable de comprendre. Elle n'a pas vécu et, vraisemblablement, ne vivra pas l'amour à ce degré-là. Elle est encore cette petite fille, avouant à son père qu'enfant elle était rassurée de l'entendre faire l'amour avec sa mère, car cela signifiait qu'ils s'aimaient et que tout allait donc bien.
Elle n'en est qu'à Éros, qui est bien pauvre, du côté maternel, comme nous le rappelle Platon dans le Banquet

On se retrouve tous, un jour, seuls, sertis dans le vide. Seuls, avec ou sans Dieu.
Seuls. 
Est-ce que cela vaut la peine ou non de vivre le plus grand amour du monde pour finir ainsi ?
La réponse dépend de chacun. 
La mienne est : OUI.


***
(1) Éros, philia et agapè, les trois espèces d'amour selon les Grecs. J'y reviendrai... 

(2) « L’homme ne prend conscience de son être que dans les situations limites. C’est pourquoi, dès ma jeunesse, j’ai cherché à ne pas me dissimuler le pire. Ce fut l’une des raisons qui me firent choisir la médecine et la psychiatrie : la volonté de connaître la limite des possibilités humaines, de saisir la signification de ce que d’ordinaire on s’efforce de voiler ou d’ignorer. »

K. Jaspers, Autobiographie philosophique, trad. Pierre Boudot

« (…) il me faut mourir, il me faut souffrir, il me faut lutter ; je suis soumis au hasard, je me trouve pris inévitablement dans les lacets de la culpabilité. Ces situations fondamentales qu’implique notre vie, nous les appelons situations-limites. Cela veut dire que nous ne pouvons pas les dépasser, nous ne pouvons pas les transformer. En prendre conscience, c’est atteindre, après l’étonnement et le doute, l’origine plus profonde de la philosophie. Dans la vie courante nous nous dérobons souvent devant elles ; nous fermons les yeux et nous vivons comme si elles n’existaient pas. Nous oublions que nous devons mourir, nous oublions que nous sommes coupables, que nous sommes à la merci du hasard. Nous n’avons affaire qu’à des situations concrètes que nous manœuvrons à notre avantage et auxquelles nous réagissons en dressant des plans d’action pratique dans le monde, poussés que nous sommes par nos intérêts vitaux.  En revanche, nous réagissons aux situations-limites soit en nous les dissimulant, soit - lorsque nous les voyons clairement - par le désespoir et une sorte de rétablissement : nous devenons nous-mêmes, par une métamorphose de notre conscience de l’être. 

Nous pouvons aussi nous faire une idée plus claire de notre condition d’hommes par une voie différente, en considérant qu’il est impossible de compter sur quoi que ce soit dans le monde. »

K. Jaspers, Introduction à la philosophietrad. Jeanne Hersch   

(3) Le mal physique, moral et métaphysique. Cf. l'ami Leibniz... 

(4) « Si l’on aimait assez ceux qu’on aime, on les empêcherait de mourir." 
"Commencer à donner c'est se condamner à ne pas donner assez même si l'on donne tout. Et donne-t-on jamais tout. »

(Carnet III)

***

{ Les illustrations de ce billet sont des captures d'écran que j'ai extraites de mon édition DVD du film. Cliquez sur les images afin de les agrandir. }



lundi 7 décembre 2009





« Pourquoi - suis-je le seul à vous faire trembler ? » s'écria-t-il en tournant son visage voilé vers le cercle des spectateurs pâlissants. « Tremblez aussi de vous voir l'un l'autre. Est-ce seulement à cause de mon voile noir que les hommes m'ont évité, que les femmes ne m'ont pas montré de pitié, qu'à mon approche, les enfants ont fui en poussant des cris ? Qu'est-ce qui a rendu ce morceau de crêpe si effrayant, sinon le mystère dont il est l'obscur symbole ? Quand l'ami montrera le fond de son cœur à son ami, et l'amant à sa bien-aimée, quand l'homme ne fuira plus inutilement l'œil de son Créateur, cachant jalousement l'immonde secret de son péché ; alors vous pourrez me croire un monstre à cause du symbole sous lequel j'ai vécu, sous lequel je meurs. Je regarde autour de moi, et, sur chaque visage, je vois un Voile Noir. » (cité par L. Dhaleine in La vie et l'oeuvre de Nathaniel Hawthorne, Paris, Hachette, 1905)


