mercredi 28 novembre 2007
J’ai déjà laissé entendre, ici, avec ma maladresse coutumière, mon admiration pour Kant et mon amour de dévotion pour Hume.
Un autre de mes philosophes préférés, qui figure en bonne place dans mon bestiaire improvisé, n’est autre que Leibniz. Et pas seulement parce qu’il rabat son caquet à Descartes, que je ne nourris pas tellement de ma sympathie. Et pas seulement parce qu’il entretient certains rapports avec la Chine, qui me fait rêver dans sa langue.
J’ai lu le Discours de métaphysique à 17 ans, en classe de terminale. Ou plus exactement, pendant l’année que je passai à l’hôpital, en chimiothérapie, à raison de trois jours par semaine. Même si je ne subissais pas personnellement les foudres de ce remède, parfois pire que le mal en question, l’association de Leibniz et de la mort en ligne de fuite m’a suppliciée dans ce goût pour Gottfried Wilhelm. Je crois que, finalement, mon choix de lecture était approprié. J’ai à jamais connu la mort avant l’amour et, de cette préséance, est née mon impossible tranquillité d’âme. Mais de cette mort annoncée est aussi né, par une de ces ironies que nous nous plaisons à lire dans le marc de nos existences passées, le seul amour que je connaîtrai jamais, le grand amour.
Si je reviens à Leibniz, aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour des raisons qui prennent corps dans mes divers petits travaux du moment, mais aussi à la suite d’une conversation, ce matin, avec mon professeur de violon – dont je ne dirais goutte, car, malgré les apparences, parfois, ce journal n’est pas réellement intime. Il n’est que la trace solidifiée des jours qui passent et encore cette trace est-elle celle que je creuse avec beaucoup de conscience, certainement, et fort peu d’abandon. Cette démission des apparences, je ne la donne qu’aux rares amis et à l’amour.
Leibniz n’était pas au programme de mon année de terminale – seule année heureuse de toute ma scolarité, où je m’adonnais au grec et à la philosophie avec une ferveur de bénédictine -, mais le titre de ce premier opuscule, Le Discours de métaphysique, m’avait tentée et j’étais aventureuse – je le suis moins aujourd’hui, car mes goûts sont faits et affirmés, et je ne me trompe guère (même si je laisse à Maître Hasard la grâce de me surprendre, de temps en temps) : je sais d’évidence ce qui me plaira et ce qui est mauvais pour mes nerfs. Je n’ai cure de Dieu et de ses saints, et Leibniz, ma foi, a bien besoin de Dieu pour tenir son système, de même qu’un index ou un pouce étrangers sont utiles pour faire un nœud solide sur un paquet cadeau. Je crois que Dieu ne m’a jamais fait de clin d’œil. Dommage car j’aime bien que l’on m’aguiche. Ou peut-être que je suis aveugle au point d’être sourde ! Non, Dieu répond à trop de nos désirs d’ogre pour n’être pas une charmante illusion ! Et les douces illusions, je les broie. Je suis comme celui qui écrase une fée en songeant, après coup, qu’elle n’était que libellule.
Trois textes de Leibniz m’excitent au plus haut point : La monadologie, De l’origine radicale des choses (ce sont deux textes courts mais d’une richesse, d’une concision, d’une précision admirable ; l’exercice de la logique s’y expose dans une forme de perfection ; j’appelle ceci du brou de pensée – alors savoir pourquoi…) et Les nouveaux essais sur l’entendement humain.
Ce dernier texte est une réponse à un livre de Locke, Les essais sur l’entendement humain.
Je les ai lus à 19 ans. Je me rappelle parfaitement de ces premiers émois intellectuels, de ce bonheur facile qui ne consistait qu’à comprendre des mots, des phrases, à voler des pensées et à les croire siennes, sans même avoir l’idée de les contredire. Le monde naissait sous mes yeux. Je me croyais élue. Je possédais la joie pure des enfants. J’étais en grâce mais je l’ignorais. Triste leçon qu’une vie entière ne parvient pas à nous apprendre, car il m’arrive de temps en temps de revenir à ces sensations bénies d’un autre temps, mais je préfère le présent. En ceci, je ne suis plus tout à fait une enfant ou de ces enfants que l’on a amputé de leur démesure. La raison de ma claudication, entre ce pouvoir et ce devoir qui ne sont pas égaux.
