mardi 24 janvier 2006
J’ai vu la queue d’un gros chat dépasser d’un vieux livres de contes. Je ne me suis pas demandé immédiatement comment il pouvait loger malgré sa taille. Et comment se faisait-il que le livre restât aussi plat malgré sa présence entre ses pages ? J’ai interrogé la propriétaire du livre, qui l’a ouvert pour moi, avec d’infinies précautions. Dedans, il y avait quelque chose qui m’a fait pitié, et un peu horreur. Une sorte de souris, séchée comme une fleur, reposait entre les pages de cet herbier. Elle caressa la chose du bout des doigts et l’animal séché s’est mis à bouger, à se relever, et à se gonfler. Il m’avait l’air encartonné et abîmé. Mais il se tenait sur ses pattes. Il devait être très vieux, probablement. Il s’est étalé sur le livre ouvert et s’est déployé peu à peu. Il ressemblait à un chat en accordéon. Je n’ai rien dit, mais elle a dû se sentir obligée d’expliquer le phénomène. Le chat était vieux et malade. Il aimait le livre plus que tout au monde et avait décidé de passer le reste de sa vie à l’intérieur, afin de prendre soin d’un des personnages, un enfant peureux.
lundi 23 janvier 2006
Longtemps après avoir lu le Horlaje me suis crue atteinte de folie. Je vivais dans l'attente d'une grave maladie mentale qui n'en est restée qu'à ses prémisses, j'ai abandonné la partie là où la majorité de l'humanité s'arrête : entre un profond dégoût de soi, des autres et des choses, et la peur du néant ; un point mobile, un petit poi(d)s, se promène dans ma poitrine, à moins que ce ne soit dans ma tête.
Quoi que l'on dise ou fasse, autrui est le support de notre normalité, de notre santé mentale quand, bien sûr, il n'est pas la cause de nos troubles. On pardonne, cependant, plus aisément aux autres lorsqu'ils sont responsables de nos maux que lorsqu'ils font de nous leur ignoble prétention au bonheur. Loulou, Céline, Destouches le disait déjà : c'est cette prétention qui gâche toute notre vie. Et pourtant ! Pas un être raisonnable n'échangerait un désespoir bien juteux avec cette mélopée insipide du quotidien.
Il est mon double, à moins que ce soit moi qui soit le sien. Nous nous attachons aux mouvements de l'autre comme si nous prolongions l'acte de fusion dans chaque tressautement de corps. Nos actes ont une double appartenance, comme le relief qu’imprime une main dédoublée par la lumière et l’ombre ou encore le pas qui se place deux fois. Je n'ai jamais eu la sensation d'être seule en moi, mais pour une fois cette sensation est saine et n'a rien de commun avec mes obsessions horlanesques d'antan, c'est plutôt une présence discrète qui sourd dans le bas ventre, un point de côté au cerveau. Il est mon cogito. Certes, mes conversations ont toujours l'air de dissertation de philosophie, heureusement je ne dépasse jamais le niveau baccalauréat. Avant « Il » je ne savais pas ce que signifiait le fait d'être soi-même. Je me reflétais et me répétais dans un autre corps.
Longtemps après avoir lu le Horla, je me suis cru atteinte de folie. Je me voyais enfermée dans la camisole. Je vivais en équilibre sur un sursis dansant. Funambule et désespérée.
J’attendais.
J’espérais.
J’espérais le pire qui me délivrerait de l’autisme. Le pire étant pour moi, à ce moment-là, le verdict de ma maladie mentale. Je quémandais encore une reconnaissance, mais sans fièvre, sans réelle volonté. Je me mesurais, par acquit de conscience, aux mots et aux actes des autres. Je n’épousais jamais leurs contours. Je ne parvenais pas à les rejoindre. Je demeurais au bord. Au bord des êtres et des choses. Un carreau, ou plutôt un miroir déformant, me séparait d’eux. Leurs paroles me touchaient, mais comme un écho qui caresse, de loin en loin. Leurs actes n’atteignaient jamais la chair, ils mouraient à la périphérie de mon être propre.
Je devenais épidermique. Je me désolidarisais, je me désagrégeais. Je ne croyais plus en ce que je faisais ou disais. J’essayais de me perdre dans des consciences étrangères, dans des livres et dans des films : mais mes enthousiasmes n’étaient plus qu’éphémères et inconsistants, des feux follets ; mes goûts n’avaient plus le temps de naître qu’ils étaient instantanément remplacés par d’autres plus perforants, et encore moins durables. Je n’avais plus ni la force ni la patience de me coaguler dans des envies ou des passions. Je voltigeais de lieu en lieu, je virevoltais d’idée en idée, j’hésitais entre plusieurs personnalités ; j’étais une bête aux abois, qui fuyait un danger, dont je ne savais s’il était imaginaire ou réel, mais il était peut-être d’autant plus réel qu’il était inventé de toutes pièces. Seul demeurait cet inextricable chagrin mâtiné d’angoisse. Je ne sais lequel des deux menait la danse, mais il me semble que c’était la seconde, car si l’on sait toujours plus aisément pourquoi l’on est triste, on ignore souvent pourquoi on a peur. Et je crevais de cette peur estropiée. J’étais menacée.
J’étais une immigrante, une apatride. Il avait fait de moi une sans-foyer, une sans-âme, alors même qu’il m’avait obligée à vivre.
Mon mal, je ne le voyais pas, mais je le sentais, impuissante, dépourvue des armes données par l’âge et l’expérience : mon fonds était mauvais et sans intérêt.
L’autre jour, alors que je me croyais complètement et irrémédiablement saine, je me suis surprise à replonger ; elle est revenue me tordre l’esprit, insidieuse, d’abord idée, puis sensation diffuse, et enfin douleur exquise,
une araignée qui monte et descend dans l’œsophage, Elle est là ; j’ai eu sinon la tentation du moins la vision de ma main. Un acte gratuit. Je m’offre une petite folie imaginaire à la Lafacadio
comme certaines bourgeoises s’offrent un Cartier ou un Mont-Blanc, en cas de déprime.
Moi, je me suis constituée folle comme l’on se constitue prisonnier.
Je n’ai pas plus de raison de poursuivre que de m’arrêter. Cet arbitraire, qui est le sel de l’existence, me torture. J’ai envie de crier. Je relâche la tension. Il me regarde d’un œil idiot. Décidément, je manque de volonté, ou de fantaisie. La veille toute pareille au sommeil, est-ce cela la folie ? Je me terre dans un corps, dans un monde, dans des relations, dans des sentiments, et j’étouffe. Tænia. L’Angoisse est mon tænia. L’Angoisse est mon obsession. Je suis obsession.
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C'est la même enfant sotte qui avait écrit ceci au même endroit...
... obnubilée par le très beau film mensonger de Truffaut, Adèle H., et titillée par le grand Hugo, je ne pouvais que mettre mon nez dans les coupures de presse qui parlent de la mort de sa fille. Savez-vous qu'elle était la filleule de Sainte-Beuve ? Je l'ignorais, pour ma part.