***
*
Dernièrement, une scène d'un film – Le Ruban blanc (Das Weisse Band - Eine deutsche Kindergeschichte) de Michael Haneke, l'un des plus beaux et des plus ambitieux films de l'année – s’est immiscée en moi ou, plus exactement, je l'ai élue car elle incarne, avec fulgurance, l’une des théories que j’ai développée dans ma thèse de philosophie, une idée qui sous-tend également mon travail de fiction et – pourquoi ne pas l’avouer ?– qui est fondatrice de l'être humain que je suis. L'éveil de la conscience de la (sa) mortalité dans l'esprit de l'enfant est, pour moi, un sujet inépuisable, une source intarissable de questionnements et d'inspiration. De même, la fictive innocence des enfants. Se découvrir au monde et, en même temps, se savoir en sursis ; se réveiller en pleine crise de somnambulisme sur le fil d'un funambule, se savoir proche de la chute ; avoir la révélation que l'on aura une fin, que le monde qui ne vit que de nos pensées et de nos regards ne sera plus, un jour, mais qu'il nous survivra pourtant – autrement.

Qu'est-ce qui est le plus insupportable ?
Périr ou savoir que l'humanité entière ne périt pas avec nous ? Les deux, probablement. On ne tire que bien peu de consolation à survivre dans les survivants et, cette consolation ambiguë ôtée (le genre humain mourra lui aussi, dans le futur), il n'y a aucune satisfaction à être né un jour. Rien ne nous console de l'idée de la mort. L'amour et l'art sont des remèdes puissants mais provisoires. Et ceux qui prétendent n'être pas affectés par l'idée de leur propre mort sont des gens de très mauvaise foi, des imbéciles ou des lâches qui n'ont jamais pris la peine de s'abîmer un quart d'heure (une minute, quelques secondes) dans cette idée ; car il est très possible de vivre toute une vie sans s'éprouver à cette pensée. On peut penser à la mort sans la penser. Il n'y a que les enfants qui pensent bien la mort sans périr sur le coup de cette pensée. Ensuite, après cette révélation initiatrice, on ne pense bien la mort que par intermittences, sinon on devient fou ou incapable de vivre. C'est une vérité qui s'éprouve violemment, des profondeurs, pas une vérité qui se démontre au moyen de concepts vides. Les vérités qui ne s'éprouvent pas sont incommunicables entre des âmes étrangères (et les étrangers parlent des langues irréductibles, sans qu'aucune traduction ne soit jamais possible– j'en ai hélas fait l'expérience avec des amis que je pensais proches) ; mais les vérités qui se démontrent seulement ne valent rien. Le tragique, c'est la mise en regard de ces deux vérités parallèles et le passage incessant de l'une à l'autre.
Et, sans cette pensée réelle de la mort, cette pensée suintante, il n'est pas de vie vécue dans sa profondeur, de vie dévoilée. On a beau s'ingénier toute sa vie à se voiler la face, il ne faut jamais perdre de vue que tout n'est que jeu et divertissement. Ceux qui n'y pensent pas comme un enfant y pense la première fois vivent à la surface et, à eux seulement, s'applique la formule d'Euripide {Qui sait si vivre n'est pas mourir / Et si mourir n'est pas vivre ?}, qui semble inverser le statut de la mort et de la vie dans notre perception et notre pensée, et que j'interprète - à tort ou à raison, avec des extrapolations peut-être très personnelles - comme une opposition de l'aveuglement à vivre et de la lucidité à mourir.
La sensation de ne pas exister ou de se sentir exister dans le vide est peut-être le poinçon en nous de la mort, de son anticipation.
Pindare, donne un autre écho de cela dans ses Pythiques, VIII, 95, sqq.