Aujourd’hui, ce bonheur d’étude, de claustration dans la lecture et la méditation, n’est pas mort, mais il est plus exigeant, plus erratique et, parfois, faux. Pourtant, au détour d’une phrase, quelque chose s’éveille à nouveau en moi. J’ai ressenti la pointe d’une hallebarde en relisant quelques passages du texte cité dans ce paragraphe. Les nouveaux essais sur l’entendement ont été écrits par Leibniz en français. Il s’agit d’un dialogue entre Philalèthe et Théophile. Le premier expose les idées de Locke, le second les objections de Leibniz lui-même ! Puisque Locke refusait de discuter avec lui des objections qu’il lui opposait, Leibniz prit à témoin le monde d’une manière quelque peu ironique. Mais Locke meurt en 1704 et se dérobe d’une autre manière à la confrontation. Leibniz renonce à publier son livre, qu’il ne juge pas achevé, et ce dernier ne ressortira des limbes qu’après sa propre mort.
Dans la préface (édition G.F., p. 41 et suivantes), il est question de ce que l’on nomme « les petites perceptions » ou comment Leibniz devance Freud en évoquant, sans le savoir, l’inconscient, et je ne résiste pas au plaisir de partager le mien avec vous, sans autre finalité. Ces parties insensibles de nos perceptions sensibles sont ce que l’atome est à la matière quant à nos sens.
« Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant (...) et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers :
Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur. »
C’est ainsi que je conçois les Roses de décembre. Comme une myriade de gouttelettes que l’on n’entend pas, en arrière-plan, et qui forment une vague que l’on perçoit, sans pour autant savoir ses parties les plus fines. C’est aussi ce que nous sommes les uns pour les autres et ainsi que nous est scellée, souvent ou toujours, la part d’indéfinissable qui nous attache ou nous sépare d’autrui et de nous-même. De la vie à la mort, nous passons imperceptiblement et pourtant ce passage a une réalité, une matérialité même ; chaque grain du sablier que nous sommes tombe à chaque instant dans le néant, presque sans bruit. Mais ce bruit existe : c’est celui qui est attaché à notre chute, qui se produit au ralenti depuis notre naissance. Puis, le sablier se brise.
Un jour, nous ne serons plus, mais nous avons déjà commencé à ne plus être.
Libellés :philosophie
jeudi 22 novembre 2007
[Les captures d'écran qui illustraient ce billet ont disparu, suite à la fausse manœuvre qui m'a fait perdre une grande partie des images de ce JIACO, fin 2011.]
Encore une fois, les choix des distributeurs de films en matière de titres me sont toujours impénétrables et, si le titre retenu pour l'exposition de ce film en France n'est pas complètement mauvais, je ne comprends pas pourquoi infléchir à ce point l'histoire avec une énonciation un peu à contresens, pour un film qui dit davantage la lumière que l'ombre. De plus, l'énonciation originale est cardinale, réaliste, et non pas métaphorique.
Les promesses en question ne sont pas celles contenues dans la situation qu'il nous est donnée d'observer (puisqu'il y a une forme de fatalisme qui laisse songer que tout est déjà terminé pour chacun des protagonistes, à l'image de blessure infligée, en guise de vengeance, au cou d'un gamin un peu débile qui tue pour le compte d'un parent lâche et vil, de laquelle le sang ne jaillit pas immédiatement), mais dans une genèse qui nous est plus ou moins tue, qui se situe en Russie. Le mirage de l'Occident, où des filles innocentes, qui se frottent contre cette aube mensongère, sont prostituées malgré elles.
Beaucoup de symboles christiques entaillent le film, de part en part. La nuit de Noël, un enfant naît et sa mère paie de sa vie cette autre vie. Les corps tatoués qui sont le palimpseste de vies antérieures et qui sont autant des signes de crucifixions pour certains que des signes claniques. Tout est symbole et rien n'est métaphore. Le tatouage est le souvenir qui doit être lisible par tous. Cette mutilation volontaire ou involontaire a plus d'importance qu'un état civil.
Contrairement aux films sur la "Famille", la mafia italienne, dont la meilleure représentation tient dans les films de Coppola, mais aussi dans la série des Sopranos (dont je hais le dernier épisode), l'une n'est pas la métaphore de l'autre. Au contraire, le clan ici remplace la famille, qui doit être détruite, du moins symboliquement. Voir la scène d'intronisation du chauffeur qui accède aux "étoiles" et qui, de ce fait, renie père et mère. C'est aussi la raison pour laquelle, finalement, le lien du sang est dangereux (l'enfant né le jour de Noël, qui va causer la perte du chef de clan) et c'est pourquoi on lui refuse tout sens. Dans ce prolongement, l'héroïne sage-femme va adopter un enfant, qui va compenser la perte de son enfant naturel, qui n'a pas vécu. Le lien n'est pas donné, il se construit, il est le fruit d'un choix, d'un désir de maîtrise. C'est le refus de la tragédie, qui passe par la transmission d'un état, de gènes, etc. Mais peut-on refuser l'hérédité ?