Fouillant et fouinant dans les archives du New York Times, une fois de plus, j'ai trouvé cet article très intéressant que je photographie pour vous qui me lisez, tous les jours, ou de temps en temps, sans nécessairement m'écrire...

A l'époque, on ne craignait pas de lâcher le mot "fou". Aujourd'hui, la plupart des psychiatres font preuve d'une pudibonderie certaine et de mauvais aloi en jurant leurs grands dieux que les fous, ça n'existe pas ! Ils ont peur du mot comme de la peste. Pourtant, même si j'ignore ce que recouvre le mot fou, nous le sommes tous, à des degrés divers, et c'est tant mieux, car être "normal" doit être d'un ennui qui confine à la maladie mentale. Adèle H. était folle. Aucun doute là-dessus. Elle épousa un anglais sans le consentement de ses parents et le mariage ne fut donc pas reconnu comme valide en France. Elle eut deux enfants. La mort lui ôta mari et enfants. Elle disparut. On la retrouva à Singapour, vêtue de haillons, ne se souvenant de rien, sinon de sa filiation. Elle savait encore être la fille du grand Victor Hugo. Elle fut internée la plus grande partie de sa vie et mourut en institution, la malheureuse, à l'âge de 85 ans. Toutefois, sa vie fut très protégée et bercée par la tendresse de son père. Cet artcicle relate son errance et le mystère qui est attachée à ses années de disparition. L'imagination galope face à telles lacunes dans le texte de son existence. Hugo rendit visite à sa fille, chaque semaine, et passait des heures avec l'enfant qu'il avait néanmoins perdu. Lorsque Victor mourut, le beau-frère d'Adèle (mari de Léopoldine, qui se noya, pendant leur lune de miel) prit le relais. Puis d'autres après sa mort. Elle ne fut jamais abandonnée. Adèle avait beaucoup de traits de caractère de Miss Havisham, quand on y songe : elle exigeait de porter des vêtements dans le style de l'époque que son mari avait connue, par exemple. Il ne faudrait pas croire que j'en oublie pour autant Barrie, mon bien-aimé, puisqu'il est indirectement question de lui dans cette coupure ! Un rapprochement est fait entre sa pièce, The admirable Crichton (qui a donné un film, intitulé également Male and female de Cecil B. DeMille) et les idées libérales de la famille Hugo.

Il est question dans cette pièce de la sulfureuse question de la différence de classe sociale. Hugo et sa famille s'employait à recevoir chaque semaine tous les enfants de Guernesey dans leur luxueuse maison et à les servir. Le thème de Barrie est similaire : il y a un renversement des rôles dans sa pièce.

Le monde de Maurice était épais et géométriquement viable, de la taille d’un très petit rectangle, et tenait dans la poche de son pantalon de velours côtelé dont la trame était maintenant visible sous l’effet d’une pelade disséminée sur les jambes et la ceinture. Son monde était grand et gros comme un petit dictionnaire. Il avait les larmes à l’extrême bord des yeux lorsqu’il pensait que le monde tenait dans sa poche ou dans sa main et qu’il était, en quelque sorte, le maître, ou plutôt le gardien, de cet univers. Il songeait aussi parfois qu’il pouvait reconstituer par une combinaison subtile de mots les plus beaux livres jamais été écrits depuis que le monde était devenu littéraire, c’est-à-dire trop beau. Son monde était à la fois plus petit et plus grand qu’il n’y paraissait.

Sa passion des mots n’avait pour seul obstacle que l’acharnement d’Augustine, sa moitié d’enfer, à dissimuler l’objet de son vice. Si elle avait osé, elle l’aurait détruit, mais une superstition la retenait : la ferveur de Maurice pour l’objet l’avait rendu mystérieux et investi d’un pouvoir auquel elle n’osait se frotter. Et puis, sans être très intelligente, Augustine devinait instinctivement que la torture la plus subtile se doit d’être renforcée par la crainte d’une perte.

L’habitude engourdit l’existence des gens au point qu’ils s’imaginent souvent n’avoir jamais vécu en dehors de cet enclos d’idées et de gestes. La simple hypothèse d’une autre nature est une angoisse, la plupart du temps, insurmontable. Maurice n’avait pas toujours été le prisonnier d’Augustine. Il n’était pas né entre ses mains. Il avait beaucoup bu et chiqué avant de se retrouver enchaîné à son pied de lit ou de table.

Le vieux vivait dans le grenier, en compagnie d’une souris apprivoisée et de l’écho d’une petite fille qui lui rendait parfois visite.

La gangrène avait commencé son œuvre à petits pas.