L'homme est le rêve d'une ombre. Mais à quoi rêve l'homme ?
La sagesse la plus tragique, celle du Silène, s'exprime dans ces mots au roi Midas: "Race éphémère et misérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu'il faudrait mieux pour toi ne pas entendre ? Ce que tu dois préférer à tout, c'est pour toi hors d'atteinte : c'est de ne pas être né, de ne pas être, d'être néant. " (Nietzsche, Naissance de la tragédie, paragraphe 3, trad. Henri Albert) Être vivant et penser la mort de cette façon, être dans le cœur de l'abîme, faire une place à la mort, aux figures des morts, dans la vie, recèle quelque élément contre-nature pour l'homme. L'homme devient un monstre pour lui et pour les autres en révélant cette pensée qui a le pouvoir de contaminer la vie.
Un petit garçon, orphelin de mère, dont le père est malade (victime d'un accident probablement causé par sa fille adolescente et une bande d'enfants), demande à sa grande sœur si leur père va également mourir. Puis, cette question empoisonnée, cette peste, contamine l'esprit de l'enfant et il en vient à demander à son aînée si tout le monde meurt, si elle-même va mourir et si, lui-même, va mourir. Qui n'a jamais éprouvé à quel point cette idée est intolérable ne mérite pas de vivre, selon moi. Les bouddhistes et autres trafiquants du suprasensible ou de l'extra-sensible à la petite semaine, qui n'osent s'admettre religieux, me font autant rire que pleurer lorsqu'ils s'imaginent que l'éveil de la conscience ou la grâce (divine) proviennent d'une élévation morale, ou d'un détachement de soi-même, alors qu'en vérité la seule révélation possible est celle de notre mortalité, de notre enracinement irrémédiable au prosaïquement terrestre, au sensible déniaisé. Pour toucher son être propre, il ne faut pas s'élever mais s'enterrer en soi, regagner la tombe que l'on porte en soi. Et l'être qui serait capable de demeurer dans cette caverne intérieure serait le seul dont on puisse dire qu'il a atteint quelque vérité ultime sur lui et ses frères de deuil. Il faut lire John Donne et ses visions (Devotions upon Emergent Occasions) : l’homme qui naît et qui ne fait passer que d’une tombe à l’autre, d’une mort à l’autre, d’un ventre-tombe à un autre. 


"Such a mother-in-law is the earth, in respect of our natural mother; in her womb we grew, and when she was delivered of us, we were planted in some place, in some calling in the world; in the womb of the earth we diminish, and when she is delivered of us, our grave opened for another; we are not transplanted, but transported, our dust blown away with profane dust, with every wind. " (...) "In all our periods and transitions in this life, are so many passages from death to death; our very birth and entrance into this life is exitus morte, an issue from death, for in our mother’s womb we are dead, so as that we do not know we live, not so much as we do in our sleep, neither is there any grave so close or so putrid a prison, as the womb would be unto us if we stayed in it beyond our time, or died there before our time."



Il est très rare que l'on nous donne à voir ou à penser l'éveil de la mort dans la conscience de l'enfant. Cette scène, assez brève, peut servir de révélateur au film, comme bien d'autres, toutes aussi justes et parfaites, selon leur inscription naturelle dans la Weltanschauung du spectateur.

L'innocence n'existe pas. Dieu non plus. Bons et mauvais meurent également. La rédemption n'a pas de réalité. Et le mal se transmet d’une génération à l’autre par la religion ou par tout intégrisme moral qui prétend se défendre du mal.
Le protestantisme rigoriste du film, l'atmosphère de claustration font songer à divers climats que l'on retrouve dans certaines oeuvres de N. Hawthorne, ainsi que mon épigraphe à ce billet le laisse entendre, mais aussi à Theodor Fontane, à Bergman (mais on le sait dès les premières secondes) et à quelques autres de cette trempe. Comment, en effet, ne pas songer à La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne ou même à sa nouvelle, Le Voile noir du ministre, ou encore à Effi Briest, le sublime roman de Theodor Fontane
  aussi bien que le film de Fassbinder,
par exemple ?
Haneke décrit à coup de scalpel, au moyen d'un noir et blanc digne des photographies d'August Sander,




une société du début du siècle dernier, protestante, allemande, psychorigide, où, sous couvert de pureté, comme toujours, le sadisme et la perversité des sectateurs de l'ordre moral s'expriment avec une violence à peine soutenable. Une violence qui a, par tradition, pour destination les plus faibles de la communauté : les femmes et les enfants, qui doivent être soumis et muets.