Ce film navigue entre le visible et l'invisible, entre le dit et le non dit, sans jamais s'écraser sur l'écueil du trop ou du pas assez. Dans cette chorégraphie de l'humaine horreur, certaines scènes relèvent de la plastique ou de l'esthétique exacerbée d'un opéra, paradoxalement presque muet. A ce qui se tapit dans l'obscurité des choses défuntes, au cri de la genèse, nous sommes reliés par la voix de l'héroïne morte et dont le terrible journal est lu par la morte (une gamine de quatorze ans, engrossée par le vieux chef du clan russe) et par celle de ceux qui le découvrent, dont l'héroïne -remarquable Naomi Watts, qui trouve un rôle aussi puissant que celui qu'elle avait épousé dans 21 grammes le film de Alejandro González Iñárritu.
Précédemment, j'écrivais que ce film était l'un de ceux dont je me souviendrai plus tard pour illustrer mon année 2007. Il possède toutes les qualités que je recherche au cinéma : l'amplitude, la narration parfaite, un souffle romanesque, des personnages charismatiques, la vie et la mort siamoises, une qualité d'image somptueuse et une force qui vous ravit et vous brutalise. Oui, ce film est violent, mais moins pour les trois ou quatre scènes véritablement abominables, que je n'ai pas pu regarder en face - y compris celle de la naissance -, que pour le propos même du film. Si beaucoup de gorges sont tranchées net et si les corps se vident de leur sang, c'est peut-être pour expurger le film d'une violence plus grande et plus viscérale, qui ne peut être montrée, parce qu'ancrée dans l'âme des individus et dans les liens qu'ils entretiennent les uns avec les autres.
De David Cronenberg, je ne connais que peu de films, mais je chéris tous ceux que j'ai eu la chance de découvrir. Il y a ici un érotisme magnifique, diffus, qui traverse le film sans même que les personnages principaux ne se touchent, ceux qui dans d'autres circonstances seraient appelés à s'aimer. Voici qui bouleverse le spectateur tant dans sa sensualité que dans son intellect. Ce degré d'inachevé, dans chacun des personnages, est plus important que tout ce qu'ils peuvent faire ou dire. La bonté - une sorte de soleil liquide qui vous réchauffe quand on entend sa voix et que ses yeux croisent les nôtres - de ce gangster qui a infiltré le clan semble presque incongrue ou accidentelle dans cet univers qu'il doit gangrener et, pour ce faire, accepter d'être plus ou moins perverti. Agit-il dans un souci de rédemption, vivant à contre-courant des autres ? La possible histoire d'amour se réduit à un baiser très chaste, douloureux et salvateur, qui advient à l'extrême fin du film.
Et, dans cet inachèvement, réside la grande force du film et sa séduction persistante.*************
Extraits :
Le fossoyeur... Viggo Mortensen, qui était déjà le héros du précédent film de Cronenberg, A History of Violence, est le personnage central du film. Le visage de cet acteur est modifiable à volonté, dirait-on. Il fait réellement partie de son jeu et manifeste une capacité étonnante d'adaptation au désir des réalisateurs, de rôle en rôle. Son charme sexuel, parfois vénéneux, est atténué par son regard, tout droit inspiré d'une contemplation que l'on dirait divine. Il est d'abord un sous-fifre, qui débarrasse des cadavres, en les découpant pour les rendre non identifiables. Il transmet aussi parfois ses rapports à ses supérieurs de la police par cadavre interposé... Faussement désinvolte, on ne sait rien de son passé, que l'on devine impossible à dire.
"Je ne suis qu'un chauffeur..." Cette scène de séduction et de contact des personnages est tout à fait exemplaire de cette capacité qu'ont le réalisateur et les acteurs à maintenir à distance le sentiment pour mieux le faire imploser.
Le père, le patron, qui menace très gentiment la vie de ce bébé, fruit du viol qu'il a commis sur une adolescente de quatorze ans. Sous ce physique paisible se dissimule un monstre.