Lorsque l’on a retrouvé le vieux, tout le monde s’est tu, sauf la vieille qui chantonnait. Il se faisait grignoter les yeux, ou ce qui en restait, par une horde de petits vers grisâtres qui pointaient leur derrière vers le plafond écaillé. Le vieux avait bouffé son dictionnaire jusqu’à son dernier mot, mais la couverture a eu raison de ses chicots pourris. La vieille, elle, dodelinait de la tête en fredonnant toujours la même comptine idiote. Elle n’a pas protesté lorsqu’on a enlevé le corps, mais quand un des hommes a saisi la couverture du dictionnaire, elle s’est jeté sur lui et la lui a arrachée. Elle s’agrippait à ce reste du monde du vieux et s’accroupit en dissimulant la croûte du dictionnaire dans les plis de sa robe nacrée par la crasse.

dimanche 22 janvier 2006

. ... disait Leo McCarey...

Au moins, il est un principe que chacun peut mettre à l’épreuve dans sa propre existence et qui apportera sans doute un petit crédit à mes affirmations futures : nous suscitons toujours, dans notre vie, l’apparition des événements et des êtres ainsi que les circonstances qui les accompagnent et les rendent possibles. Nos rencontres n’ont rien à voir avec le hasard. Ce n’est pas parce que l’on nous apprend tout au long de notre vie à être circonspect qu’il faut avoir la naïveté de croire que tout le monde manque d’imagination et, partant, de culot. Dieu a de l’humour et c’est la raison pour laquelle on lui pardonne beaucoup (l’humour et le génie sont les deux seules excuses valables). Ce que vous prenez pour du hasard n’est qu’un hoquet de la divinité ; Dieu hoquète quand il s’étouffe de rire. Je répète, une dernière fois, que le hasard est une arnaque, une notion frauduleuse. Nos attitudes les moins perceptibles et nos pensées les moins ambitieuses appellent tout un monde peuplé de gens qui nous ressemblent, en bien ou en mal, en petit ou en grand exemplaire. Après, c’est une affaire d’habileté.

Pour moi, Dieu s'appelle Dickens.