Mais, là où Hawthorne, par exemple, peut faire preuve d'ambiguïté (il est issu du puritanisme et renvoie dos à dos les puritains et les autres, les uns ne valant peut-être pas mieux que les autr
es), Haneke s'attache à montrer le germe du mal absolu dans cette communauté. Il n'y a pas de contreproint positif à cette éducation de pervers. Les rares personnages positifs (l'enfant qui offre à son père l'oiseau qu'il a recueilli pour remplacer le sien, tué par sa sœur aînée, l'instituteur et sa fiancée) ne le sont que comme des exceptions ou des miracles.
Certes, on peut conclure que les enfants criminels de cette communauté seront les adultes de l'Allemagne nazie, mais je crois que cette interprétation, aussi juste soit-elle (et elle fut tellement abondamment relayée qu'elle en perd à mes yeux sa vérité), est loin d'épuiser le sens du film. Je préfère y voir le propos plus général de la naissance du mal dans l'enfant, mal d'abord virtuel, puis mal avéré, transmis par les adultes, et qui s'épanouit dans une société qui le réprime, en s'aveuglant sur sa véritable nature. Le mal n'est jamais que l'ignorance du mal.
Et il faut souligner le symbolisme du ruban blanc, comme signe distinctif de ceux qui ont péché – afin de leur rappeler leur engagement, comme désignation du mal, en directe filiation de Hawthorne (lettre écarlate, voile noir, tache de naissance, etc.), par exemple, mais aussi comme signe de pureté. Désigner le mal par un symbole, le circonscrire, n'est pas le comprendre et, en l'occurrence, cette désignation prend son sens très ironiquement, car la perversité des enfants n'est avérée qu'après le port du ruban blanc. C'est de vouloir empêcher la corruption qui la provoque. C'est à vouloir tordre ce penchant au mal qu'on le fait éclore. Mais, en vérité, les adultes cherchent d'abord l'écho de leur propre perversité dans le cœur des enfants, comme pour en jouir impunément ; parce qu'ils ont l'expérience du mal, ils savent le LIRE dans ses signes annonciateurs ou ils croient pouvoir le déchiffrer sans projeter leur propre complexion malade dans leur lecture, et ils en cherchent les prodromes chez leurs enfants. Mais, en donnant aux enfants à voir ce qui n'existe pas encore sous sa forme définitive en eux, ils leur font goûter du fruit de l'arbre de la connaissance. Alors, le mal peut vivre en eux, à l'endroit même où l'on voulait l'arracher. "Le péché, c'est le savoir" nous dit Chestov dans Le pouvoir des clefs. Mais le mal est aussi l'ignorance du mal.
Le mal n'est jamais banal dans sa banalité, mais il prend les oripeaux du banal pour mieux tromper - ce qui est sa nature. Lorsque le pasteur attache les mains de son fils pour l'empêcher de se branler la nuit, sous le prétexte de le protéger d'une corruption morale, il lui ment autant qu'il se ment peut-être (difficile de ne pas croire que le pasteur tire une excitation malsaine à obliger son fils à reconnaître devant lui qu'il s'adonne à l'onanisme). Le sexe et la mort sont les deux mensonges constitutifs de l'enfance. Les adultes mentent presque toujours aux enfants à propos de ces deux sujets. C'est pourquoi la scène que j'évoquais plus haut me paraît digne d'intérêt et, plutôt que de me livrer à une analyse formelle ou factuelle de ce film, je préfère n'extraire que ce court passage pour faire de lui un pont entre cette œuvre et moi-même*.
Là où la conscience est interdite ; elle enlève la liberté d'agir. Milton l'exprime dans son poème, Le paradis perdu. L’homme a été créé à l’image de Dieu : parfait en lui-même. Dieu connaît le mal puisqu’il en est le témoin, puisqu’il l’a permis en faisant les anges, et l’homme, libres de le commettre. Le mal se définit par la désobéissance à Dieu, qui revient à une sorte d’ingratitude envers le créateur, et à un abus : vouloir devenir Dieu, n’être pas satisfait de sa condition, désirer plus et mieux. On peut en déduire que Satan, comme l’homme, refuse de n’être pas Dieu, donc d’être différent, d’être autre ou deux, au lieu d’un. Plus précisément, celui qui n’est pas Dieu – qui se définit par son altérité – ne sait pas qui il est, car il ne sait pas qui est Dieu et a donc besoin, afin de se comparer, de le connaître ou de connaître ce qu’il connaît. Le couple primitif est condamné à mort, ainsi que sa descendance, à cause de sa désobéissance. Les ingrédients de la tragédie, telle que l’ont définie les Anciens, sont présents : la culpabilité innocente, la malédiction transmise, et l’inépuisable malheur. Milton a mis en scène la séduction de la pensée par la connaissance de ce qui n’est pas. La tentation, quelle qu’elle soit, porte toujours sur quelque chose qui n’est pas réalisé, mais dont on a les moyens. L’homme est coupable par son acte – il aurait pu ne pas le faire – et innocent – il ne pouvait pas ne pas le faire. Le pouvoir est du côté de l’acte et l’impuissance du côté de la volonté (ou de l’entendement qui l’accompagne, à savoir de la pensée). Or, que faire d’une puissance matérielle, physique, voire intellectuelle sans la volonté (supposée bonne) pour la mettre en œuvre ? Et comment la volonté pourrait-elle être bonne si elle ignore le mal ? Le contraire se connaît par le contraire. Or, le mal n’existe pas tant que l’homme ne lui donne pas naissance, et pourtant il existe avant même qu’il n’y songe. "(…) vous ne mourrez point : comment le pourriez-vous ? Par le fruit ? Il vous donnera la vie de la science. Par l'auteur de la menace ? Regardez-moi ; moi qui ai touché et goûté, cependant je vis, j'ai même atteint une vie plus parfaite que celle que