Deux mondes... Celui des "honnêtes gens" et celui dont la seule loi est le mal absurde. L'impossibilité d'une pénétration de l'un par l'autre est incarnée par diverses scènes, qui jouent sur les limites de l'espace. Seul le "fossoyeur" vit cet entre-deux, en lui-même.
Personnage profondément désespéré et déglingué, le mauvais fils, peut-être meilleur que le père, apprend que son ami va hériter des "étoiles", ces tatouages qui symbolisent l'appartenance au clan ; tandis que lui les possède de naissance (elles ne valent donc rien), puisque fils du Père, celles-ci sont pour les autres acquises au mérite. Il y voit, sans doute, une trahison de son père et fait mine d'avoir été mis au courant. Or, le père veut sacrifier le fossoyeur à la place de son fils et lui donne les étoiles, dans le but de faire passer l'un pour l'autre aux yeux de ceux qui veulent faire la peau à son rejeton. Détournement ironique de certains passages bibliques ?
Vincent Cassel (je suis une amoureuse de son défunt père) est un acteur qui possède une "gueule" étrange, qui me rappelle certains tableaux de Bosch et la séduction qu'il opère sur moi puise dans une manière de dégoût que m'inspire ce physique que je qualifierais d'animal et de déroutant - non sans beautés d'ailleurs. Dans ce film, la réalisation et le scénario s'appuient, me semble-t-il, sur ce physique particulier, qui est un don en soi. Le personnage qu'il joue est un homme éprouvé, qui projette sur son ami le "fossoyeur" et même y décharge les violences que lui inflige un père cruel. Ce dernier pressent certainement la nature homosexuelle de ce fils qui n'est pas conforme à ses attentes de patriarche, en mal de descendance. Le personnage de Viggo Mortensen donne le sentiment d'éprouver une forme de compassion pour cet être, avec qui il entretient des relations presque maternelles à certains égards. Il reçoit avec indulgence l'amour non-dit de cet être qui a hérité de la cruauté de son père, mais à laquelle une part de lui-même ne peut se résoudre. Refus, là encore, de l'atavisme et liberté dans le déterminisme. Son sadisme est trop outré pour qu'il y adhère. Il dit son emprisonnement. Belle scène, lorsqu'il est chargé de tuer le bébé, qui est une preuve vivante contre son père, et qu'il défaille face à ce devoir.
Libellés :cinéma
jeudi 15 novembre 2007
Je possède quelques petits trésors dans ma bibliothèque. Ils ne sont pas vraiment des trésors du point de vue de leur valeur marchande, mais certains livres sont néanmoins assez rares, comme celui-ci, dont l'édition est limitée à cinq cents exemplaires.
Je ne possède presque rien de mon enfance et n'en sais pas davantage sur ma généalogie, puisque je suis, je l'ai décrété, avec l'humour qui est le mien et qui est peut-être raté, un "enfant autochtone" (Littré : "Autokhthôn, de autos, même, et de khthôn, terre : qui est de la terre même.") c'est-à-dire un enfant naturel. De là, peut-être, sûrement, mon intérêt pour l'enfance et la biographie des auteurs aimés. Mon lieu de naissance est mon imagination et mes parents sont les livres. Nul doute que James Matthew Barrie est un ascendant que j'adopte de tout cœur si l'enfant est condamné à devenir le parent de ses parents.
J'ai hérité de Barrie mon affection pour Stevenson. Je cherche entre eux les points de contact (l'Écosse, un certain imaginaire, une mère qui s'appelle Margaret...), ce qui est aussi une manière pour moi de m'imprégner de l'Écosse, pays que je chéris, autant en imagination que dans ce désir d'y revenir - l'année prochaine, je découvrirai les îles Hébrides.
J'ai hérité de Barrie mon affection pour Stevenson. Je cherche entre eux les points de contact (l'Écosse, un certain imaginaire, une mère qui s'appelle Margaret...), ce qui est aussi une manière pour moi de m'imprégner de l'Écosse, pays que je chéris, autant en imagination que dans ce désir d'y revenir - l'année prochaine, je découvrirai les îles Hébrides.
