mardi 30 janvier 2007
Je me retire quelques jours, pour cause de travail en retard. Simplement quelques jours. Trois ou quatre. Peut-être moins, peut-être plus. Avant de vous laisser et de baisser le rideau de fer de ma boutique, je mets un peu d'eau fraîche pour les roses et j'écris ce petit billet qui tourne dans ma tête et dans mes mains depuis un moment.

"Mojo" (pouvoir magique, mot d'origine africaine).

Un mot que l'on emploie en anglais, souvent, pour dire de lui son étrangeté. Celle-ci n'est rien d'autre que l'indicible de sa situation. 


Sans Fauna, je n'aurais pas connu Tom Waits ou certainement pas aussi rapidement. Je sais, je me répète, mais il m'est essentiel de dire le nom de mes créditeurs, c'est un souci d'honnêteté intellectuelle et un témoignage d'amitié. Ensuite, je puis faire seule mon chemin si l'on me met sur une voie qui peut être la mienne et, présentement, c'est le cas. Je suis en excellente compagnie.

Je l'avais déjà rencontré sans le savoir dans les films de Jarmusch auxquels il a participé. Je ne devais pas encore être prête pour lui.
Pourtant, il a tout pour me retenir : le personnage qu'il ne cesse de créer et de retoucher, de peur sûrement que le maquillage ne soit plus aussi parfait et laisse entrevoir autre chose, une créature dont trop de gens sont dupes. Mais c'est précisément cela qui m'importe : cette fantaisie qu'il met dans l'interprétation de son existence, chapeau vissé sur le crâne, rugissement de fauve ensommeillé, dégaine de paumé, bateleur de génie et charmeur outrancier, parfois crooner qui dissimule les épines du porc-épic sous une coulée de chantilly. Il apparaît, ténébreux et enténébré, vaporisant sur nous ces histoires usées que tout le monde connaît et oublie et ses espoirs défroqués, chantant l'abandon et la rédemption. Il est le père et l'amant de la petite fille et l'égal du petit garçon que vous fûtes autrefois. Il est beau et repoussant. On ne sait pas très bien faire. Notre gaucherie ne trouve de répondant que dans sa superbe. On perd ses moyens en face de sa prestance et de ses artifices de prestidigitateur. Et puis, finalement, au bout du conte, à l'extrême fin, on a envie de croire qu'il n'y a aucun truc et on accepte sa magie comme un don supérieur et inexplicable. Le souffle que l'on perçoit, cette respiration dans la voix, on la sent. C'est ce frisson qui passe sur le visage et les bras. Il est là, tel le magicien africain du conte Aladdin .
On imagine qu'il pourrait nous pousser dans des abîmes qu'il caresse du regard, mais dans lesquels il ne se vautre pas (il a arrêté la cigarette et l'alcool, du moins l'affirme-t-il).
Il masturbe le sexe des anges, ce mec. C'est un nougat dur. Une bonne pâte d'homme. Une personnalité complexe qui ne demande qu'à être déchiffrée. Le mystère vient des autres, pas de lui. Oui. Et si tout était très simple ? S'il était moins désespéré qu'il n'y paraît parfois ? S'il ne cessait de jouer quelque petit malheur, celui que bercent les enfants dans leur rage de n'être pas plus grands, tout ça pour éviter la grande tragédie de l'existence humaine, celle qui ne s'en laisse pas conter par ceux qui font semblant d'explorer les bas-fonds et qui ont caché dans la poche un ver luisant qui leur sert de torche et de veilleuse, quand il fait trop sombre ?
Tom Waits est comme vous et moi : c'est un enfant émerveillé. La différence, c'est que lui ne l'oublie pas tous les quatre matins. Il tape dans les mains jusqu'à vous faire saigner le coeur et joue jusqu'à l'épuisement, le vôtre.
Tom Waits n'est pas simplement un génial écrivain-chanteur, un conteur un tantinet faiseur qui a de la trempe, une voix dont il joue et qui se fait câline ou un peu monstrueuse. Juste ce qu'il fait de levure chimique pour gonfler le ballon qui se cogne contre les parois de notre crâne.
Tom Waits est un ours en peluche qui peut, la nuit venue, se transformer en animal féroce. Qui sait ? En tout cas, c'est ce qu'il s'ingénie à faire croire, disque après disque, et à le démentir aussi sec.
Il explore l'antichambre des contes cruels et fait gicler les gonds de notre inconscient. Tout grince et ça gronde là-dedans, les émotions et les idées voguent un peu trop fort. Vlan ! Mes premières années me sont revenues dans la gueule et je pisse la morve et le sang et j'ai un goût de foutre dans la gorge.
J'ai toujours pensé qu'un artiste véritable, quel que soit son instrument et son domaine d'expression, ne l'est que par la force qu'il possède en lui, une force qui se retourne contre ceux qu'il parvient à arrêter et à entraîner dans son chemin, sans rien demander. Bien sûr qu'il n'aurait pas déparé dans la roulotte de Freaks et qu'il aurait revêtu le costume le plus effrayant de ce grand Carnaval des âmes damnées et qu'il aurait dansé sur les tombes des petits enfants, comme Peter Pan.
Mais je ne peux m'empêcher de voir en lui un petit d'homme qui, d'un doigt délicat, tremblant, soulève le papier de soie qui recouvre les albums calfeutrés dans le moisi et le rance des greniers, l'estomac de la maison des souvenirs.

J'ai acheté plusieurs disques de cet artiste (Alice, par exemple, qui est une merveille).

waits

L'amoureuse de Lewis Carroll que je suis ne pouvait être insensible. Mais je ne vais pas vous faire un dessin. Vous êtes trop grands. J'entends une scie. Elle découpe un petit morceau de chair dans votre livre d'histoires préférées, celles que vous écoutez la nuit, avant le grand plongeon dans le Noir. Une larme coule. Un grenat.