Petite histoire, sans queue ni tête, qui a des allures de private joke. Comprenne qui pourra... Qui a tué Maisie ? Ce fut le dernier Noël que tout le monde passa avec Maisie. Une fois encore, elle ne facilita rien. Ensuite, personne ne la revit, et la plupart de ceux qui l’avaient connue s’attardèrent quelques mois dans un demi-deuil, partagés sans doute entre plusieurs sentiments également inavouables, mais nullement contradictoires. Puis, en un rien de temps, son souvenir se tanna et se lustra comme une peau de daim dans la mémoire. Chez certains, elle rapetissa suffisamment pour loger dans leur tête, durcit et prit la forme d’une sorte de kyste ou de petit pois en métal. Chez les autres, il ne resta d’elle qu’une image figée, dure, et étroite qui ne lui rendait pas complètement hommage. Je ne la plaindrai pas ; elle ne méritait pas mieux que d’être réduite à l’état de croûte psychique. On ne la gratterait pas, surtout pas, et elle finirait bien par s’estomper. Il était néanmoins trop tard pour effacer ses traces : tout le monde avait eu à souffrir d’elle et personne n’est enclin à pardonner au point d’oublier. Combien d’hommes ou de femmes peuvent, à la fin de leur existence, se vanter d’avoir autant compté pour les autres ? La postérité n’appartient qu’aux tyrans. En vérité, pas un ne l’avoua, pourtant bien peu s’était habitué à elle, et son départ fut un soulagement pour tous. Je ne dis pas qu’elle n’était pas aimée – ce qui serait sans compter sur la volonté solide et têtue de la communauté protestante à laquelle elle appartenait. Seulement, j’ignore qui aurait eu le courage et l’envie de voir dans ces quarante-trois kilogrammes autre chose qu’un monstre. On s’accordait sur cette définition qui n’avait pas besoin d’être soufflée pour être implicitement partagée par tous. Ce pompeux « tous » désignant la famille et les autres, la petite ville. Certains prétendirent qu’elle avait été enlevée par la même personne qui s’en était pris aux « enfants de Dickens ». En effet, l’an passé, un détraqué avait enlevé cinq gosses qu’il avait dégustés à la petite cuillère, après avoir ramolli leur corps faisandés dans un bain composé de jus de citron, de gingembre en poudre et d’un autre aromate dont je tairai le nom, et digérés. Il prétendait que les événements de l’hiver dernier s’étaient produits ainsi. Tous les enfants avait en commun de porter un prénom qui avait eu la faveur du romancier anglais, dans l’un ou l’autre de ses romans. On avait su le fin mot de l’histoire, parce que quelqu’un l’avait racontée aux journaux. A ce jour, l’ogre n’était toujours pas arrêté et son goût pour Dickens semblait s’être affadi : il restait une Estella et un David dans les environs que rien n’était venu inquiéter, sinon dans leurs cauchemars. Rien ne prouvait les dires de l’homme qui avaient envoyé sa confession, ni ne les infirmaient. Qui sait, peut-être un journaliste avait-il inventé la lettre et le reste ? Quoi qu’il en fût, les parents concernés s’étaient fait rapidement à l’idée. Il est toujours plus facile d’adopter une conclusion de ce genre que de patauger dans le doute. Vivre est une entreprise qui exige un nombre minimum de certitudes. Moi, je n’ai jamais tout à fait cru à ces conclusions hâtives. Il y a des tas de gens qui disparaissent volontairement chaque année. Ils ont leurs raisons. Mais, bizarrement, lorsqu’il s’agit d’une enfant, les gens s’attendent toujours au pire. Comme si une fille de douze ans, justement, n’était pas capable du pire. Ceux-là ne connaissaient pas Maisie autant que moi. Elle ne se volatilisa pas à cause de son prénom. Le responsable ne fut, cette fois-ci, ni un lecteur attentif de Henry James ni un maniaque. A moins que vous ne me caractérisiez d’après ces attributs restrictifs. Maisie, elle, n’aurait pas hésité : elle allait vite en besogne. La première nuit, elle refusa de se laisser faire. Elle ne m’imaginait pas capable des cruautés dont je lui fis la promesse à l’oreille, alors qu’elle était allongée, prise en sandwich entre le sommeil et le matelas, la tête pantelante, les narines dépassant jusque ce qu’il faut du lit. Malgré l’inconfort de sa position, son visage était froid et son air triomphant – je le lus dans ses yeux de fauve. Maisie n’était pas une enfant comme les autres, je le répète, sinon je n’aurais pas eu besoin d’égorger un chat devant elle et de l’obliger à téter quelques cuillères à soupe de son sang. C’était d’ailleurs son chat préféré. Un enfant sensible croit aux histoires qu’on lui raconte mais celle-ci avait toujours besoin de beaucoup de preuves et de détails précis. Elle savait pourtant mon tempérament laconique. Elle aimait forcer les réserves des gens, par vice, et plus encore par bravade. Maisie n’avait pas de cœur et, après quelques semaines passées en sa compagnie, je pus constater également qu’elle était capable de souffrir très longtemps. Sa peau était aussi dure que ses yeux étaient secs. Elle triompherait une nouvelle fois si je n’y prenais pas garde. Maisie était née pour vaincre et elle avait deviné que je faisais partie de la catégorie des gens qu’on dit faibles, alors qu’ils ne sont que gentils ou à moitié éveillés aux subtilités des êtres faits. La cruauté n’était pas chez elle quelque chose de décidé et d’élaboré, mais une manière d’être qui lui était aussi naturelle que le fait de respirer. Je suppose que ce fait était acquis pour la majorité et que la détestation sourde qu’elle provoquait autour d’elle ne s’affirmait pas à cause de cette lacune de son caractère. J’ai détesté cet enfant, le jour où elle est venue au monde. Je crois même que je haïssais déjà avant qu’elle ne fût conçue. Vous pourriez penser que ma haine était impersonnelle et arbitraire. Je m’insurge contre une affirmation forgée par des ignorants. Maisie était une sale créature. Si personne ne le disait – il n’est pas convenable de dire du mal des enfants, et encore moins de leur porter des sentiments excessifs -, le village entier le pensait et il ne se trouva pas une âme pour la pleurer, même quand on su ce qu’elle avait dû endurer pendant trois ans, même lorsque la communauté se rendit à son enterrement. Dès que l’idée de cet enfant avait envahi le cerveau de ses parents, la rupture entre leurs rêves feutrés et la réalité était consommée. Ils n’apprivoisèrent plus aucun de leurs désirs communs. Le jour de sa naissance, sa mère tenta de se suicider, et son père prit la première cuite de son existence. Maisie était belle. Elle paierait pour ça également. Je me doute qu’il se trouvera quelqu’un pour la plaindre et juger mon châtiment avec sévérité. Mais qui n’a pas connu Maisie ne sait rien et ne peut rien. Elle n’avait que dix ans lorsque je pressentis que mon destin était de tuer Maisie. J’avais 30 ans : l’âge des doutes, et pas encore celui des regrets ; j’étais mûre pour mes premiers égarements. Je n’avais jamais été très en avance sur les autres et c’est pourquoi j’avais mis tant d’ardeur et d’empressement à épouser Melville Wilson, le jour même de mes dix-huit ans. Une dévergondée aurait pu faire mieux, mais j’avais une bonne réputation. Le garçon avait des lèvres pleines, des yeux dorés et un corps robuste. J’aimais les frissons que son image mentale produisait sur mon corps curieux de drôles de frissons. C’était tout. A l’époque, cela me paraissait suffisant. Lorsque le deuxième homme – je devrais dire le premier, car n’était qu’un garçon malfait - vint s’installer dans la région, j’oubliai tout ce que je n’étais pas, et je redevins plus jeune de dix ans. Je n’avais jamais approché de personne célèbre. Il est incontestable que j’aimais autant ceux qu’il avait incarnés sur les écrans de cinéma pendant quarante ans que sa silhouette d’homme désormais solitaire. Maisie lui tournait autour et l’homme souriait sans s’en rendre compte, à la manière dont on sourit involontairement devant une scène qui ne nous plaît pas vraiment. Les moyennes sont trompeuses. Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elles n’ont pas leur utilité, mais elles taisaient trop de choses : mes grands espoirs et mes joies subreptices. Je me résous malgré tout à un constat général : la plupart du temps, huit centimètres nous séparaient. Parfois, il y avait des jours fastes où j’étais à moins de trois centimètres de lui, de sa main ou de son épaule, par exemple. Les mauvais jours, je me contentais d’apercevoir un fragment de sa peau à travers la texture déchirée et bigarrée de la foule du marché. Bien sûr que la situation ne m’agréait pas. Mais j’étais d’une nature raisonnable. Nos relations auraient pu être pire. S’il n’était pas venu j’aurais été réduite à l’imaginer. Or, je savais que ce que j’inventerais sur ses habitudes et ses comportements n’aurait quasiment aucune chance de tomber juste. Et puis il n’y aurait eu aucun moyen de vérifier par la suite. Je refusais de l’aimer dans le vide, de fonder mon admiration sur des erreurs. J’avais besoin de le contempler à mon aise. Je compulsais les moindres détails qu’il laissait traîner dans les conversations ou les regards attentifs du public. Je l'estimais certainement, sinon je ne l’aurais pas suivi tous ses déplacements. L’aimer, je n’étais pas absolument sûre. Peut-être était-ce le seul remède que j’avais trouvé à l’absence d’émotions que dix ans d’une vie conjugale, non pas malheureuse, mais déraisonnablement et résolument ennuyeuse, m’avait octroyée. En outre, je n’arrivais pas à me débarrasser de l’odeur du sang. Oui, mon époux était boucher. J’avais oublié ce détail. Rien au monde n’aurait pu détacher l’envie que j’avais de ses pensées et de son être tout entier. Les mains qu’il posa sur les manches de mon pull de laine décati furent la plus précieuse sensation que m’offrit un être. Je me doutais qu’il n’éprouverait rien de noble ni de profond pour une fille avec une tête aiguë de souris, je ne l’espérais pas, je le ne regrettais pas. J’aimais cette aube de solitude que son silence d’homme blessé ouvrit, pour moi, ce jour-là, sous la grande table de son bureau. Je compris qu’il affectionnait l’ambiguïté de notre relation, et qu’il mesurait avec plaisir et gravité le pouvoir qu’il avait sur moi. Il n’y eut jamais de paroles échangées entre nous. Pour quoi faire ? Il n’y avait aucune explication raisonnable à nos rendez-vous dans le souterrain improvisé. Les plinthes sont aux maisons ce que le post-scriptum est aux lettres, ou les notes de bas de pages aux livres : le refuge de tous les secrets et de toutes les malpropretés qui nous échappent. Maisie me contempla et coula son regard en direction de la plinthe. Devant le désarroi que mon visage exprimait, elle éclata de rire et s’enfuit joyeusement. Je ne revins plus au Manoir et j’appris que l’homme avait regagné son ancienne vie qu’il n’avait quittée que dans mon imagination indocile. Le lendemain, personne ne revit Maisie. On crut qu’il s’était enfui avec elle ou qu’elle l’avait suivie. Les faits démentirent la rumeur. J’ai tué Maisie. J’en avais le droit, non pas au regard de la loi, mais en vertu de mon rôle : elle était mon enfant, ma fille aînée, mon unique enfant.
jeudi 19 janvier 2006