La mère de Stevenson eut l'idée d'écrire ce livre, qui se révèle être le premier chapitre de la biographie de celui qui allait devenir le grand auteur que nous connaissons. Tout y est consigné avec une précision et des détails plutôt touchants : les maladies (le croup, mais pas seulement ; Stevenson eut une enfance maladive) du petit Robert Louis Balfour Stevenson (surnommé Smout, qui signifie en scots, entre autres, un petit enfant ou un petit animal, c'est un terme affectueux, qui peut aussi désigner quelque chose de léger ou de frivole, mais aussi une truite mouchetée), ses jeux, la mort de son canari, l'adoption d'un chien, ses questions métaphysiques d'enfant, etc. On y entrevoit la figure de "Cummy" (Alison Cunningham), à qui sera dédié son Child's Garden of Verses. Cette femme fut son infirmière et sa "nounou". "Ma seconde mère, ma première femme, l'ange de mon enfance (...)"
Les petits garçons de l'époque étaient habillés comme des petites filles et réciproquement : avec une robe - et ce, jusqu'à l'âge de cinq ou six ans, mais leurs robes se différenciaient à certains détails.
Libellés :R.L. Stevenson,trésors de ma bibliothèque
dimanche 11 novembre 2007
Pensées lumineuses à Frédéric, qui aime le cinéma, et à Jim, qui malheureusement ne l'aime plus.
Le cinéma a une place presque aussi grande dans ma vie que les livres et, désormais, la musique. Le cinéma en salles, mais aussi le cinéma en DVD et sur les nombreuses chaînes du câble dédiées au septième art.
J'aimerais pouvoir écrire un billet pour chaque film aimé, mais à raison d'un film par jour, parfois plus, l'entreprise me paraît impossible. A défaut d'être profonde, j'ai décidé de reproduire ici les très petites notes que je prends pour chaque film, mais seulement pour ceux vus ou revus en salles - habitude qui est mienne depuis cinq ou six ans et qui me permet de mesurer avec une certaine précision la force de mon attachement pour un film ou, au contraire, l'évolution de mes perceptions et de ma sensibilité dans le temps, à l'occasion de la "revisite" d'une oeuvre qui m'avait déplu ou que j'avais aimée.
Mes repères sont simples, enfantins : des étoiles, qui correspondent au degré de plaisir que j'ai éprouvé à me frotter à tel ou tel film. Subjectivité absolue d'une personne qui a trop de respect pour les cinéphiles pour se prétendre telle.
Lorsque j'ai commencé à conserver mémoire de mes séances de cinéma, The Straight Story, le très beau film de David Lynch, venait de sortir en France. C'est le film qui m'a obligée à considérer l'ajout d'une cinquième étoile à un classement, qui, de prime abord, n'en possédait que quatre. Je pense toujours à ce film, qui est une sorte d'étalon-mesure à mes yeux. Je me rappelle également que le superbe Noi Albinoi de Dagur Kari, avait obtenu 4 étoiles et demi dans mon classement. Pourquoi parler de ces deux films ? Parce qu'ils ont laissé une entaille en moi.
Mes critères "mélancHollyques " de sélection :
Un carreau [Cela m'arrive rarement de dessiner ceci sur mes carnets, car je sais d'instinct quel film m'est destiné] : film honteux, nul, sans intérêt ;
Une étoile : mauvais film, proche de la nullité avec un éclair possible de beauté ;
Deux étoiles : film moyen, sans originalité, mais qui témoigne simplement d'un usage de la caméra et de certaines qualités moyennes ;
Trois étoiles : bon film, non sans défauts, qui aurait pu devenir un très bon film ;
Quatre étoiles : très bon film, proche de l'excellence, presque parfait, avec un petit manque cependant ;
Cinq étoiles : l'excellence, au plus près du paradis des films.
Les films, vus en salle, lors des deux dernières semaines - j'ajouterai des notes au fur et à mesure dans ce billet - ce qui me permet également de ne pas perdre contact avec vous :
Eastern Promises (Les Promesses de l'Ombre) de David Cronenberg : 4 étoiles et demi ; [Ceux qui me lisent savent peut-être à quel point Spider est un film important dans mon existence ; j'en parlais ici. J'espère avoir le temps d'écrire ma chronique de ce film, car c'est l'une des oeuvres que j'ai préférées cette année. Je sors de la séance et je suis encore tremblante. Certaines scènes sont insoutenables de violence mais le film est fascinant.]
Paranoid Park de Gus Van Sant : 3 étoiles et demi ;
[Un sujet et un traitement, qui, a priori, avaient tout pour m'irriter, mais un film très noble et très juste, sans la moindre afféterie. Un film sur la culpabilité et l'adolescence qui, par hasard, n'est pas sans écho avec le dernier film de Woody Allen, qui nous entraîne lui aussi dans la sphère du meurtre et le labyrinthe de la conscience morale. Garanti sans "moraline".]