Alice

It's dreamy weather we're on
You waved your crooked wand
Along an icy pond with a frozen moon
A murder of silhouette crows I saw
And the tears on my face
And the skates on the pond
They spell Alice

I disappear in your name
But you must wait for me
Somewhere across the sea
There's a wreck of a ship
Your hair is like meadow grass on the tide
And the raindrops on my window
And the ice in my drink
Baby all I can think of is Alice

Arithmetic arithmetock
Turn the hands back on the clock
How does the ocean rock the boat?
How did the razor find my throat?
The only strings that hold me here
Are tangled up around the pier

And so a secret kiss
Brings madness with the bliss
And I will think of this
When I'm dead in my grave
Set me adrift and I'm lost over there
And I must be insane
To go skating on your name
And by tracing it twice
I fell through the ice
Of Alice

And so a secret kiss
Brings madness with the bliss
And I will think of this
When I'm dead in my grave
Set me adrift and I'm lost over there
And I must be insane
To go skating on your name
And by tracing it twice
I fell through the ice
Of Alice
There's only Alice

J'ai entrepris ce grand voyage dans l'oeuvre de Waits sur la seule foi que je dépose dans le jugement de cette singulière jeune femme évoquée plus haut, qui aurait pu être écrite par lui, des pieds à la tête.

Aujourd'hui, abrupte envie de dire un mot sur ce triple album, dernière oeuvre en date de l'Ogre-dandy. Il y a des inédits (30), des titres égarés ( "Beaucoup de chansons tombées derrière les fourneaux pendant que je préparais le dîner.", ce sont eux aussi les orphelins), des choses toujours étranges et poétiques, parfois incompréhensibles, souvent gueulées et pleurées, tout à la fois. On ne sait pas très bien, mais parler de Waits, c'est sombrer dans le cliché détestable. Je viens de le faire. Pardon.

Et je n'ai rien dit de sa voix, qui est selon toute évidence le fait remarquable. Il dit d'elle qu'elle est son instrument. Ni plus ni moins et c'est assez incroyable. "Au beau milieu de cet enregistrement, il y a ma voix. Je fais de mon mieux pour haleter comme un train, pour peser de tout mon poids sur mes pas, pour pleurer, pour murmurer, pour gémir, pour user des rauques, pour gueuler, pour cracher, pour tempêter, pour geindre, et séduire. Avec ma voix, je peux faire la fille, le danseur de boogie, un thérémine, un pétard, un clown, un docteur, un meurtrier... Je puis être tribal. Ironique. Ou dérangé. Ma voix est réellement mon instrument." (Trad. Holly)
Un acteur ne dirait pas mieux de son corps, de la personne dont tous les personnages prennent possession, sauf que sa voix nous engloutit et se nourrit de la torpeur dangereuse qu'elle induit en nous.

Il me rappelle un vieux bonhomme qui jouait, un temps, de la scie, boulevard Saint-Germain, où j'avais appartement, où j'erre encore souvent. Je lui avais filé 500 balles que, bien sûr, je ne possédais pas. Juste pour voir l'étonnement dans ses yeux mités. J'ai toujours été très généreuse avec l'argent des autres.

Oui, tout est si simple. Il suffit de l'entendre et de se prendre au jeu.


"Quand j'étais petit, je pensais toujours que ceux qui écrivaient des chansons s'asseyaient seuls devant leur piano dans de petites chambres, très exiguës et enfumées, avec pour toute compagnie une bouteille et un cendrier. Puis, tout entrait par la fenêtre ouverte par un coup de vent pour sortir ensuite du piano sous la forme d'une chanson... et c'est bizarre, mais c'est exactement ce qui se passe...
Qu'est-ce que l'album Orphans ? Je ne sais pas. Orphans, c'est un enfant au bout du rouleau, qui traverse l'Ohio à bord d'un cercueil dotés d'énormes pneus. Il porte des lunettes de soudure, un maillot de corps et il y a un pétard allumé dans son oreille." (propos traduit par Holly) Waits fait sûrement ici référence au film de Jarmusch, Dead Man. Je renifle un relent de Mark Twain également. Par quelques mots, vous voyez bien, Tom Waits ouvre toutes les portes de votre imaginaire, présent, passé et futur. Il s'engouffre en vous. C'est l'effet qu'il me fait. Un coup de vent qui se hisse à la noblesse d'une tempête.


Les Ramones, Daniel Johnston, Leadbelly, Kurt Weill, l'ombre du Woyzeck de Büchner et... Bertolt Brecht voisinent et s'acoquinent ici, sans oublier le génie tutélaire, Kathleen Brennan, sa femme.

J'aime. C'est bien pire.

Le sous-titre de l'album est à lui seul une évocation, pleine d'allitérations crasseuses et radieuses, de bruit et de fureur : Brawlers (bagarreurs), Bawlers (gueuleurs) and Bastards (bâtards, salauds). Un cauchemar pour ceux qui, comme moi, ont un léger cheveu sur la langue. Le second disque est mon préféré et c'est peut-être le meilleur.
Le titre Orphans (orphelins) quant à lui m'évoquerait le Londres victorien et Dickens (celui de Bleak House plus que celui de David Copperfield ou d'Oliver Twist). Chaque texte pourrait faire l'objet d'une analyse qui vous révélerait des pépites d'or cachées, tel n'est pas mon propos, car je ne suis pas professeur - Dieu me garde !

Children's story

waits


Once upon a time, there was a poor child,
With no father and no mother,
And everything was dead,
And no one was left in the whole world.
Everything was dead.
And the child went and searched day and night,
And since nobody was left on the earth,
He wanted to go up in to the heavens,
And the moon was looking at him so friendly,
And when he finally got to the moon,
The moon was a piece of rotten wood.
And then he went to the sun,
And when he got there,
The sun was a wilted sunflower.
And when he got to the stars,
They were little golden flies, stuck up there like the shrike sticks among the black thorn.
And when he wanted to go back down to Earth,
The Earth was an overturned piss-pot,
And he was all alone.
And he sat down and he cried.And he is there to this day.
All alone.
Okay, there's your story.
Night night.(Laughs)

Goodnight Irene

waits

Irene, goodnight.
Irene, goodnightGoodnight, Irene.
Goodnight, Irene.
I'll see you in my dreams.
Last Saturday night I got married.
Me and my wife settled down.
Now, me and my wife are parted.
Gonna take a little stroll downtown.

[Chorus]

Yeah, sometimes I live in the country
And sometimes I live in town.
Yeah, and sometimes I take a great notion
I'm gonna jump in the river and drown.

[Chorus]

Stop ramblin'.
Stop that gamblin'.
Stop staying out late at night.
Go home to your wife and family.
Stay there by the fireside, bright.

[Chorus]

Goodnight, Irene.
Goodnight, Irene.
I'll see you in my dreams.