le sort me destinait, en osant m'élever au-dessus de mon lot. Serait-il fermé à l'homme ce qui est ouvert à la bête ? Ou Dieu allumera-t-il sa colère pour une si légère offense ? Ne louera-t-il pas plutôt votre courage indompté qui, sous la menace de la mort dénoncée (quelque chose que soit la mort), ne fut point détourné d'achever ce qui pouvait conduire à une plus heureuse vie, à la connaissance du bien et du mal. Du bien ? Quoi de plus juste ! Du mal ? (si ce qui est mal est réel) pourquoi ne pas le connaître, puisqu'il en serait plus facilement évité ! Dieu ne peut donc vous frapper et être juste : s'il n'est pas juste, il n'est pas Dieu ; il ne faut alors ni le craindre ni lui obéir. Votre crainte elle-même écarte la crainte de la mort." (1) La mort est la punition promise par Dieu à l’homme en cas de désobéissance. Il faut donc que le mal existe, ne serait-ce que dans la pensée de Dieu. Ce mal, pour l’homme, est semblable à l’inconnue d’une équation, à un non-être, qui le tente à cause de sa nature même, mixte de réel et d’irréel, de pensé et d’impensé. Le cœur de l’argumentation de Satan est qu’il faut connaître le mal si on veut l’éviter. Cette argumentation ne contient pas de défaut logique apparent, mais il n’empêche qu’elle est vicieuse. En effet, on évite ce qui existe ; or, le mal n’existe pas tant que l’homme n’essaie pas de l’éviter. C’est l’évitement qui le fait exister ! Paradoxalement, l'évitement met toujours au même niveau, en regard, le latent et le manifeste, pour qui sait le lire. C'est ainsi que l'ignorance nous protège du savoir et que le savoir, lui, ne nous protège de l'ignorance que pour nous perdre, car la vérité est insupportable à la plupart des hommes. Connaître est synonyme de distinguer au moyen d’un critère, qui serait une sorte de sens intime. La connaissance du bien et du mal serait immédiate : par la vue. Le thème du regard est fondamental et dans le texte biblique et dans le poème miltonien. Ce qui est à connaître est caché au regard. D’abord, il y a le regard de Dieu, auquel rien n’échappe. Puis, l’aveuglement d’Adam et Ève. Puis, la nouvelle vision du couple et leur désir de se cacher au regard. La contamination du mal se produit par héritage, non pas d’une manière biologique ou autre, mais par ressemblance. Le crime de naître trouve ici son sens : nous sommes coupables avant d’avoir péché, non pas tant héritage de la faute du premier homme, que par celle que nous sommes obligée de commettre, étant faits comme Adam : nous ne pourrons résister à la tentation, car nous sommes à l’image d’Adam. La manière de penser est la même d’un homme à un autre. La tentation, à nouveau produite, entraînerait la même conséquence. Nous sommes inspirés et aspirés par la tentation de ce qui est caché. Pourquoi ? Il y a la fascination de ce qui pourrait se passer si ... de ce qui aurait pu se passer si ... Le conditionnel est le mode de la tentation. Notre regard et notre connaissance sont parcellaires et défectueux ; la vision de Dieu est complète. La leçon de la Genèse est que la connaissance du mal nous fait tomber dedans quand Lucifer prône l’inverse. À moins que ce ne soit la connaissance qui soit en elle-même le mal… Il n’est tout de même pas anodin qu’un des grands « mythes » de l’humanité lie la connaissance à la malédiction de tout le genre humain. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle connaissance : celle qui permet de distinguer le bien et du mal. Or, le mal est incarné par Satan, et les anges rebelles. Le poème de Milton commence avant le mythe de la Genèse proprement dit. Deux théories s’affrontent : comment reconnaître le mal si on ne sait pas ce qu’il est ? Certes, mais en contrepartie, peut-on mal agir si le mal n’existe pas pour soi? En vérité, Lucifer illustre ce cercle vicieux par la tentation qu’il induit dans le cœur et l’esprit d'Ève. Celle-ci, ignorante du mal, est à sa merci et le fait qu’elle cède semble lui donner raison. Pourtant, Ève est rétive. Qu’est-ce qui la retient ? La peur de la mort. Alors qu’elle ne sait pas ce qu’est la mort… justement… Comment peut-on avoir peur de ce qui n’existe pas ?
Comment la peur (ou la crainte, nous préférons néanmoins le premier terme) peut-elle enlever la peur ? La plus grande des peurs est peut-être la peur de la peur, la peur circulaire. Or, telle n’est pas la peur de Dieu. Si Dieu est supposé juste, c’est-à-dire qu’il ne punit pas sans raison et qu’il n’est pas cruel ; on ne peut le craindre sans être en contradiction avec l’idée de sa justice et de sa bonté. La crainte de Dieu est donc soit infondée et contradictoire soit elle remet en cause l’idée d’un Dieu juste et bon. La crainte de Dieu détruit la crainte, car elle se détruit d’elle-même, par antinomie avec son objet. La peur détruit la peur. La peur est un mécanisme de défense à l’encontre d’un objet défini ou non. Quand celle-ci est « anonyme », elle n’ a aucun frein, rien à quoi s’accrocher (c'est de l'angoisse par opposition à l'anxiété). Or, cette peur de Dieu ripe sur une contradiction logique. La peur se trouve viciée en elle-même et non par un grain de sable extérieur. Il faut avoir peur pour ne plus avoir peur ou se rendre compte que l’on ne peut avoir peur. La peur doit être consommée.
Mais Lucifer n’a pas tout à fait tort : comment la vie de l’homme pourrait-elle être heureuse s’il ne sait ce qu’est le mal(heur) ? Mais la connaissance du mal(heur) l'empêche à jamais d'être heureux et moralement pur… On ne peut être pur que si on est, paradoxalement, d'abord en état de péché.