Le Mariage de Tuya de Wang Quan'an : 3 étoiles, mais de justesse ;
[Tout film chinois, par principe, m'intéresse, puisque la langue de ce pays multiforme et insaisissable est une de mes préoccupations. Un film bien trop lent, qui manque d'ambition et d'ampleur, malgré une bien belle idée de départ et l'exposition de sentiments purs...]
Un secret de Claude Miller (cinéaste que j'adore mais ce film-ci n'exprime pas du tout son talent véritable) : 2 étoiles et demi ;
[Terrible déception à l'aune de ma grande attente - car j'attends chaque film de Miller. Je crois que le sujet a été épuisé par l'art et qu'à moins de faire preuve d'une folle originalité ou d'un style puissant, on ne peut qu'échouer à ce qui est devenu, de par le thème éculé, un exercice. Cependant, les acteurs sont tous magnifiques. Trop peut-être. Je fus agacée par ce film qui a essayé, je l'ai senti, de me piéger : avec de bons sentiments et des couleurs trop éclatantes.]
Le rêve de Cassandre de Woody Allen : 3 étoiles et demi ;
[Woody Allen reprend ici partie certains thèmes de sa pièce Puzzle, que j'ai eu l'heur de voir au Théâtre du Palais-Royal assez récemment (la structure familiale est quasiment identique). Le film explore la veine noire de l'auteur, sans atteindre les sommets de ceux qui sont véritablement sombres (un Siodmak, par exemple, un de mes cinéastes fétiches). Un film qui prolonge, à certains égards, Match point. Ma petite chronique : ici. Et, à propos de Siodmak, ne manquez pas le Cinéma de Minuit, sur France 3, ce soir.]
La forêt de Mogari de Naomi Kawase : 3 étoiles et demi.
**********Ajout du 19 novembre :
American Gangster de Ridley Scott : 3 étoiles et demi ;
Film d'excellente facture, du point de vue formel en tout cas, qui reprend avec intelligence et brio les codes du film noir et surtout des films des années soixante-dix (à la Sidney Lumet and co), mais en insufflant à ce thème un regard qui appartient à notre époque, lourd de toute l'histoire des trente dernières années (les conflits ethniques plus ou moins explicités, qui transcendent ceux qui opposent les gangsters et la police). J'aime beaucoup cette New York à l'atmosphère fangeuse et avide de sa pitance : du sang et des larmes. Denzel Washington et Russell Crowe (dont je ne suis pas du tout une fanatique) donnent une dimension particulièrement profonde à leur personnage. Certains traits caricaturaux auraient pu être gommés et le scénario a ses failles, mais il n'en demeure pas moins que l'exercice est réussi. Ce film n'est pas sans lien avec Les Infiltrés de Scorsese (ce dernier étant néanmoins supérieur) et avec Les Promesses de l'ombre. Petite déception quant à la fin, trop conventionnelle. Mais une belle couleur de noir qui se répand en nous.
De l'autre côté (Auf der anderen Seite) de Fatih Akin : 4 étoiles ;
Difficile de demeurer tranquille devant ce très beau long métrage, qui met en scène, de manière posée, presque froide, et pourtant avec grande émotion, des personnages fragiles jusqu'à la cassure (que l'on perçoit dans leur visage), perdus ou en quête de rédemption. Chacun des héros de ce film porte en lui une part de notre existence, passée, présente ou à venir. Leur solitude et leurs silences sont parfois douloureux mais nous nous enivrons de cet amour de la vie qui triomphe, malgré tout, et l'on a envie de croire, un instant, que la bonté est de ce monde. Malgré l'irréparable dommage de l'exister, il existe toujours une chance de survie. A noter la présence de Hanna Schygulla, égérie de Fassbinder, mère éplorée et admirable.
**********Ajout du 27 novembre :
On sait ma passion, parfois aveugle, pour Jane Austen, mais force est de constater que je ne puis plus supporter l'engouement qui entoure ce nom, au détriment d'une oeuvre la plupart du temps mal comprise - quand elle a été lue. C'est mon ami américain Jim, fin lecteur, qui m'a ouvert les yeux. Oui, je suis snob et je n'aime pas Jane Austen, depuis presque deux décennies, pour les mêmes raisons que vous.