Jayne's Blue Wish

waits

The sky holds all our wishes
The dish ran away with the spoon
Chimney smoke ties the roofs to the sky
There's a hole overhead
It's only the moon
Will there ever be a tree
Grown from the seeds I've sown
Life is a path lit only by the light of those I've loved
By the light of those I love
Life's a path lit only by the light of those I've loved
By the light of those I love

Little Drop Of Poison

waits

I like my town with a little drop of poison
Nobody knows they're lining up to go insane
I'm all alone,
I smoke my friends down to the filter
But I feel much cleaner after it rains
She left in the fall, that's her picture on the wall
She always had that little drop of poison
She left in the fall, that's her picture on the wall
She always had that little drop of poison
Did the devil make the world while God was sleeping
Someone said you'll never get a wish from a bone
Another wrong goodbye and a hundred sailors
That deep blue sky is my home
She left in the fall, that's her picture on the wall
She always had that little drop of poison
She left in the fall, that's her picture on the wall
She always had that little drop of poison
A rat always knows when he's in with weasels
Here you lose a little every dayI remember when a million was a million
They all have ways to make you pay
They all have ways to make you pay


Little Man

waits

Sure as fire will burn
There's one thing you will learn
Those things you have cherished
Are things that you have earned
Luck is when opportunity
Meets with preparation
And the same is true for every generation
Little man
As you climb upon my knee
The whole future lies in thee
Little manLittle man
Never hurry, take it slow
Things worth while need time to grow
Little man
Don't look back
There are things that might distract
Move ahead towards your goal
And the answers will unfold
Little man
Love is always in the air
It is there for those who care
Little man
Don't look back
There are things that might distract
Move ahead towards your goal
And the answers will unfold
Little man
Love is always in the air
It is there for those who care
Little man
Little man
Little man
Little man



"Si un disque fonctionne de bout en bout, il doit ressembler à une poupée fabriquée à la maison : avec des guirlandes en guise de chevelure et des coquillages à la place des oreilles, bourrée de sucreries et de fric. Ou comme toute bourse de femme digne de ce nom : avec un couteau suisse et un serpent venimeux à l'intérieur." (Tom Waits, Trad. Holly)


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Son oeuvre d'illustratrice est publiée en français aux Editions Nord-Sud. Elle se nomme Lisbeth Zwerger et elle dessine sur un éclat de rire.






Les personnages sont gonflés de fausse naïveté et de douceur réelle. Le trait est délicat. Les couleurs estompées juste ce qu'il faut pour donner l'impression du rêve qui se retire sur la pointe des pieds. Je songe qu'elle aurait donné une autre image de Peter Pan si la dame s'y était intéressée (ce qui, à ma connaissance, n'est pas le cas, alors que Lewis Carroll a obtenu ses faveurs). Qui sait encore que le premier nom de la fée dite (si mal) Clochette, Tinker Bell, fut Tippy-Toe (que l'on pourrait traduire par "sur la pointe des pieds" ou par "Pas de velours", et pourquoi pas par "Passe-velours ") ?
On sent l'influence d'Arthur Rackham quelquefois et la tendresse de cette illustratrice que je ne connais pas depuis longtemps - elle me fut présentée, imaginairement s'entend, par celui qui m'offrit certain Sourire - et qui ne s'intéresse qu'aux vieux contes de l'enfance.
J'ai envie d'associer ces images magnifiques à des citations ou déclarations de Michel Tournier, pour qui j'ai grande admiration, vous le savez peut-être :
La sagesse est altération, mûrissement, mue. C'est pourquoi à la limite un adulte ne saurait être sage. Si l'adultat correspond à une période étale succédant à l'enfance, il signifie débrayage par rapport à la durée. (Le Vent Paraclet)
La sagesse est inséparable de la taille et de l'âge. C'est en ce sens qu'elle comporte toujours une connotation enfantine et justifie l'usage français de parler d'enfants sages ou de recommander aux enfants d'être bien sages. (Le Vent Paraclet)
L'adulte reprend les jouets de l'enfant, mais il n'a plus l'instinct de jeu et d'affabulation qui leur donnait leur sens originel. (Le Roi des Aulnes)

Être monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d'un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? (Le Roi des Aulnes)













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lundi 29 janvier 2007
Il est bien connu que l'on ne fait plus d'aussi belles rencontres qu'autrefois sur les quais de la Seine. Jadis, il y a encore dix ans, des trésors débordaient des casiers des bouquinistes. Aujourd'hui, on y vend de moins en moins de livres et de plus en plus d'objets hétéroclites (des affiches faussement d'époque pour certaines, un bric-à-brac très laid et inutile destiné aux inconsidérés touristes, qui s'exclament : "It's so cuuuuuute !"), mais il demeure des hasards qui justifient ces promenades.

Dimanche, j'ai trouvé en version française un Baedeker de Londres de 1907, en parfait état.



Et ce qui le rend inestimable à mes yeux est la présence de ce petit ajout en papier de la part de celui qui offrit un jour ce guide célèbre à une dame, qui sûrement ne payait pas de retour son affection...



Selon toute vraisemblance, ils sont morts aujourd'hui et il ne reste d'eux que ce souvenir anonyme, une pièce d'un puzzle. Notre vie ne vaut guère plus que cet éphémère. La beauté est ici et nulle part ailleurs.

Ce guide contient en substance, pour les amoureux de la littérature et du cinéma, certaine valeur affective. Souvenez-vous, par exemple, de Chambre avec vue, où l'héroïne se promène avec son Baedeker.
"I wish Miss Lavish would tell me herself. We started such friends. But I don't think she ought to have run away with Baedeker that morning in Santa Croce. Charlotte was most annoyed at finding me practically alone, and so I couldn't help being a little annoyed with Miss Lavish."
La particularité de Baedeker n'était pas simplement d'écrire des guides, mais aussi de donner de précieux renseignements sur la conduite à tenir avec les autochtones, de digresser agréablement sur tel ou tel point de détail... Une page ou deux qui parlent de la Serpentine et des Jardins de Kensington et me voici embuée.





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Sans rapport direct avec ce qui précède, je vous renvoie à cette page-ci, si le sort du Petit oiseau blanc vous importe un peu.
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  • "Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, c'est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités n'étaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie [...]. En un mot dans l'émotion, c'est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités [...]. Soit par exemple la peur passive. Je vois venir vers moi une bête féroce, mes jambes se dérobent sous moi, mon cœur bat plus faiblement, je pâlis, je tombe et je m'évanouis. Rien ne semble moins adapté que cette conduite qui me livre sans défense au danger. Et pourtant c'est une conduite d'évasion [...]. Ainsi le véritable sens de la peur nous apparaît : c'est une conscience qui vise à nier, à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur et qui ira jusqu'à s'anéantir, pour anéantir l'objet avec elle."