Il me semble que l'on peut "lire" de manière très féconde le film de Haneke selon ce double angle de la contamination du mal par le mal et de la naissance de la conscience dans l'enfant, par la révélation de la mort et le dévoilement des divers interdits (le secret découvert qu'ils sont des interdits qui n'ont pour justification que la convention). On apprend la duplicité à l'enfant, le jour où il se rend compte que la relation à l'autre est fondée sur le mensonge, patent, par omission ou simplement "fonctionnel" – et ce mensonge prend toutes les formes possibles –, et, in fine, que la communauté des hommes ne peut exister sans lui. L'examen de conscience auquel le pasteur (rôle que devait interpréter le génial et regretté Ulrich Mühe) contraint ses enfants est, par la plus grande des ironies, l'exposition de ce paradoxe : vouloir que les enfants exhibent leur intimité, le secret de leur for intérieur, pour y arracher les bourgeons d'un mal inexistant, les incite à dissimuler et à prendre conscience de leur nature peccable. La culpabilité que transmettent la religion et la morale rigoriste produisent l'effet inversé de celui escompté : être coupable de rien rend enclin à l'être de quelque chose, à trouver un contenu pour ce sentiment vide.
Qu'on nous permette de citer Jean-Loup Bourget (Positif, octobre 2009), qui évoque "(...) la rime visuelle qu'établit Haneke entre le voile de dentelle qui cache le visage de la paysanne morte (et que soulève Kurti, un des fils de la morte) et le pansement que le médecin pose sur les yeux blessés d'un autre enfant, Karli. Le thème des yeux dessillés de l'enfance s'entrelacent étroitement, mais pas de manière univoque. Parfois l'enfant qui voyait les choses, selon le mot de saint Paul, "dans un miroir, obscurément", accède à une vision très claire, mais cette clarté peut être celle de la connaissance de la mort, du mal, de l'inceste ; elle demeure aveuglante ou blessante pour nombre d'adultes (...)"
Maintenant, il semble que le mystère du voile noir de Nathaniel Hawthorne prend tout son sens. Et, encore davantage, si l'on songe à sa nouvelle Fancy's Show-Box (un homme fait le cauchemar que toutes ses mauvaises pensées, ses désirs malsains, ses envies passagères de crimes, se trouvent réalisés** ; incarnation probablement de la culpabilité de l'auteur, responsable très indirectement de la mort de son ami, J. Cilley).