J'adore Lubitsch, qui est l'un des cinq plus grands cinéastes de tous les temps. Sérénade à trois (Design for Living) n'est peut-être pas mon film préféré mais, assurément, il est brillant et pose astucieusement la question de l'amour à trois, sans jamais sombrer dans la vulgarité ou le trivial. La situation est présentée, somme toute, comme ordinaire ; et ni Lubitsch ni Coward ne se laissent prendre au piège des explications ou des justificatifs. Nous sommes dans une tonalité légère et nous ne sombrerons jamais dans le grave. L'amour est primesautier, bien qu'essentiel. A aucun moment, il ne me viendrait à l'idée de mal juger l'un des trois protagonistes. Ils sont si déroutants de sincérité et si désarmants de finesse. Ils jouent, tour à tour, et aucun ne perd.
Le sujet : " Dans le train qui les conduit à Paris, un auteur dramatique en quête de succès (Frederic March) et un artiste peintre (Gary Cooper), deux amis, tombent amoureux d'une dessinatrice de publicité. Peu après leur arrivée dans la capitale, les trois jeunes gens décident d'habiter ensemble, selon un pacte, un "gentleman's agreement" : aucun des deux hommes ne devra coucher (disons-le clairement !) avec la jeune femme. Or, on s'en doute : aucun des deux ne tiendra cette chaste promesse. Pourquoi devrait-on parler de culpabilité ou de moralité face à une situation qui paraît, dans ce film, si saine ? Ceci nous amènerait à faire remonter à la surface les idées de Nietzsche (si souvent mal interprétées) quant à la morale : "Définition de la morale : la morale — l’idiosyncrasie de décadents, avec l’intention cachée de se venger de la vie — et cela, avec succès."

F. Nietzsche, Ecce Homo (1888), IV, paragraphe 7, trad. Éric Blondel, GF-Flammarion, 1992. (Eric Blondel, un excellent professeur de philosophie... ).

Cette comédie pétillante traite donc avec humour, fantaisie et virtuosité des péripéties sentimentales d'un "trio amoureux." Lubitsch sait se montrer osé sans consentir à nous choquer. Un réel tour de force ! La véritable provocation est peut-être celle-ci : penser autrement - mais ceci nécessite une force d'âme que peu de gens possèdent, car il faut s'exercer à trouver son propre regard sur le monde... Ce pourrait être un drame, une tragédie, et c'est une comédie. A les voir tous les trois, il est facile de se dire qu'on peut aimer double et que ce que l'on donne à l'un ne vole rien à l'autre. La société impose des conventions dont il est difficile d'évaluer le bien fondé, d'un point de vue plus existentiel ou viscéral. Et c'est une fervente émule de Tristan et Iseult qui écrit ces lignes !


Gilda Farrell : It's true we had a gentleman's agreement, but unfortunately, I am no gentleman.

« SI TU DESIRES L’UNE DES CHOSES QUI NE DEPENDENT PAS DE NOUS, IL EST IMPOSSIBLE QUE TU SOIS HEUREUX. »

Maxime première de laquelle tout le reste découle, dont on peut inverser la polarité, sous cette forme : «Le malheur est inévitable pour celui qui désire [positivement ou négativement une chose ] ce qui ne dépend pas de lui. » Or, rien ne dépend de lui, sinon sa représentation et l’assentiment qu’il donne aux événements qui échappent à sa volonté. Tôt ou tard, Epictète finit par avoir raison, puisque l’homme est limité, puisque rien n’est pour lui éternel, et rien de ce qui lui est autre n’est en son pouvoir. Ce qui est autre est le monde extérieur dans sa globalité, son corps inclus. Il ny a donc que son for intérieur qui soit à lui, ses idées, ses sentiments, en somme sa vision du monde.