    Ce fragment d'un petit essai de Sartre


    expose très clairement et très finement la réalité de l'émotion qui est, pour nous, l'expression d'un désarroi et d'une pétrification de la pensée. L'émotion est comprise comme une altération de la conscience, qui soudain voit trouble et fait vaciller le sujet. Ce regard de la pensée, soudain estompé par la perception d'un fait objectif qui fait obstacle ou aspérité, engendre un changement de rapport au monde et, partant, une modification (subjective, peut-être imaginaire, mais globale) de ce dernier dans la relation que nous établissons avec lui. Nous n'agissons plus, nous éprouvons ; nous ne transformons pas le réel pour lui donner la forme de nos actes et de nos buts, nous fuyons dans l'instantanéité de l'émotion qui ouvre une autre voie (d'eau). La magie est évaporation de la corporéité de l'être, qui d'ordinaire se prolonge matériellement dans le monde. C'est un non-acte qui consiste à se replier dans l'émotion, dans le for intérieur de l'éprouvé. Cette conduite paradoxale qui n'est pas un refus, même si elle nie plus ou moins inconsciemment le pouvoir du monde, dit le silence du corps qui se fixe dans son impossibilité physique. L'intériorité du monde tel qu'il est perçu et vécu prend le pas sur l'extériorité de ce même monde tel qu'il est donné.
    Ce petit préambule me semblait nécessaire pour exprimer la pensée qui m'est venue à l'esprit après mon séjour au théâtre Marigny, samedi.

    J'aime Alain Delon. Je le dis, je le répète et souvent on me regarde parfois d'un air étrange, n'osant pas me contredire car je pourrais bien me mettre en colère. Je ne mégote pas quand il s'agit d'amour. Delon est ma passion depuis un moment déjà.


    Je l'estime. J'aime sa superbe et sa voix. C'est physique. Du domaine de l'émotion plutôt que de la raison.

    Mon attachement lui est inconditionnel, cela ne signifie pas pour autant que je sois complaisante ou aveuglée. La preuve : je savais parfaitement à quoi m'attendre avant de me rendre à cette représentation, samedi, au Théâtre Marigny.
    J'allais voir Alain Delon


    et non pas une pièce qui ne tenait certainement debout qu'à la faveur de la présence de deux acteurs célèbres. Tel était mon a priori. Hélas, rien ne l'empêcha de devenir certitude.

    Mais Delon...

    Certes, il n'a rien de la profondeur métaphysique d'un Michel Bouquet (qui a vu son interprétation dans Le roi se meurt ne peut l'oublier), par exemple, mais, dans son registre, qui est celui de l'émotion qui explose, qui circule sous les replis de la peau, plutôt que celui de la cérébralité qui irrigue le geste et le dire, c'est un grand acteur et personne ne peut le nier sans une dose mortelle de mauvaise foi. Delon explore la (profonde) superficialité de l'état d'âme et il le fait aussi bien qu'il est possible de l'espérer. Il est noble dans l'expulsion verbale et gestuelle de l'émotion quand d'autres sont grands par incarnation d'un tragique qui les dépasse et qui ne peut se dire. Ce sont deux manières irréconciliables d'être acteur, mais qui ont chacune leur valeur.
    Revoir M. Klein de Losey, Rocco et ses frères et Le guépard de Visconti, Le Samouraï et Le cercle rouge de Melville, Deux hommes dans la ville de José Giovanni... pour se convaincre de sa noblesse. Je ne cite que mes préférés et les plus connus du grand public, peut-être. Il en est tant d'autres. Alain Delon peut faire n'importe quoi, et cela malheureusement lui arrive (Cf. le stupide film du pseudo-philosophe Bernard-Henri Lévy, Le jour et la nuit !), il exerce néanmoins une fascination durable et inexplicable sur son public. Sa belle gueule de voyou gentleman n'est pas la raison. Nous ne sommes pas frivoles à ce point. Il y a autre chose.

    Le film de Clint Eastwood est un chef-d'oeuvre car il nous donne moins à penser qu'à sentir et à ressentir. Il façonne l'image pour le seul bénéfice de notre intuition, car l'émotion et le sentiment sont à vivre et non à réfléchir. Toute tentative de spécularité gâcherait l'état de grâce du sentiment amoureux. Or, c'est malheureusement le péché capital de cette version. Cette pièce, qui n'a rien d'une pièce de théâtre, est un désordre absolu, un condensé de bêtise et un ratage complet. Le texte est réellement mal écrit, émaillé de poncifs tous plus insupportable les uns que les autres. Le pire est peut-être cette absence d'innocence de la part des auteurs qui ne cessent de marteler ce qui aurait dû être murmuré entre les interlignes du dialogue. Oui, le mari trompé est un plouc, grossier et sans une once de poésie, et l'amant de passage la créature rêvée par toute femelle... Il sait aimer une femme et la femme est engoncée dans son putain de devoir familial. Bien sûr...
    Là où le film d'Eastwood était subtilité et camaïeu, cette pièce est en béton armé. Impression douloureuse de recevoir un jet de pierres.
    On a envie de rire nerveusement au lieu d'être submergés par l'émotion, justement parce que l'on veut à tout prix nous faire croire que tout ceci est émouvant. Le fait est que nous ne croyons pas une seconde aux propos des deux personnages et que l'on a hâte de s'en aller.
    Il est des voix de théâtre comme il en est de cinéma. Certaines passent de l'écran à la scène sans dommage. D'autres perdent leur pouvoir dans cette présence. Mireille Darc est un tantinet trop criarde pour ce genre d'exercice et ce n'est pas la vision de ces sublimes fesses (la pesanteur n'a pas d'effets sur elle, dirait-on) qu'elle expose à la vue de tous sur scène qui détournera l'esprit de cet échec. Mais je lui en veux moins qu'aux auteurs. Il n'était pas vraiment possible de faire mieux.
    Je ne sauverai qu'une image : Delon qui caresse une vitre. Superbe et involontaire métaphore de son impossibilité à nous rejoindre dans l'émotion.
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    Nous étions sept (un chiffre magique, par excellence), samedi, à l'exposition consacrée à Artaud, à la BNF - un lieu qui me fait rêver. Le fait était extraordinaire pour l'ours polaire nommé Holly, qui n'a peur de rien, sinon de rencontrer les autres. On ne sait jamais : je serais bien capable de trop les aimer ! Catastrophe ! J'avoue avoir failli me tirer des flûtes la veille au soir...
    Oser croiser la route de personnes que l'on aime à distance et / ou que l'on apprécie depuis un moment, à travers les mots, plutôt que la voix, connues à certains points d'intersection de la vaste Toile, n'est-ce pas risqué ? Je suis heureuse de pouvoir affirmer que la réalité dépassa mes rêves. Je crois que nous étions nous-mêmes et que nos journaux respectifs sont assez révélateurs de notre personnalité réelle, telle qu'elle s'offre lorsque l'on traverse l'écran. Mais je n'en dirai guère plus car nous sommes dans le registre de l'intime et tel n'est pas mon propos. Celle qui a organisé cette rencontre a droit à toute ma reconnaissance.