Il faut replacer l'oeuvre dans le contexte et lire les contemporains de Jane Austen pour mesurer sa force, son impudence parfois, mais aussi ses limites. Non, non, Jane Austen n'était pas une oie, une nénette qui glousse, cette femme que l'on pense ou sous les traits d'une vieille fille sevrée de plaisirs ou sous ceux d'une incurable romantique qui se pâmait d'amour. Il ne faut pas non plus la lire à l'aune d'un féminisme anachronique. (Je hais les féministes.)
Lisez simplement ces romans, avec un oeil critique, et prenez de la distance avec les divers films, qui essaient à tout prix de nous vendre Darcy, Darcy et encore Darcy. Je crois que vous n'en apprécierez que davantage cet auteur talentueux qu'elle était.
Même si le parti pris du film est un peu différent, a priori, de ses prédécesseurs, il semble que la confusion de l'oeuvre et de la vie de Jane Austen ne soit guère pertinente. Tom Lefroy n'était peut-être pas une relation amoureuse très sérieuse de l'auteur et rien ne prouve que Darcy eût été créé d'après ce modèle...
Hormis, le dernier quart d'heure du film qui possède une forme de noblesse dans l'âme, presque tout est à jeter dans ce film. Du vu et du revu. De belles images, certes, mais le propos est creux et aussi savoureux qu'un scone sans crème, desséché qui plus est.
Je ne suis pas loin de penser comme ce monsieur, si ce n'est que j'avais apprécié le film de Joe Wright.
Libellés :cinéma
vendredi 2 novembre 2007
D'abord une image, qui vous prend le ventre, qui vous torture et vous apaise, celle du vent dans la végétation. Des plans d'une simplicité et d'une beauté irréelles.
Puis, une forêt s'ouvre, ou peut-être laisse-t-elle entrevoir un passage pour mieux prendre entre ses branches ceux qu'elle appelle.
Il n’est probablement pas sans raison si la forêt est tellement présente dans notre imaginaire collectif, eu égard aux contes et autres histoires d’enfance, douces ou abominables, souvent les deux à la fois. La forêt est notre mère à tous, l’une de nos deux matrices en tout cas, l’autre rivale, prétendante à cette genèse de l’humanité, étant la mer. Tandis que les airs, eux, sont faits pour la mort, pour l’envol de tout ce qui est trop léger en nous pour être uni à la matérialité pesante de l’humain. Et c’est ainsi que Peter Pan, parce que sa mère avait oublié de le peser put s’envoler, et c’est ainsi que Shelley qui, par ce qui semblerait presque défi, nomma le bateau auquel il dut sa mort par noyade, Ariel.
Etc.
La forêt est à la fois un lieu nourricier, un endroit vital, et un espace de perdition et de mort, mais aussi le moment spatialisé du passage, le symbole du rite initiatique. Traverser la forêt pour savoir ce que l’on est, véritablement, pour cela de quoi on est digne après avoir affronté le noir et l'inconnu. Et l’on songe aux dessins de William Degouve de Nuncques (mais pas exclusivement) qui ont inspiré la forêt anthropomorphique dans laquelle se perd Blanche-Neige. Mille images de forêt se superposent en nous, sur la rétine, sur la grosse lentille de l'imaginaire.
La forêt, c'est le lieu par excellence où les contraires se rencontrent et s’annihilent ; se frictionnent ici les contes issus de la tradition et nos propres angoisses, les peurs primaires qui germent dans les cauchemars d’enfance et laisseront en nous une trainée de terreur, le terreau de notre vie d’adulte où germeront des enfants et des histoires, que la mort moissonnera. La forêt est ainsi la plus belle image qui soit de l’inconscient humain. Elle contient toutes les images de mon existence.
La forêt, ne serait-ce que par son étymologie (foris), suggère une extériorité. Elle n’est pas en nous ; nous sommes en elle ou à sa lisière ; elle nous absorbe ou nous attire. C’est le lieu du conte, l’endroit où l’on taille une fenêtre à travers la broussaille, qui, une fois enjambée, permet de se retrouver dans le monde des histoires, dans la mémoire de l’enfance éternelle. On y abandonne les enfants et on les trouve sur la souche d’un arbre ou pris par les mousses. Il est des terriers et des nids dans les arbres, du latent (les racines, qui parfois émergent au bord de la conscience terrestre) et du manifeste (les arbres, la verdure, le ciel). La forêt est un être complexe et ambigu, vénéneuse et protectrice. La forêt est une femme qui a tous les âges et tous les visages. Nulle commune mesure, par exemple, entre la forêt d’Ashdown,
[Merci à ma Fauna, pour l'image.]
par exemple, et celle au fond de laquelle niche la sorcière de Hänsel und Gretel.