Epictète présuppose à la fois, et contradictoirement, que le malheur est inévitable et à éviter. Inévitable du point de vue des faits réels (la mort, la souffrance, la perte des êtres aimés, les déceptions ordinaires de l’existence, etc.). Evitable du point de vue de la pensée : n’est un malheur un événement que si je le veux bien, n’est malheur que ce que je comprends mal (c’est un événement neutre, un événement justifié par le logos, qui a sa place au sein du cosmos ; dans un tel système, le mal n’existe pas). Il y a vis à vis de la souffrance une ambiguïté : la souffrance est acceptable à condition de l’éviter, et le seul moyen d’y échapper est de l’intellectualiser, de la réduire à une représentation ou de la traduire en un autre langage, celui de la raison et non plus celui de la sensibilité.

Le postulat des Entretiens ou du Manuel est le suivant : le malheur est à éviter. Rien à redire sur ce point pour le sens commun. Mais la souffrance est-elle, réellement, inacceptable ? De quel point de vue :

- Est-elle nuisible à l’homme ? Il y a des souffrances qui rendent sages, forts, qui illuminent l’existence ces hommes, qui donnent un sens à leur vie.

- Est-elle laide ? L’art – la tragédie - se nourrit de la mort et des douleurs des héros (la mort héroïque, par exemple) ; elle apparaît comme parée de toutes sortes de beautés, voire du sublime.

- Est-elle immorale ? Tout dépend si l’on parle de la souffrance que l’on inflige (qui sans conteste est souvent ou toujours immorale) ou de celle que l’on reçoit (l’ascétisme, la rédemption par la peine : Cf. Gorgias, etc. Attitudes qui se réclament de la morale), et qui est plus ambiguë.

- Est-elle fausse ? Epictète l’aborde par ce biais, et c’est très révélateur, excessivement troublant et intéressant.

Cavalièrement, la pensée d’Epictète se résume à une drôle de suggestion : vivre en soi-même, se réfugier dans une pensée rigoureuse, et composer selon le thème attribué à chacun de nous par la destinée. La vie est un jeu (théâtral), un exercice, une épreuve, une occasion de sagesse. Le jeu et l’exercice sont des comportements qui comportent une distance entre le sujet et son acte.

Pour Hegel, il y a intériorisation de la relation domination –servitude, que nous appellerons pour notre part nécessité : le maître est en soi et non plus à l’extérieur. L’auteur de la Phénoménologie de l’esprit parle d’«impassibilité sans vie, qui hors du mouvement de l’être-là, de l’agir comme du pâtir, se retire toujours dans la simple essentialité de la pensée. »Le stoïcisme est selon lui une pensée pure, une vérité sans contenu, où la liberté est fondée sur la seule pensée. Le stoïcisme est fondé sur une tautologie (une «réflexion doublée», écrit Hegel).

Mes nuits sont blanches, mais mes rêves sont gris. Non, je ne prétends pas que mes rêves soient en noir et blanc comme les films des années cinquante, ce serait trop beau. Ils ont plutôt l’aspect d’un blanc sale et triste, celui du linge trop lavé et qui s’est frotté par mégarde à des fibres de couleur et en garde des traces. Autrefois, je rêvais en technicolor. Je suppose que c’est ma punition, et que dans mes rêves je contemple mon âme déchue, monochrome. Certes, je poétise la situation, mais ça revient au même : je suis coincée. Je suppose également que personne ne me soupçonne d’avoir commis un tel crime, parce que je suis dans leur esprit quelqu’un de fade, à qui il ne viendrait pas l’idée de mal agir, n’ayant pas assez d’imagination ni de volonté. La description n’est pas fausse : je suis indifférente. Mais peut-être moins indifférente que fuyante ou endormie. Pourtant, on peut mal agir sans ouvrir la bouche ni lever le petit doigt. La passivité n’est pas toujours synonyme d’innocence. Au contraire. Elle est parfois le lit de la perversité. J’aime que les situations pourrissent d’elles-mêmes. J’aime l’idée que personne ne sache de quoi je suis capable. En contrepartie, je ne dors plus.

Je ne suis pas honnête : quelqu’un sait et c’est la raison pour laquelle je ne ferme plus l’œil. Je me dis souvent que s’il a deviné, cela signifie qu’il ne vaut pas mieux que moi. Celui qui pense au mal a déjà eu envie de le commettre, bien qu’il n’ait pas la plupart du temps le courage de le reconnaître. Chaque nuit, depuis un an, je refais le même rêve et pourtant je ne dors pas. Je n’ose pas. Je pourrais me trahir. Je m’accorde quelques heures, quand personne ne me veille, je reviens vite à ce monde avant qu’il ne soit trop tard. Un mécanisme bizarre se déclenche en moi quand il grimpe les premières marches, avant qu’il n’ouvre la porte, qui n’est jamais fermée à clef. C’est un jeu de patience. Il ne m’aura pas. Pas ainsi, en tout cas. Qu’y a-t-il derrière la porte ? Il suffirait d’ouvrir, mais je ne le peux. Bien sûr, je peux le faire physiquement, matériellement, mais cela reviendrait à abandonner ma stratégie de repli : ne pas bouger et ne pas parler. Donc, je ne peux pas. Quelle bêtise : pour échapper à une punition, j’en accepte une autre, qui est peut-être pire ! Possible, mais celle-ci à l’avantage de n’être pas fixée et de ne durer que le temps que je le déciderai. L’un de nous craquera, fatalement. Si je dis ça, je pense que ce sera lui, mais je crains de flancher la première.