    Je vous exhorte simplement à aller voir cette exposition dont la fin est imminente. A défaut, le catalogue

    coédité par la BNF et Gallimard est un substitut très acceptable pour les malchanceux (qu'ils soient ou non nés un 29 février*) qui ne pourront s'y rendre. Je crois que cet achat est indispensable, y compris pour ceux qui ont vu l'exposition, car il est impossible de fixer son attention sur chacun des points cardinaux de la vie de l'artiste.

    La mise en scène est d'une richesse extraordinaire, dont j'aurai peut-être un moment pour vous reparler. Je retiendrai, au fil de la mémoire, le propos d'Anaïs Nin et celui de Marthe Robert. La première qui embrasse Artaud, par pitié, malgré ses dents pourries et la seconde, toute en compassion, qui se souvient de l'enfermement d'Antonin et oeuvre pour le faire libérer... Et puis ce marteau avec lequel Artaud scande ses textes... et enfin Paolo Uccello...
    Marcel Schwob avait fait de ce dernier le portrait dans ses Vies imaginaires. Antonin Artaud sera lui aussi inspiré par cet artiste florentin ; il écrira deux textes, dans le sillage de Schwob, mais sans l'avouer plus que cela. Artaud a tendance à s'approprier certaines créations pour s'y nicher (Cf. Le moine de Lewis, ses propos sur Lewis Carroll...) et y élire le domicile de ses délires. Mais qui pourrait prétendre que ses envolées hallucinées ne sont pas l'expression la plus profonde de sa singularité, malmenée par une terrible psychose mais heureusement contrebalancée par un génie hors du commun ?

    (...) je manque de terre à tous les degrés (...) apprendre à n'être qu'une ligne (...)
    Ces textes dont la surabondance d'images et d'émotions vous asphyxient. De coeur et d'esprit, vous êtes aspiré par cette prose onirique, dont la violence ne se révèle qu'avec un décalage sur la perception première du sens et du contre-sens.
    Après cette exposition, j'ai acheté un gros volume des oeuvres de Marcel Schwob, bien trop méconnu et oublié. Je le connaissais déjà en tant que traducteur et préfacier inspiré des oeuvres de Stevenson. Je découvre d'autres facettes de cet écrivain érudit, qui est un modèle idéal pour moi, tant il fouette mes insuffisances.




    Je garderai souvenir de ce précieux moment passé en votre compagnie, mes amis, et je vous en remercie.

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    * "On dira ce qu’on voudra, mais un homme qui n’a d’anniversaire que tous les quatre ans, n’est pas comme les autres. Et quelqu’un qui n’a pas assez d’anniversaires dans sa vie, à bien des égards, ne me semble pas plus heureux que la gent la plus courante des pauvres diables qui ont trop de pères ; en effet, quoi de plus agréable pour l’immortel qui est en nous que de voir et même de goûter sous cape, et de sentir qu’à part lui d’autres de son espèce se réjouissent de ce qu’il existe et qu’il vive ?" (Lichtenberg, Consolations à l'adresse des malheureux qui sont nés un 29 février)
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  • vendredi 26 janvier 2007
    Pour Jean-Christophe, avec toute mon amitié.
    *


    Je ne sais pas parler des disques. Encore moins d'eux que du reste. J'apprendrai. Manque de culture, de recul et d'objectivité. Mon champ de vision est très petit. Le panorama risque de ressembler à un polaroïd. Je me suis dit que j'allais écrire ce billet en anglais. Parfois, malgré my broken English, je pense mieux certaines choses dans cette langue. Essentiellement les tristes choses, d'ailleurs, comme si l'anglais était la langue de mes états d'âme. Je ne sais pourquoi, peut-être parce que cette langue étrangère autorise une distance avec mes émotions et me permet de souffler dedans comme dans des bulles de savon. Il est possible que les roses de décembre deviennent un jour billingues... J'y songe depuis un moment.
    L'avantage de la musique, y compris en ce qui concerne les chansons qui se disent ou se murmurent en anglais ou dans une autre langue, est qu'elle est universelle. Que l'on comprenne ou non les paroles, les notes transcendent presque toujours l'incompréhension possible. Écrire une chanson en anglais ou en français, c'est changer de continent, tant l'approche est différente. Chez nous le sens prime tandis que chez eux la sonorité fait souvent loi et guide l'idée.
    Je ne connais rien de la musique. Oui, je l'avoue.
    Mais mon joli lecteur violet, glacé et transparent, est plein à ras bord. 
    Je le nourris essentiellement de Cole Porter, de Sinatra, de Peggy Lee, de crooners, d'auteurs, de ce qui stimule ou s'accorde avec ma fantaisie propre. Je ne suis pas à la mode. Je ne l'ai jamais été. Who does really care if I am old-fashioned ?