(L. Dhaleine, op. cit.)

Le symbole se délite devant nous. Le voile noir cache le visage, car la face de l'homme est ce qui cèle tous ses péchés et ses tourments. Péchés concrétisés ou simples péchés de la pensée. Le voile dérobe au regard ce qui rend invisible le mal : un regard qui se veut franc et un sourire qui se prétend sincère. Le voile désigne le pécheur en cachant son regard pour montrer, alors que d'ordinaire ce voile noir est celui, invisible aux autres, de la conscience, un masque intérieur. Nathaniel Hawthorne a toujours écrit en provoquant des renversements de la sorte, visibles ou moins visibles... Et Le Ruban blanc de Haneke use du même procédé, à la différence près que ceux qui sont (les enfants) désignés comme pécheurs par un signe distinctif le sont vraiment et irrémédiablement. Sans rédemption possible, dirait-on.


(1)Milton (John), Le paradis perdu, Paris, Gallimard, 2007, pp. 251-252.
* Je hais les analyses dites objectives, parce que l'objectivité n'a jamais sa place dans la compréhension viscérale d'une œuvre.
En faisant preuve d'objectivité, en traçant une limite et en érigeant l'interdit du "je" au profit du "nous" ou du "on" anonyme, on demeure à l'extérieur de l'œuvre. Il faut agir ainsi pour la comprendre en tant qu'objet, mais cette objectivité rend impossible sa compréhension en tant qu'œuvre. À ce sujet, l'adaptation cinématographique de Fassbinder (qui n'en est pas une) du roman de Fontane précité illustre ce point de vue. Lire une œuvre, c'est la réécrire à partir de ce qui écrit en soi, sinon cela ne vaut rien.


** La pensée est-elle délinquante ? Nous ne pouvons que renvoyer à ce que Freud a très justement nommé "le crime de la pensée". Jean Laplanche expose très clairement et très précisément le problème : "(…) ce crime de pensée est aussi un crime en pensée, crime dans la pensée. Dirons-nous un crime par l’intention ? Il est évident qu’en évoquant le terme d’intention nous ouvrons le registre de la culpabilité religieuse dont ce n’est pas pour rien qu’il est si profondément relié à la pensée obsessionnelle. Il y a véritablement coalescence de la pensée obsessionnelle et de la pensée religieuse. Il y a là une profonde résonance. La religion a bien vu qu’à un certain niveau, précisément au niveau de “l’intériorité” – intériorité, pour les chrétiens, de la vie spirituelle ; pour Freud, de l’inconscient – penser et désirer, c’est la même chose." (2) Ce n’est pas une confusion de langage même si c’est lié à sa structure, puisque dans de nombreuses langues, ainsi que nous le rappelle judicieusement Laplanche, l’optatif et la forme neutre ou infinitive sont similaires. La pensée recouvrirait toujours, plus ou moins inconsciemment, un désir embryonnaire. Cet état associé à la toute-puissance de la pensée fait de certains êtres des assassins virtuels, car ils commettent un crime réel, même si le réel est pour eux celui de leur intériorité et même si ce crime demeure invisible aux yeux des autres. La situation devient proprement intenable lorsque la situation du monde extérieur – celui du sens commun – se superpose à la configuration du monde intérieur, lorsque par hasard, conséquence d’une malheureuse coïncidence, la pensée muette et invisible se trouve reliée à un événement objectif. Je pense à la mort de ma mère et celle-ci tombe raide morte.

(2) Problématiques I, L’angoisse, Paris, P.U.F., 2006, p. 281 sq., souligné par l’auteur.



Cf. notre note sur La vie criminelle d'Archibald de la Cruz.


****


Billet composé en écoutant ce disque-ci :


Vanni Marcoux fait monter mes larmes dans Don Carlos. Très beau. Se réjouir d'avoir un cœur qui bat, d'être heureuse au point de redouter la perte. Supporter cette souffrance. La mort n'est supportable qu'à cette condition. La vie n'est enviable qu'à ce prix.
Je dormirai dans mon manteau royal quand sonnera pour moi l'heure dernière... Je dormirai sous les voûtes de pierre...


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