Edward Lear (1812-1888) âgé de 73 ans et demi et son chat Foss âgé de 16 ans, par lui-même.
Suite à la demande de Simonne, je complète le portait du monsieur. Edward Lear était un célèbre peintre et dessinateur. Il écrivait aussi des petits poèmes ou textes drôlatiques, accompagnant ses dessins, et réciproquement. Le ton est celui anglais, du nonsense, de l'absurde. On appelle ceci des limericks (épigramme burlesque, d'après la ville irlandaise du même nom ; ÉTYM. xxe; angl. limerick (1896), pour désigner les poèmes d'E. Lear). Ses oeuvres ont un trait et un esprit très remarquables : ses dessins le représentent souvent tel Humpty Dumpty, perché au bord d'une situation dangereuse, grotesque, burlesque, risible et, toujours, désespéré dans et par ce rire qu'il crée. Exemples de limericks ici : http://www.bencourtney.com/ebooks/lear/ Ils perdent leur sens en les traduisant. En tout cas, je crains de n'être pas assez habile pour les rendre dans la langue de Molière. Autant Lewis Carroll, l'autre héraut du nonsense, s'ingénie à parodier la logique ou à la subvertir en jouant sur le sens des mots, autant le nonsense de Lear s'exprime par un jeu sur la seule sonorité des mots et par une absence totale de logique.
mardi 17 janvier 2006
Je trouve très émouvant de consulter les archives du New york Times et d'y lire l'annonce de la mort de mon bien-aimé Barrie. Un instant, je me fais l'effet d'être sa contemporaine et d'avoir des droits sur la peine de ceux qui l'ont connu et, peut-être, adoré. Je l'ai aimé mort ; Dieu que j'eusse préféré avoir le chagrin de sa perte. 
Comme de coutume, George Bernard Shaw est plutôt mordant et aussi rigide que le Pr Higgins lorsqu'il déclare n'être pas particulièrement affecté par la mort de Barrie, car celui-ci aurait eu selon lui une longue vie et le temps d'écrire tout ce qu'il avait à écrire... 77 ans n'est pourtant pas un âge canonique ! Et puis, la mort est tout aussi inacceptable, à mes yeux, à 7 ans qu'à 107 ans. 
La rubrique nécrologique revient sur les peines qu'il a dû endurer, comme son divorce - au sujet duquel, je joins cet extrait d'une autre coupure :
Barrie s'est effondré au tribunal. Il ne voulait pas de ce divorce et était prêt à pardonner à son épouse infidèle. Toute sa vie, il portera son coeur en écharpe. Oh, Mary A., est-il si difficile de l'aimer malgré tout ?
Cliquez sur les images pour les agrandir. 
lundi 16 janvier 2006
Le fantasme commun de tout lecteur et de tout auteur est de transgresser les limites de la lecture, de briser le cadre dans lequel s’exercent les rapports de celui qui écrit et de celui qui lit.
Qui, en effet, n’a jamais rêvé de pénétrer à l’intérieur du livre, de participer d’une manière ou d’une autre à l’action, voire de prendre la place de l’un ou l’autre protagoniste ? Qui n’a jamais eu envie que le romancier le prenne à parti, lui offre une occasion d’être plus qu’un lecteur, ou bien qu’il change les règles du jeu de la lecture ?
Ces limites sont d’abord celles du temps et de l’espace. Le procédé de l’écriture et celui de la lecture sont d’évidence séparés par le temps et par l’espace. L’écriture est éloignée du fait de la lecture par un laps de temps plus ou moins long : de quelques mois à quelques années ou siècles. L’auteur et le lecteur sont également distants dans l’espace, ils peuvent même habiter à l’opposé l’un de l’autre sur le globe terrestre.
Un livre est une trace, une brique, sur la route pavée de bonnes et de mauvaises intentions du lecteur. Le livre, lui-même, est un objet étrange et ambigu : il est à la fois un espace de liberté (on peut interrompre sa lecture, revenir en arrière, sauter des pages, commencer par la fin…) et une prison (le livre est écrit selon les codes qu’a choisis l’auteur). Il impose un ordre de lecture, avec ses pages et ses chapitres numérotés ; parfois, la présence d’un signet dans des éditions plus raffinées, ou d’un marque-page ajouté par le lecteur, balise la lecture. Tout dans le livre, en tant qu’objet, suggère un parcours, une quête vers le sens, qui sera donné par le fin mot de l’histoire. Une fiction est un univers en miniature. Le roman victorien se présente en tout cas sous cet aspect.
L’autre limite, facile à percevoir, est l’impossibilité d’une interaction réelle entre le lecteur et l’auteur. Au fond, la situation limite peut être exprimée de cette manière abrupte : le romancier ne peut tuer son lecteur et réciproquement. A la limite, l’auteur peut influer sur le lecteur en suscitant en lui toute la gamme des sentiments et des émotions, il peut le faire réfléchir, transformer certains de ses jugements, ouvrir son horizon, produire un désir d’émulation, etc. Mais il ne peut l’atteindre immédiatement. La situation du lecteur est encore plus exiguë, car celui-ci ne peut avoir d’influence sur l’auteur qu’en contournant la réalité du livre.
Le pacte de lecture :
La convention tacite qui existe entre l’auteur et le lecteur est héritée du roman du XIXe siècle, même si celle-ci connut quelques coups de canif. Elle signifie que l’auteur dira la vérité, qu’il ne trahira en aucune manière les apparences ni qu’il se jouera de manière déloyale de son lecteur (de la manière dont, par exemple, Hitchcock « trompe » le spectateur dans Stage fright).
« Le contrat en question suppose que l’auteur finira par révéler ses intentions sous-jacentes et les dessous de l’intrigue – en auteur en qui le lecteur peut avoir toute confiance, même s’il a été mené de surprise en surprise et constamment taquiné par les rebondissements de l’action. De nos jours, la fiction de qualité est beaucoup moins encline à expliciter ses mobiles, et même à avouer “ce qui se passe vraiment” dans le livre. Le caractère explicite du roman tel qu’on le concevait à l’époque victorienne se trouve compensé par l’extrême réserve dont il fait montre sur toute une série de sujets, dont bien évidemment, le sexe, mais aussi sur d’autres questions jugées indignes de mettre le lecteur en appétit : la folie humaine, les lieux d’aisance, le quotidien des pauvres. On glissait là-dessus, histoire de conforter ce mythe commode : que de telles horreurs n’existaient tout simplement pas. (1)
J’ai voulu bouleverser ces conventions dans le Quinconce en composant un livre qui puisse – à première vue – se lire comme un roman victorien, mais où les questions occultées par ce principe seraient agités en coulisse, menaçant à tout instant de faire irruption sur le devant de la scène, de déranger le noble tissu des apparences, dont l’idéologie victorienne, comme toute idéologie, se plaît à draper la réalité. » (2)
La morale qui pourrait s’appliquer à un roman tel que Le Quinconce est la suivante : « La vérité prend du temps », formule héritée d’une série américaine, parmi tant d’autres.
« J’ai surtout pris des libertés avec le modèle romanesque victorien en ce sens que j’ai laissé régner l’ambiguïté sur certains points relatifs à l’intrigue et à mes intentions. Une ambiguïté qui tient moins à l’insuffisance d’explications qu’à la redondance voulue de celles-ci : j’entends par là que le lecteur se voit offrir une explication parfaitement plausible au premier degré, mais qu’il en devine une autre en filigrane, qui n’est pas moins vraisemblable. » (3)
« (…) je conçois le roman – ou toute forme d’écrit destiné à la publication – comme un vecteur de significations possibles que le lecteur a le droit d’interpréter à sa guise. Il se peut donc que je n’aie pas plus percé le sens du livre qu’un autre lecteur. Il semble même que je n’ai pas mieux percé le sens de mon livre que n’a pu le faire le premier venu. » (4)
« Pour reprendre le mot fameux de Henry James, les romans victoriens ne sont pas loin d’êtres des “monstres ventripotents et flasques”, au lieu que la littérature moderne privilégie une structure formelle mûrement réfléchie – ainsi qu’il apparaît par excellence dans l’Ulysse de Joyce. Je voulais écrire un roman qui communique au lecteur cette impression de démesure “monstrueuse” propre à la littérature du réel – débordant, brouillon, “gratuit” -, tout en lui révélant peu à peu les lignes d’un projet soigneusement dessiné et pensé, l’effet final visé pouvant prétendre à la noble dénomination de dialectique, par le jeu que j’introduisais entre les forces du hasard et celles de l’intention, entre accident et dessein, entre canevas anciens et modèles contemporains. Cette tension - à mes yeux rien de moins que l’axe central du roman – n’était-elle pas, au surplus, accordée à la grande interrogation qui était celle des contemporains du début de l’ère victorienne, lesquels voyaient l’idée d’un monde ordonné par la divinité (le Dieu des chrétiens ou quelque autre Grand Horloger) battue en brèche par l’effrayante notion darwinienne selon quoi l’existence de l’univers ne serait pas le fruit d’un dessein mais le produit d’une longue interaction de hasards et d’accidents ? (…) Le monde ainsi défini n’a ni sens ni finalité autres que ceux que nous voulons bien lui trouver ou lui inventer. Dès lors la distinction entre “réalité” et “fiction” s’estompe, tandis que reviennent en force les vieux mythes réconfortants : fables chrétiennes, ou superstition du progrès. » (5)
La parole est plus proche de la pensée. L’écriture est un signe d’un signe. Elle ferait perdre ce qui reste dans la parole et constitue le signe en tant que tel : le sujet pensant. Extériorité de l’écriture qui élève l’objet à la dignité de la chose. La page devient un lieu, un destin, un manque, un impossible.
Pourquoi Bartleby a-t-il cessé d’écrire tout à coup ? Pourquoi Bartleby ne parle-t-il qu'au conditionnel ? Deleuze a écrit quelques lignes intéressantes sur le sujet.
"I would prefer not to" est un des plus grands mystères de la littérature, celui qui m'importe le plus, assurément.
*************
(1) On peut émettre des réserves sur ce jugement, si l’on évoque Wilkie Collins par exemple et même Dickens, dans une certaine mesure. L’un et l’autre ont abordé de front certains de ces thèmes dérangeants.
(2)Charles Palliser, Le Quinconce, Trad. Gérard Piloquet, postface de l’auteur, tome V, Ed. Phébus, Paris, 2003, je souligne.
(3) Ibidem.
(4) Ibidem.
(5) Ibidem.