    Bien sûr, rien ne vaut le disque, cet objet du désir, avec parfois des pochettes sublimes, mais l'un n'empêche pas l'autre. Je n'aime pas la musique dématérialisée sans le support possible du disque, à portée de la main. Mais c'est un bonheur de la copier sur mon lecteur et de tenir dans le creux de ma paume mon univers musical. Entre toutes ces voix, il en est une, en particulier, qui m'accompagne depuis l'enfance. Je n'ai pas su immédiatement à qui elle appartenait. Puis, il m'a fallu attendre encore un moment avant de saisir les paroles qui caressaient mon tympan sans s'y fixer.
    Mais je ne sais rien de la musique.
    Néanmoins, je prends le risque de parler de cet album-ci, qui signifie beaucoup pour moi, parce qu'il me paraît révéler un autre Sinatra, moins connu, plus intimiste, en conformité avec l'acteur qu'il fut également.
    Un de mes amis m'écrivait il y a de longues semaines et l'évoquait. Il m'a donné l'inspiration ou le la de ce billet.
    Ce disque, lorsque je l'écoute, me fait l'effet d'une nouvelle ou d'un film. Il raconte une histoire, ce qui est assez rare pour un disque où l'on saute en général à cloche-pied d'une chanson à l'autre.

    Autant Cary Grant représente pour moi l'élégance faite acteur et homme autant Sinatra



    [Benny Goodman (à gauche) et l'acteur et chanteur Frank Sinatra, qui inversent leurs rôles.]
    est pour moi, à jamais, l'ultime voix, celle que j'entends chaque jour où que je sois, même lorsque je rends viste à Mélancholia.
    En 1970 sort un album qui n'aura pas le succès qu'il mérite, car Sinatra y chante et y joue le rôle d'un homme brisé par l'abandon de sa femme. Quel choc ! Quel manque de décence, n'est-ce pas ? Une femme qui quitte mari et enfant pour je ne sais quel Eldorado sentimental ou par lassitude. Les femmes quittent souvent leur mari, mais rarement leurs enfants. Elles ont peut-être tort. Non, je ne suis pas en train de m'offrir une provocation facile. C'est pire : je pense ce que j'écris.
    Peut-être que l'amour meurt simplement lorsque la femme (ou l'homme, mais c'est infiniment plus rare car les hommes ne tiennent pas tant que cela aux enfants... Ils ne les rêvent pas de jour comme de nuit avant qu'ils ne viennent au monde. Les femmes sont presque mères avant d'en avoir l'idée, sans le savoir. Les hommes aiment leurs enfants quand ils peuvent s'assurer de leur réalité) fait passer l'enfant avant l'homme (ou la femme en elle). J'ai une théorie à ce sujet. Ce n'est qu'une théorie. Je suis simplement une observatrice de mes congénères, c'est une position aisée, j'en conviens. Mais lorsqu'une femme dit "mes enfants (mon fils, ma fille) et mon mari (compagnon, amant, amoureux)", dans cet ordre-là, j'éprouve un mauvais pressentiment pour le couple en question. J'ai rarement été démentie par les faits. Écoutez, observez. Neuf fois et demi sur dix, les femmes disent cela ; les hommes se contentent de le dire six fois et demi sur dix. Cette digression pour expliquer les ressentis divers que peut provoquer ce disque (cette histoire) et la réflexion qu'il peut engendrer.

    On songe un peu au film de Benton, Kramer contre Kramer.

    Mais le propos est bien plus délicat et noble. Il s'agit avant tout d'une histoire d'amour, celle d'un homme pour sa femme indépendamment de tout ce qu'elle peut avoir fait. Il n'est même pas question de faute ou de pardon. L'homme aime. Il ne (se) pose aucune question. Tout le monde devrait aimer et être aimé ainsi. Sinon cela ne vaut vraiment pas la peine.



    If I knew that you'd leave me, if I knew you wouldn't stay

    I would be in love anyway


    ***


    And if the doubting faces made you go
    It's only mine that matters now
    Those looks will soon begin to fade
    If you come back and show them all you're not afraid


    ***

    L'amour n'est-il jamais que le rêve ?

    Dressed in dreams for me, you were what I wished to see, Elizabeth, Elizabeth
    Love was very new, make believe was coming true, Elizabeth, Elizabeth
    You were all much too much, out of reach and out of touch
    When you came to me, I found it could never be, Elizabeth, Elizabeth, Elizabeth
    So a dream has to end when it's real, not pretend, dressed in memories
    You are what you used to be, Elizabeth, Elizabeth, Elizabeth



    L'Amérique a besoin de bonheur, de joie de vivre et Sinatra incarne certainement une certaine frivolité aux yeux du très grand public. Pourtant, la mélancolie a toujours été présente dans sa voix et ses chansons. Il avait déjà enregistré un disque dans cette tonalité, A Man Alone.

    Mais un de ceux que je préfère est sans conteste Watertown.
    Ce disque est peut-être l'un de ses meilleurs.
    Tout m'émeut dans ce disque : la voix un peu fatiguée de Sinatra, les textes sobres et authentiques, la pochette qui fait naître l'idée de la solitude, de l'abandon.

    Petits extraits de cet album.

    What's Now is Now, le pardon est inutile.
    Sinatra


    Michael and Peter, père et enfant à la dérive.
    Sinatra


    Lady Day, la chanson finale.
    Sinatra


    J'entends un train. La femme pourrait revenir. Elle ne le fait pas. Elle dit pourtant que le retour est proche. Pourquoi ? Quelqu'un avait suggéré une hypothèse que je trouve, ma foi, très plausible : et si elle était morte entre-temps ? Les paroles de la chanson qui conclue l'album laissent entendre cette tragédie implicite :


    Her day was born in shades of blue

    Her song was sad the words were true
    Her morning came too fast too soon
    And died before the afternoon


    Il est toujours trop tard.



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  • mercredi 24 janvier 2007

    L’écriture est un vertige, une pointe éphémère. On n’écrit jamais que pour l'entretenir, presque reconnaissants de zigzaguer et d’avoir impression de vivre quand on ne fait qu’épuiser la lancée, pauvres poids de compétition que nous sommes, jetés dans la mêlée par quelques fous, des gens en mal d’enfants, des parents, des déraisonnables qui jouent aux quilles avec la vie d’autrui. A défaut de pouvoir trouver meilleur équilibre dans la véritable existence, nous nous dandinons entre deux pages, nous nous promenons en enfer, comme si nous avions permission de sortie le dimanche après-midi, mais tout ceci n’est que l’antichambre de la mort qui scellera à jamais notre défaite. Dans l’entre-deux, nous nous illusionnons, nous nous fixons à la patère de l’éternité pour trois lignes mal dégrossies, pour une métaphore de traviole, pour un petit attentat syntaxique ou bien une griffure sur la triste réalité de notre combat raté. Il faudrait ne pas naître ou bien ne plus parler pour comprendre les vertus de l’imminence et recaler toute velléité d’enfantement, réel ou symbolique.