Il faut imaginer la forêt vivante, objet de tous les fantasmes et réceptacle de nos peurs les plus fondatrices. La forêt est peut-être plus sauvage et plus littéraire que le bois. Ici, l’imaginaire foisonne et l’on imagine les frères Grimm s’y promener.
Il faut lire l’œuvre monumentale de Robert Holdstock
pour se pénétrer de cette vérité de bois et de sève. Jamais de ma vie je n’ai lu des pages consacrées à la forêt, à la naissance des mythes, aussi poétiques et aussi dangereuses pour l’esprit. L’auteur accomplit un prodige. Tout à coup, au coeur de la lecture, les fils de votre âme se retrouvent tissés au lin d’une forêt devenue araignée et industrieuse. La forêt de Holdstock accouche des mythes qui perdurent dans les arrière-consciences des êtres qui la pénètrent.
Probablement cette impression de la forêt naturante est-elle partagée par les diverses cultures. C’est ainsi que je n’ai pas le sentiment de faire un contresens en considérant le très beau film de Naomi Kawase, La forêt de Mogari, sous cet angle à peine plus large que celui ouvert par le film lui-même.
Les films japonais sont souvent connus pour leur lenteur et celui-ci donne à la fois une impression de mouvements suspendus dans le vide et un sentiment de fuite à l’intérieur même de cette immobilité. Songez à Wagner, aux premiers instants de sa Walkyrie (dans la version dirigée par Furtwängler ou celle de Karayan, même si celle-ci est moins "mystique" que celle-là), lorsque bourdonne et s’avance un quelque chose tenu par une ligne de fuite, qui, elle, demeure stable. Le film se déploie tant formellement que du point de vue du contenu selon ce double mouvement paradoxal.
Un homme, dans une maison de retraite, qui crève la bulle d’un deuil qui dure depuis trente-trois ans (le moment où son aimée disparue va définitivement quitter la terre, dans cette conception japonaise de la mort) et qui se retrouve projeté hors de la poche amniotique du souvenir entretenu. Une jeune femme, qui a lâché la main de son fils, mort par ce défaut d’attention de quelques instants. Deux personnages qui vont se heurter sans pouvoir d’abord se rencontrer, sinon par le jeu de cache-cache,
qui est aussi celui qui s’organise entre les protagonistes et la nature. Mais c’est la forêt qui va les unir dans cette douleur de la perte et les réconcilier avec eux-mêmes, avec la mort qui devient vie, et la terre nourricière, qui donne au sommeil éternel sa protection.
Ce film n’est pas fait pour les discours et les analyses. C’est un appel, un cri en sol, qui vous traverse de part en part.
Mogari : le temps du deuil et le lieu du deuil. Mais aussi la fin du deuil. Précision étymologique, offerte à la fin du film.
Le site du film de Naomi Kawase.
Libellés :cinéma
jeudi 1 novembre 2007
Il y a longtemps, ailleurs, sur un site aujourd'hui déserté de ma présence (faute de temps et l'intérêt émoussé, car, fatalement les lieux confinés se transforment vite en bocaux à poissons rouges - pour reprendre une image de Muriel Barbery -, quand j'aurais aimé y croiser des requins et des hippocampes) mais non honni (loin de là), je traduisais (mal) des interviews de Philip Pullman pour le plaisir de certains jeunes happy few. J'ai retrouvé quelques documents, par hasard, lors d'un grand nettoyage de printemps, et j'ai pensé qu'ils serviraient peut-être à d'autres, alors que cette trilogie de Pullman (His Dark Materials) qui a tant compté pour moi, il y a quelques années mais encore aujourd'hui, est en passe de prendre la forme d'un film sur nos écrans français. Oui, tout se monnaie, ici bas. Mais la beauté des affiches et des images que j'ai pu apercevoir ici et là m'incite à un peu d'optimisme.
Imaginer Nicole Kidman en Mrs Coulter - mon personnage préféré, une mère cruelle et, cependant, plus ambiguë qu'il n'y paraît - provoque en moi une flambée d'automne.
Il me suffit de regarder ces doigts tendus sous le menton de la fillette pour que mon esprit s'empourpre de colère, mais aussi d'une infinie peine...
[Ajout, quelques mois plus tard : ce film est une honte ! Comment Pullman a-t-il pu permettre cela ?]
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Catégorie :
Littérature
Libellés :livres,Philip Pullman
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