J'ai pleuré lorsqu'il est mort. J'ai pleuré mes années de mansarde, lorsqu'il était la seule voix qui me donnait envie de vivre, certains jours et nuits crasseux d'ennui. J'étais transie de bonheur lorsque sa voix coulait en moi. Je l'avais vu plusieurs fois donner des récitals. Dont le dernier. Ce fut triste. Il ne tenait plus vraiment debout, mais la flamme vacillante continuait de brûler et d'éclairer. J'ai pleuré aussi, ce soir-là, dans l'anonymat de la salle. Il parlait du temps qui lui restait. J'avais un peu honte de ne pouvoir me retenir. Incontinence de l'âme. C'est con les larmes : ça laisse des traces ignobles. Ça laisse croire aux autres qu'on a du coeur quand pourtant on ne l'entend même plus. Je conserve aussi cette image de lui, soutenu par Piccoli, au cimetière, un jour d'été, venu rendre un dernier hommage à un autre sensible, qui l'avait devancé, Claude Sautet. Je n'ai jamais pu lui dire que je l'aimais. La concordance des temps me déplaît lorsqu'elle s'applique au verbe aimer, savez-vous ? Une grande photo orne mon bureau. Elle est coincée derrière une vieille pendule de cheminée, qui ne bat pas plus que son coeur, désormais. C'est un vieux 33 tours, chiné quelque part.
J'ai oublié. Je pense souvent à lui. J'aimerais boire comme lui. Ecoutez-le. 

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Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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