    ********
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  • mardi 23 janvier 2007

    De même qu’il pleurait souvent dans la rue, quand la vieille avait le dos tourné, car il savait que les larmes attirent toujours les bonnes mères. A l’instar des sourciers, elles s’en vont de par le monde avec pour baguette leur ventre vide de femelle assoiffée de maternité pour y trouver des cœurs ruisselants à éponger, à tordre, à étendre, puis à raccommoder. Un jour d’eau, lorsque ses deux paupières ressemblèrent à un parapluie qui s’ébroue, il rencontra la femme-saule-pleureur. Elle lui raconta comment elle déposait, chaque nuit de Noël, sur la table de chevet de ses cinq enfants morts, des cerises qu’elle avait le plus grand mal à faire pousser l’hiver dans une petite serre pas plus grosse qu’un livre, qui pouvait donc tenir dans sa main ouverte. Ces cerises de la taille d’un pois ressemblaient à des coccinelles. Elle prétendait que c’était là les cœurs de fées mortes de chagrin.





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    lundi 22 janvier 2007
    "Les fantômes furent créés par le premier homme qui s’éveilla au coeur de la nuit"
    James Matthew Barrie, The Little Minister

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    Imaginer est un acte magique. C'est le premier et unique pouvoir qui nous est accordé par la naissance.
    Mais les dames et les messieurs bien élevés vous diront que c’est chose fort condamnable. Ils sont déjà montés en graine, les jours et les années leur ont appris le mot importance. Leur tête ne touche plus le sol, mais hélas ils ne sont pas assez haussés par leur valeur personnelle pour qu’elle se perde dans les gracieuses et divines volutes de la voûte étoilée. Ils ne sont guère en mesure, maintenant, de passer la tête à travers les nuages et d’ouvrir la bouche pour gober la barbe à papa du vieux beau céleste. Ils sont coincés à mi-chemin entre le monde des songes et celui des contes, sur la terre ferme des êtres sérieux, dans le royaume du souverain Poncif.
    Imaginer est aussi rapide qu’un éternuement et aussi facile que de fermer les paupières. C’est une très petite chose, sans mérite clinquant ou utilité ostensible, que d’ouvrir son âme et son cœur à ce modeste acte de foi. Tous les enfants en sont capables, même les plus petits d’entre eux. La plupart des grandes personnes sont plus difficiles à convaincre et à contenter, parce qu’elles ont oublié beaucoup de choses. Elles sont trop économes de leur temps et de leur raison pour gaspiller des copeaux de leur existence à entretenir le feu du foyer et à habiller de songes la jolie mendiante qui vient frapper à la porte de leur esprit. Les rares adultes qui n’ont pas peur d’elle se gardent bien de révéler leur secret, car ils veulent éviter les représailles des autres, ceux qui pincent les lèvres mordicus. Fors cette engeance, notre monde est bien triste. Son ambition est de vous coincer le doigt dans une porte dès que vous êtes né.

    Une licorne veille sur mon sommeil.

    Depuis quelques années déjà. C'est l'une des dernières licornes au monde, car ces créatures s'estompent de la mémoire, c'est la conséquence de l'oubli des hommes.
    Elle vient de Venise, de la boutique où Kubrick avait fait fabriquer ses masques pour son dernier et magistral film, Eyes wide shut.
    Tel est mon univers. Je ne pourrais jamais vivre ailleurs que dans les mots, ceux des autres et les miens. Je suis inapte à toute activité mercenaire aussi bien qu'aux relations sociales non choisies. J'éprouve comme de la honte en entendant ces considérations météorologiques et tous ces mots qui ne sont que de l'huile pour les rouages des relations entre les hommes. Cette fausseté me blesse. Je n'aime que la simplicité des relations sincères et l'amitié est mon trésor.
    Lorsque je sors en ville, et qui plus est dans une plus grande ville que la mienne, je fais la tournée des librairies et des bouquinistes. C'est plus fort que moi. Grand bien m'a prise, une fois de plus, puisque ma hotte est bien remplie. J'admire beaucoup Lovecraft mais je n'avais pas encore lu son unique roman. Le voici donc dans mes bras. J'en ai lu du mal, j'ai envie de contredire.
    Julian Barnes vient de publier chez nous son dernier roman en date, il s'agit de l'histoire véridique, mais romancée, de Conan Doyle qui fit une enquête sur un homme accusé de crimes qu'il n'avait pas commis. J'aime beaucoup cet auteur, donc je suppose que je prends guère de risques. Et quand bien même. L'Angleterre est mon pays d'adoption.
    Toujours en sherlockerie, j'ai trouvé ce livre qui manquait à ma collection chez ma bouquiniste préférée, édité pour le centenaire.

    Je ne quitte pas l'époque victorienne, qui fut celle entre toutes de l'éclosion de la féerie.
    Je possède un certain nombre d'ouvrages de Pierre Dubois consacrés au petit peuple et mon coeur a bondi en découvrant ce dernier volume, sorti assez récemment.
    Il s'agit d'un faux manuel scolaire pour étudier elfes, fées, géographie, faune, flore et histoire de ces pays où j'aime me rendre. Quelques pages pour apaiser votre regard gourmand.

    Il y a même des exercices et des sujets de rédaction pour les élèves... Tout à fait charmant !


    Pierre Dubois fait aussi une promenade dans ce livre d'entretiens avec Regis Loisel au sujet de son oeuvre autour de Peter Pan.
    C'est lui qui avait donné à son ami l'idée selon laquelle Peter Pan serait Jack the Ripper ! Idée que Dubois développe ici dans ce recueil de nouvelles dévoyées autour des personnages de contes de fées :
    "On sait que demain on se réveillera en train de patauger dans la boue des mirages fondus, mais, pour l'heure, l'Esprit de l'enfance illumine chaque flocon. Fairy Fay trouva donc tout naturel que l'étoile des Voeux descende vers elle. Cela ressemblait à un petit ludion des réverbères qui sans cesse voltige et s'agite dans sa cage de verre. Ses paupières lourdes et lasses papillonnèrent sous le pétillement léger des étincelles."



    "Les contes ne sont pas tous jolis, au fond des bois des "Il était une
    fois" se cachent de grandes peurs et bien des douleurs."



    "Il avait beau les mettre en garde sur les mamans inconstantes qui, une
    fois qu'on s'est envolé, ferment la fenêtre à tout jamais, y scellent des
    barreaux et laissent d'autres enfants pousser à votre place, dans votre propre berceau ! Les avertir que grandir est très dangereux, que chaque fois que l'on dit "je ne crois plus à l'existence des fées, l'une d'elles meurt", et qu'ainsi les grandes personnes en ont fait mourir des milliers...
    Et en affirmant cela, Peter grinçait de toutes ses dents de lait et mettait à respirer à petits coups très brefs - à raison de cinq par seconde - car un adage de l'île prétendait en effet que chaque fois qu'un enfant respirait, une grande personne tombait raide morte. Aussi Peter s'efforçait-il de respirer le plus souvent possible."

    Peter Pan n'est pas Jack l'Eventreur. L'idée est amusante. Elle permet de tirer des fils qui tiennent ensemble le canevas de l'époque victorienne, mais pour bien des raisons elle fait fi d'une véritable connaissance de l'oeuvre de Barrie. Ce n'est pas le lieu pour en débattre, mais je n'aime pas cette idée, prise trop au sérieux, et elle ne tient à rien de solide dans la considération du Peter Pan de Barrie, sinon à la fantaisie égarée de deux écrivains.
    Loisel n'a jamais prétendu la connaître véritablement, cette oeuvre - il s'est contenté de se laisser inspirer, avec grand talent, du roman Peter et Wendy, sans pour autant affilier son travail à la vie et à l'oeuvre de Barrie. C'est pour cette raison précise que j'ai toujours beaucoup aimé son travail, même s'il a été écrit en marge de l'oeuvre barrienne. Il ne lui fait pas de tort, ne s'en réclame pas. Loisel a assez de génie pour parler de son univers personnel et c'est ce qui fait de lui un grand artiste, un homme de talent, qui est allé chercher loin, dans les profondeurs de son inconscient le matériau d'une oeuvre plutôt crue et cruelle. Je n'en dirais pas autant de bien d'autres.
    Kathleen Kelley-Lainé, quant à elle, qui intervient ici pour tirer les vers du nez de Loisel, a écrit un livre assez sensible sur Peter Pan, mais il parle davantage d'elle que de Barrie ou de son oeuvre. Malgré de très belles intuitions, puisque l'auteur est psychanalyste et rescapée d'une enfance fragilisée, sur l'enfance, sur Peter Pan ou Barrie, l'auteur s'égare dans ses propres souvenirs. Ce n'est pas un tort en soi. Ce qui est plus dommageable, ce sont les références qu'elle emploie et qui témoignent d'une connaissance finalement parcellaire de l'oeuvre (dans le livre de Loisel, il y a des erreurs mais je ne crois pas une seconde, en revanche, qu'elle en soit responsable, car son livre en était exempt si mon souvenir est bon) et puis le sentiment qu'elle juge Barrie (lorsqu'elle prétend qu'il a essayé de "voler" des enfants à d'autres familles que les Davies par exemple ou qu'elle lui impute des intentions contestables), ce qui est inadmissible de la part d'un psychanalyste. Elle ne se le permettrait pas, je le suppose et l'espère, face à un patient ; je considère donc qu'elle doit agir avec la même morale face à un auteur qu'elle étudie, ou plutôt derrière lequel elle se cache. Si elle livrait ses conclusions sur le mode de l'hypothèse plutôt que de la certitude, je serais moins embarrassée, je pourrais trouver de la légitimité à la démarche. Je suis ennuyée, car il est des choses qui me plaisent beaucoup dans son travail et, cependant, je suis irritée par certaines déclarations non objectives.
    Ma conclusion provisoire de tout ceci est que l'oeuvre de Barrie suscite, presque malgré elle, de la part de ceux qui s'y adonnent avec trop de force, moi comprise, une forme de révélation sur eux-mêmes. Plus que pour toute autre oeuvre, Peter Pan me paraît exercer un tropisme très particulier sur ceux qui ont des comptes (contes) à régler (à écrire) avec leur enfance.

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  • vendredi 19 janvier 2007
    ... quelques extraits en images du livre de Sebastian Peake, le fils de Mervyn, qui consacre un livre à son père, sobrement intitulé The Man and His Art, et dont il parle sur son blog. Le livre est très beau. Il relate la vie du grand auteur et est richement illustré. Peake était un génie, aussi bien capable de dessiner l'inquiétante étrangeté que de peindre des oeuvres de facture très classique. Ses mots sont à la hauteur de ses images et réciproquement. Il est un cas presque unique dans l'histoire de la littérature. Si le lire ne vous donne pas de l'audace, vous êtes perdu à jamais pour la littérature. Je ne peux concevoir que l'on découvre son oeuvre sans en être bouleversé pour la vie entière.
    C'était un aventurier de l'imaginaire, qui n'avait peur de rien et qui partait à la conquête de lui-même dans des univers obscurs et magnifiques, dont l'absurdité ou la bizarrerie vous paraissent, à la lecture, très logiques et naturels. Et puis Fuchsia, c'est moi. Et je sais aussi que je ne suis pas la seule à le penser.

    Ici Mervyn et sa femme Maeve, 

    l'auteur d'un très beau livre de souvenirs, A World Away, que j'ai eu le plaisir et la chance de lire. Je ne peux que le recommander à tous ceux qui aiment Mervyn Peake.
    Des illustrations tirées de Gormenghast :








     Une blanche-Neige qui me plaît beaucoup avec son petit air hautain :




    et des personnages hors du commun :


    Je suis désolée mais ces copies ne sont pas de belle qualité, car le livre est grand et mon scanner petit et je savais comment le manoeuvrer sans abîmer les pages. J'essaierai de montrer d'autres pages, car celles-ci ne sont pas inédites.

    Lily a écrit un billet enthousiaste sur le premier volume de la trilogie.

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    Les roses du Pays d'Hiver

    Retrouvez une nouvelle floraison des Roses de décembre ici-même.

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    Dilettante. Pirate à seize heures, bien que n'ayant pas le pied marin. En devenir de qui j'ose être. Docteur en philosophie de la Sorbonne. Amie de James Matthew Barrie et de Cary Grant. Traducteur littéraire. Parfois dramaturge et biographe. Créature qui écrit sans cesse. Je suis ce que j'écris. Je ne serai jamais moins que ce que mes rêves osent dire.
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